domingo, 19 de mayo de 2019

OPÉRA DE PARIS: REGARDS CROISÉS SUR TOSCA CONVERSATION AVEC PIERRE AUDI ET HENRI PEÑA-RUIZ


Par Simon Hatab
Dans Tosca, Pierre Audi a choisi de placer la religion et ses rapports complexes avec le pouvoir politique au centre de sa mise en scène : un choix qui résonne aujourd’hui encore dans l’actualité. Le metteur en scène s’entretient ici avec le philosophe Henri Peña-Ruiz, spécialiste de la laïcité.



Pierre Audi, lorsque le rideau se lève sur votre Tosca, on est frappé par le crucifix qui envahit tout l’espace scénique. Comment en êtes-vous venu à imaginer cette croix monumentale, qui se substitue tout à la fois à l'Eglise Sant'Andrea della Valle dans l’acte I, au Palais Farnèse dans l’acte II et au Château Saint-Ange dans l’acte III ?

Pierre Audi : Concernant l’église, le rapprochement était évident : toutes les églises sont construites à partir d’une croix – les bras formant les chapelles et l’axe central, l’allée qui mène au crucifix. Aussi me semblait-il intéressant, dans l’acte I, de retourner aux sources et de styliser l’église jusqu’à revenir à la croix qui constitue son essence même. L’acte II est celui de la torture de Cavaradossi. Ici encore, il était naturel que la croix se mue en instrument de torture, puisque c’est ce qu’elle était à l’origine, avant de devenir un symbole chrétien. Enfin, pour l’acte final, celui de l’exécution, il s’agit davantage d’un parti pris : nous avons choisi de délaisser le Château Saint-Ange pour situer l’action dans un champ misérable et abandonné, au-dessus duquel plane la croix. Notez que le château était encore connecté à cette thématique religieuse puisque, comme son nom l’indique, la statue d’un ange le surplombe.

Cette immense croix est le signe de l’importance que prend dans votre mise en scène la religion – plus précisément la collusion entre le religieux et le pouvoir politique incarné par le personnage de Scarpia…
Pierre Audi : Oui, il faut d’abord dire qu’en comparant la Tosca de Puccini à la pièce de Sardou qui l’a inspirée, on est frappé par l’importance qu’y prend la religion. Puccini lui-même, en composant l’ouvrage, avait demandé à ses librettistes d’accentuer cet aspect du drame. L’opéra commence dans une église, l’acte I s’achève par un Te Deum et, après que Tosca a poignardé Scarpia, elle dépose sur sa poitrine un crucifix… Je pourrais citer bien d’autres exemples. Je pense que Tosca est une œuvre profondément ancrée dans la culture italienne. Or, en Italie, la politique et la religion entretiennent des liens intimes et ambigus. Les artistes italiens se sont toujours plu à raconter cette ambiguïté, ce paradoxe flottant. Aujourd’hui encore, en 2016, la frontière est floue et ce flou arrange bien du monde. Il m’a semblé que c’était l’un des thèmes centraux de l’opéra de Puccini.
Dans son opéra, Puccini semble effectivement distinguer deux aspects de la religion : l’un qui relève de la foi personnelle et de l’espérance, l’autre qui relève de l’instrumentalisation de la religion comme outil de domination et d’oppression. Ainsi, Scarpia persécute les républicains avec la bénédiction du Pape mais, lorsqu’elle se jette dans le vide, Tosca lui fixe rendez-vous devant Dieu, ce qui est une manière de rêver une religion libérée de la corruption du pouvoir politique. Henri Peña-Ruiz, en préparant cet entretien, vous me confiiez que cette distinction faite par Puccini était fondamentale pour vous…
Henri Peña-Ruiz : Pour moi qui suis philosophe spécialiste de la laïcité, c’est effectivement une différence fondamentale qui fonde ma démarche. Ce que j’appelle la « laïcité » ne s’en prend pas à la religion tant que celle-ci demeure une spiritualité libre, choisie, et que cette spiritualité ne prétend pas dicter la loi politique, la loi commune. L’idée laïque, qui a émergé en Europe - avant d’être diffusée aux Etats-Unis par Thomas Jefferson ou Benito Juárez - n’est pas à comprendre comme une conscience antireligieuse. C’est plutôt la volonté d’une stricte séparation de la religion et du pouvoir politique qui organise et règle les rapports entre les hommes – qu’ils soient croyants, athées ou agnostiques. De ce point de vue, la religion n’est finalement qu’une forme de spiritualité parmi d’autres. Prenez l’exemple, en France, de Victor Hugo, qui est un contemporain de Puccini : il est croyant mais cela ne l’empêche nullement d’être anticlérical. Comment peut-il concilier les deux ? Par sa croyance religieuse, il manifeste une certaine spiritualité. Par le rejet du cléricalisme il manifeste un refus de toute volonté de pouvoir et de régulation de l’Eglise sur la sphère politique, s’insurgeant notamment lorsque l’Eglise prétend contrôler les écoles. En 1850, il a cette formule qui demeurera célèbre : « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle. » Il me semble que, dans Tosca, Puccini rejoint cette position laïque.


