martes, 10 de octubre de 2017

LA PAROLE À… BERND STIEGLER : QU’EST-CE QUE LA PHOTOGRAPHIE MODERNE ? WALTER BENJAMIN ET SA CRITIQUE D’ALBERT RENGER-PATZSCH. JEU DE PAUME

Il arrive qu’une critique se transforme en un verdict accablant et reste suspendue longtemps au-dessus de son objet comme une épée de Damoclès au point d’en déterminer par la suite la réception : tout avis ultérieur doit alors se déterminer par rapport à ce verdict. On trouve chez Walter Benjamin un des exemples les plus célèbres de ce phénomène à propos du photographe de la Nouvelle Objectivité Albert Renger-Patzsch dont l’œuvre est présentée ici dans une grande rétrospective. Même s’il est très probable que Benjamin n’était pas familier de l’œuvre de Renger-Patzsch, qu’il ne la connaissait peut-être même pas du tout, cette critique a connu rapidement une large diffusion et a valu à Renger-Patzsch une réputation à laquelle ses photographies n’échappent que difficilement. À l’inverse, Renger-Patzsch ne se réfère pas une seule fois, ni dans ses écrits, ni dans sa correspondance, au verdict de Benjamin, comme s’il n’en avait pas pris connaissance ou que, du moins, il n’en avait pas tenu compte.


Mais sur quoi porte exactement la critique de Benjamin ? Formulée au début en termes généraux, elle vise progressivement Albert Renger-Patzsch, plus exactement son livre intitulé Le Monde est beau qui incontestablement a fait époque. Celui-ci, comme le rappelle Renger-Patzsch, devait en fait s’intituler « Les Choses », mais son éditeur refusa, ne trouvant pas ce titre assez vendeur. À l’origine, la critique émise par Benjamin provient du sociologue, aujourd’hui oublié, Fritz Sternberg, mais c’est surtout grâce à sa reprise par Bertolt Brecht et précisément aussi grâce à la « Petite histoire de la photographie » de Benjamin, publiée en 1931, qu’elle a trouvé sa place dans la théorie de la photographie. Elle sert désormais de fil conducteur aux débats qui tournent autour de la critique de la société, du capitalisme et de la culture. « Ce qui complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple “reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. »1 Pour le moment, il n’est pas encore question de Renger-Patzsch, mais les clichés des usines Krupp étaient probablement familiers aux contemporains de Brecht et l’allusion devait être claire, même si l’entreprise n’était pas nommée explicitement. Pendant des décennies, ce passage a été l’exemple le plus cité à l’appui d’une théorie critique de la photographie, on le retrouve même dans une interview vidéo réalisée avec Andreas Gursky.


Quand l’on dit que Brecht est l’auteur de cette sentence, on désigne par là en fait plutôt celui qui a contribué à sa diffusion. Brecht en effet se réfère de son côté – sans que l’on ait pu jusqu’à aujourd’hui trouver une source exacte – au sociologue Fritz Sternberg, dans un texte qu’il qualifie lui-même d’« expérience sociologique », plus exactement dans son Procès de l’Opéra de Quat’sous. Il écrivit ce texte à la suite d’un conflit juridique portant sur les droits d’auteur dans le cadre d’une possible adaptation cinématographique de l’Opéra de Quat’sous. C’est un texte qui opère in extenso un montage de citations extraites de la motivation de l’arrêt, mais aussi des réactions publiques parues dans la presse ainsi que de nombreux textes littéraires, etc. Selon Brecht, le recours au montage tout comme le caractère expérimental du texte constituent, d’un point de vue aussi bien formel que théorique, la tentative de renoncer dans la stratégie argumentative, que le texte poursuit néanmoins, à un point de vue objectif. Cette tentative qui « montre les antagonismes sociaux sans les résoudre »2 et qui par là entend faire la démonstration qu’à l’intérieur du « champ des antagonismes d’intérêt »3 un positionnement stratégique et en même temps absolument partial est nécessaire, découle de la constatation qu’une position objective n’est plus possible, qu’il faut bien au contraire trouver des formes méthodiques d’analyse et de représentation qui ressemblent à des « processus de pensée collective ».4 Il ne s’agit donc pas pour lui d’analyser la fonction sociale du droit et de la jurisprudence, ni d’effectuer une délicate distinction entre art progressiste et art rétrograde, mais de définir le nouveau statut d’un art qui ait mené une réflexion théorique sur ses propres présupposés et qui soit politiquement éclairé au sein du réseau d’intérêts et d’« intermédiaires toujours plus denses » qui modifie aussi l’attitude de celui qui écrit : il devient un « utilisateur de médias ». Le cinéma en particulier a une signification centrale pour la « transformation du fonctionnement de l’art » en « une discipline pédagogique »5, aussi et précisément parce que la représentation de la réalité est devenue problématique. C’est dans ce contexte que se trouve le passage en question (ici dans sa totalité) : « Ce qui complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple “reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. La réification des relations humaines, par exemple à l’usine, ne permet plus de les restituer. Il faut donc effectivement “construire quelque chose”, “quelque chose d’artificiel”, “de posé”. L’art est donc tout aussi nécessaire. »6
La réponse de Brecht à la difficulté, que l’on pourrait appeler « objective », de trouver un point de vue objectif, c’est « l’expérience sociologique » en tant que tentative fonctionnelle de rendre visibles les contradictions dès la représentation, et d’obliger celle-ci à se faire montage et construction stratégique. Le jugement que porte Brecht sur la photographie ne vise nullement la photographie en tant que telle, mais concerne le problème de la représentation dans l’art, problème qui est illustré à partir d’elle sous la forme d’une métonymie. Theodor W. Adorno la reprendra dans sa « Lecture de Balzac » et la résumera par la belle formule selon laquelle « l’ens realissimum est fait de processus, et non de faits immédiats, qu’on ne peut pas copier. »


http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/09/stiegler-photographie-moderne-patzsch/

No hay comentarios:

Publicar un comentario