Contrôle raconte la
fascinante histoire de la “manipulation sonore” au XXe siècle, de l’acoustique
théâtrale à la musique dans l’industrie en passant par l’élaboration de leurres
sonores employés pendant la Deuxième Guerre mondiale. Extrait.
par Juliette Volcler
En janvier 1944, les
Troupes spéciales du 23e quartier général se voyaient officiellement instituées, notamment à l’initiative du major Ralph Ingersoll, membre de la Branche des armes
spéciales du quartier général étatsunien de Londres, qui avait manifesté le besoin, sur le théâtre
militaire européen, d’une unité de leurre tactique capable de représenter une
division blindée et deux divisions d’infanterie. Les Troupes spéciales furent
communément appelées, de façon moins technocratique, la « Ghost Army » (l’Armée fantôme). 75 officiers et
plus de 900 soldats s’entraînèrent donc aux
techniques de camouflage et de feinte à Camp Forrest, dans le Tennessee, et partirent pour le front le 2
mai 1944. Ils furent bientôt rejoints par
d’autres guerriers fantômes, qu’ils n’avaient pas encore rencontrés : les 145 hommes de l’une des trois compagnies sonores de la Station expérimentale, la 3132e (la 3133e agirait brièvement en mars 1945 en Italie). L’Armée de terre tenait
son unité spécialisée dans les leurres : un peu plus de 1 000 hommes pour en représenter 30 000. Leurs armes : des chars et des
canons gonflables, des décors peints, des
costumes d’officiers, les
insignes de toutes les unités à imiter, des mannequins, de fausses transmissions radio et, bien
sûr, des véhicules sonores. Ces derniers — signe de la valeur qu’accordait
l’Armée aux tactiques et au matériel acoustiques — portaient une charge
explosive qui permettait de les détruire avant qu’ils ne fussent saisis par
l’ennemi. Des artistes, techniciens et comédiens issus de compagnies de
théâtre, d’écoles de graphisme de New York ou des studios d’Hollywood reçurent
ainsi pour mission militaire de modifier le cours de l’histoire en y
disséminant trompe-l’œil et trompe-l’oreille.
L’un des officiers de
l’Armée fantôme, le capitaine Frederic Fox, indiquerait dans son histoire non
officielle de l’unité : « C’était comme un spectacle itinérant qui se déplaçait
vers les différentes lignes de front en mettant en scène de vraies unités combattantes.
» Il préciserait : « La transformation d’homme d’action en homme de ruse fut
très difficile. Au départ, peu de soldats réalisèrent que faire semblant de
combattre demande autant d’énergie que combattre réellement. » La pratique des
leurres exigeait notamment « le bon dosage de spectacle et de procédure
militaire ». Les hommes de l’Armée fantôme envoyaient d’abord un détachement
observer l’unité à imiter, « sa manière d’organiser un campement et de se
déplacer, les particularités de ses officiers supérieurs, et même les accents
régionaux et le style propre à chaque opérateur radio quand il codait un
message en morse ». Puis ils l’incarnaient sur le terrain, feignant sa présence
alors qu’elle se trouvait ailleurs : les soldats fictionnels se déplaçaient en
jeep en arborant les insignes des combattants réels, se soûlaient dans les bars
pour laisser savamment échapper quelques informations précises, coordonnaient
leurs déplacements imaginaires par des échanges radio, mettaient un grand soin
à mal camoufler le bout d’un ou deux chars gonflables et mimaient diverses
opérations de maintenance. Ils appelaient cela « l’atmosphère » ou « les effets
spéciaux » : le décor du leurre était planté.
Un dispositif autrement
plus complet que les tanks en bois déployés par les Allemands ou les blindés
gonflables utilisés par l’armée britannique en Europe — mais pas nécessairement
plus utile, selon l’historien Thaddeus Holt : « [Le commandement étatsunien] avait
amplement surestimé l’efficacité du renseignement
allemand et par conséquent ce que ces “effets spéciaux” pouvaient accomplir. La
Branche des armes spéciales conclut philosophiquement qu’au moins “ils
améliorèrent le moral et l’efficacité des troupes de leurre en leur donnant
l’impression d’être constamment au contact de l’ennemi”. » L’illusion de l’efficacité militaire, comme
auparavant celles de la satisfaction face à une pièce de théâtre ou d’un progrès des conditions de travail, venait renforcer l’efficacité réelle — laquelle, in fine,
servait peut-être à quelque chose, peut-être à rien. Le résultat en devenait
presque secondaire : les soldats fantômes étaient occupés à une expérimentation grandeur
nature, à une fantastique
tentative de contrer le combat par sa propre représentation. Un premier essai de réalité virtuelle, en quelque sorte,
dont le pari, estimait-on, valait la peine d’être tenté.