Pierre Audi : Sur le plan dramatique, je voudrais ajouter que ce rapprochement du politique et du religieux se révèle terriblement efficace : il permet à Puccini d’opposer le côté froid et implacable du monde politique de Scarpia au romantisme sentimental de l’intrigue amoureuse entre Cavaradossi et Tosca. La police politique qui agit avec la bénédiction du Pape, le sacristain qui se révèle être l’indicateur de Scarpia, la messe qui interrompt la traque d’Angelotti, puis le couteau, le crime, le sang, le crucifix… Tout cela constitue une recette fort appétissante pour un dramaturge. Par ailleurs, il me semble qu’au final, Puccini prend position moins nettement que Verdi, par exemple. Il aime laisser les choses en suspens. C’est ce que j’ai ressenti en élaborant ma lecture de l’œuvre. Je n’ai pas cherché à souligner à outrance que l’opéra prenait parti contre l’Eglise ou contre le pouvoir politique. J’ai vu dans le rapprochement de ces deux univers l’opportunité de construire ma mise en scène, parce qu’il m’a semblé que c’était ainsi que Puccini avait construit son opéra. 
  Tosca est l’une des grandes héroïnes du répertoire. Or, en tant que femme, on a l’impression qu’elle est la première victime de cette collusion entre le religieux et le politique...
Henri Peña-Ruiz : Oui, et, dans une certaine mesure, ce n’est guère étonnant que l’oppression que Scarpia fait subir à Tosca, la menace du viol qu’il fait planer sur elle, se fasse avec l’aval du pouvoir clérical. Lorsque l’Eglise intervient dans les mœurs, c’est souvent au détriment des femmes. Que l’on songe au Tartuffe de Molière et à sa célèbre formule :

Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées ;
Et cela fait venir de coupables pensées.



Les hommes essaient d’exercer un contrôle sur le corps des femmes, que l’on soit en France, en Italie ou en Espagne, dans les sociétés longtemps marquées par le patriarcat et la domination sexiste. De ce point de vue, la plupart des religions codifient cette domination en la présentant comme voulue par Dieu, en la sacralisant. De Molière à Puccini, l’une des missions que se sont assignés les artistes est de dénoncer l’hypocrisie de cette posture.   