En raison du sévère
contingentement des informations durant la guerre, les camoufleurs eux-mêmes
durent attendre la fin du conflit pour obtenir une vue d’ensemble du grand
puzzle que constituèrent les diverses missions menées par chacune de leurs
sections. L’Armée fantôme fut engagée dans le conflit pendant la bataille de
Normandie, qui aboutit au débarquement de juin 1944. Elle ne prit cependant pas
part à la plus célèbre opération de contre-information de la Deuxième Guerre
mondiale, Fortitude, au cours de laquelle d’autres unités étatsuniennes
agissant depuis l’Angleterre contribuèrent à faire croire aux Allemands, au
moyen de faux échanges radio et de chars gonflables, que le vrai débarquement
ne représentait qu’une diversion, la véritable offensive alliée devant
supposément se tenir en Norvège ou dans le Pas-de-Calais. La première
intervention de la compagnie sonore eut lieu au cours de l’opération Brest, fin
août 1944, sous le commandement du lieutenant-colonel Clifford Simenson. Il
s’agissait de reprendre la ville bretonne aux Allemands et, pour y parvenir, de
les désorganiser, voire de les décourager, en simulant l’arrivée de renforts
considérables. La première diffusion dut être annulée en catastrophe : faute de
coordination entre les officiers supérieurs des différentes unités, les soldats
acoustiques s’apprêtaient à feindre la présence de leurs collègues combattants
très près de l’endroit où ils se tenaient réellement à couvert. Après quelques
ajustements, ils purent donner à entendre le son d’un bataillon de 72 tanks en
train de se rassembler en vue d’une attaque. Si la fausse artillerie réussit de
fait à attirer sur elle la riposte allemande, laissant la vraie agir à sa
guise, cela ne fut pas sans cafouillages lourds de conséquences : une unité
combattante compta sur les renforts réels de tanks en plastique, et une
compagnie de blindés légers fut décimée après avoir attaqué précisément depuis l’endroit
où les véhicules sonores venaient d’appâter les Allemands. Il fut prudemment
conclu par l’Armée que « nulle opération de leurre ne doit être planifiée
séparément de l’opération réelle ».
L’opération Bettembourg se
présenta mieux : en septembre 1944 sur le front de l’est, le général Patton et
sa 3e Armée pourchassaient les Allemands vers leurs frontières. L’Armée fantôme
fut chargée d’incarner la 6e Division blindée, en réalité bien loin du théâtre
des opérations, afin de masquer aux ennemis une zone non protégée par où ils
auraient pu contre-attaquer. Pendant dix jours et dix nuits, une brèche d’une
centaine de kilomètres fut ainsi colmatée au moyen de véhicules en plastique et
de diffusions sonores, jusqu’à l’arrivée de GIs dûment armés. En octobre et
novembre 1944, l’Armée fantôme passa quelque temps sans mission spécifique dans
la ville de Luxembourg. Le colonel Harry Reeder, qui portait sa charge de
commandant en chef de l’unité comme une croix, n’ayant qu’une piètre estime
pour la guerre d’opérette qu’elle menait, ne vit pas d’un bon œil ce
relâchement des troupes et leur fraternisation avec les habitants et
habitantes. Il mit un point d’honneur à leur rappeler le caractère hautement
sérieux et strictement confidentiel de leur engagement à travers un discours
mémorable... qu’il prononça dans un micro au beau milieu d’une place publique.
Reprenant du service au cours de l’opération Koblenz, en décembre 1944, l’Armée
fantôme dut interrompre promptement sa mise en scène face à une attaque
surprise autrement plus dangereuse de plusieurs divisions allemandes : la
bataille des Ardennes commençait, elle ferait des dizaines de milliers de morts
et de blessés dans chaque camp.
En mars 1945, lors de
l’opération Viersen, sur le sol allemand, un peu plus de 1 000 camoufleurs se
firent passer pour deux divisions de 30 000 soldats prêtes à attaquer au sud.
L’histoire non officielle de l’Armée fantôme s’enflammerait plus tard : « La beauté de cette opération tient à trois faits. (1) La
contribution du 23e ne représentait qu’une partie d’un spectacle géant qui
impliquait pratiquement toute la 9e Armée ; (2) le 23e avait
atteint son plus haut niveau d’efficacité et toute sa puissance de leurre fut employée ; (3) de toute évidence, l’opération fut un
succès. » Les vraies divisions, alors qu’elles se positionnaient au nord, s’étaient mises en silence radio, laissant les opérateurs de l’Armée fantôme prendre le
relais. Plus de 200 véhicules gonflables
furent dressés pendant que la
compagnie sonore donnait à entendre des camions la nuit, des ponts en train
d’être construits le jour. La 9e Armée mena de vrais vols de reconnaissance sur
la fausse zone d’attaque et le déploiement trompeur d’hôpitaux de campagne vint
renforcer l’illusion. Le 24 mars, les Alliés franchirent le Rhin en ne
rencontrant qu’une opposition désorganisée. Le décompte officiel de cette
opération d’envergure fit état de trente et un GIs tués : « C’était à peine plus que les pertes qu’ils auraient connu à l’occasion d’un exercice important », résumerait un officiel
du Centre des armes combinées de l’Armée. Cette issue
conforterait les soldats fantômes dans ce qu’ils considéraient comme l’objectif principal de leurs illusions : épargner des vies alliées en attirant le feu ennemi sur des cibles de pacotille.
Après avoir pris part à
vingt et une opérations, « la plupart à petite échelle et sans effet
remarquable », les illusionnistes furent brièvement affectés à l’administration
de cinq camps de personnes déplacées à Trier, en Allemagne, avant de regagner
les États-Unis le 23 juin 1945 : « Au lieu de terminer la guerre comme une
unité soudée, les Troupes spéciales commencèrent simplement à se déliter.
Soudain, le spectacle était terminé. » Ils revinrent presqu’aussi nombreux
qu’au départ, leur unité n’ayant subi que très peu de pertes, et purent débuter
leurs carrières professionnelles qui dans la publicité, qui dans l’art, le
graphisme, la mode, le journalisme ou l’audiovisuel.
http://philharmoniedeparis.fr/fr/magazine/lart-de-la-manipulation-sonore
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