Pierre Audi : C’est une question intéressante qui appelle plusieurs niveaux d’analyse. Oui, bien sûr, Tosca est victime de la domination masculine et d’abord de Scarpia qui tente de la violer. Mais Puccini est également un homme et fait lui-même partie de cette société : à bien y regarder, il ne se montre pas particulièrement tendre avec son héroïne. Il la décrit comme jalouse et manipulatrice. Elle a un côté shakespearien certain, dont il joue d’ailleurs pour amorcer sa machine dramatique : c’est sa jalousie qui provoque l’arrestation de son amant et qui, d’une certaine façon, finit par l’acculer au suicide.   
Dans votre mise en scène, Tosca ne se jette pas dans le vide. Lors d’une scène plus fantasmatique que réaliste, elle semble se dissoudre dans le paysage. Est-ce justement une façon de sauver l’héroïne malmenée par Puccini en la soustrayant au châtiment ?
Pierre Audi : Disons que je ne voulais pas d’une fin trop morale. Dans le livret, Tosca meurt en se jetant dans le vide, et la musique ne laisse planer aucun doute sur cette mort. Mais il y a ensuite une coda qui suggère autre chose. Certains metteurs en scène profitent de cette coda pour que les soldats regardent dans le vide. Personnellement, j’ai toujours trouvé cette image un peu trop littérale, un peu ridicule : ces trois sbires qui se jettent vers le parapet pour vérifier que Tosca est bel et bien morte… La musique de Puccini est sublime, elle nous invite à autre chose, et je trouve qu’à ce moment, il faut s’appuyer sur cette musique pour libérer le drame… J’ai donc cherché une belle image, une fin plus ouverte, qui laisse davantage d’espace au spectateur pour se projeter…
Puccini investit un espace sacré pour en faire le lieu où va se nouer un drame. Le théâtre ne fonctionne pas autrement…
Pierre Audi
Outre la religion, l’art occupe une place centrale dans votre mise en scène. Dans le premier acte, vous avez choisi de remplacer le portrait de Marie-Madeleine, que Cavaradossi peint dans l’église, par un tableau érotique de Bouguereau : Les Oréades, qui représente un groupe de nymphes fuyant le regard concupiscent des satyres…
Pierre Audi : Oui, on réduit parfois Tosca à une histoire sordide… Mais l’aspect artistique, le statut d’artiste qu’a Mario Cavaradossi me semble également primordial. L’air principal de Tosca est tout de même « Vissi d’arte… » qui exalte la vie d’artiste. J’ai donc souhaité accentuer quelque peu cette liberté créatrice en proposant cette fresque assez libre. Ces femmes nues sont comme une guirlande qui s’enroulerait autour de l’autel. C’est un peu osé. J’ai le sentiment que cette vie d’artiste est l’un des ressorts du drame. Cette liberté dans laquelle vivent Cavaradossi et Tosca est insupportable pour Scarpia. Il les envie : lui qui possède le pouvoir politique, lui qui est à la tête de la police secrète, pourquoi ne peut-il tomber amoureux et séduire une femme ? C’est le troisième thème que développe Puccini : face à la religion et à la politique, quelle est la place de l’artiste.   



Mais le parti des dévots marque un point : dans la reproduction du tableau de Bouguereau que peint Cavaradossi, des voiles noirs couvrent les corps des Oréades dénudées…
Henri Peña-Ruiz : Ces voiles me rappellent les grandes heures de la censure religieuse. Au cours de l’Histoire, l’Eglise n’a pas cherché qu’à déborder sur le politique : elle entendait également imposer un contrôle de l’activité artistique. Au XVIe siècle, il y a un épisode célèbre lors duquel le Pape demande à Daniele da Volterra dit « Braghettone » - littéralement « le faiseur de culottes » - de peindre des culottes sur les nus de Michel-Ange, notamment sur Le Jugement dernier de la Saint-Chapelle. Cette censure s’est bien sûr étendue à la littérature, avec la création de l'Index librorum prohibitorum – plus communément appelé l’Index - qui interdit un certain nombre d’auteurs comme François Villon, Molière, Victor Hugo…   
Ces dernières années, un certain nombre de spectacles ont défrayé la chronique en provoquant des réactions très violentes d’une faction conservatrice du public : Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci ou Golgota picnic de Rodrigo García… Les questions de la censure, du blasphème, de la confrontation des artistes à une certaine morale religieuse est encore d’actualité. Pensez-vous que le théâtre soit un lieu privilégié d’émancipation ?
Henri Peña Ruiz : Question complexe qui touche à la finalité de l’art ! L’art a-t-il une autre finalité que lui-même ? À cette question, la philosophie a souvent répondu non. L’art est sa propre fin car il est cette merveilleuse activité par laquelle l’homme exprime une créativité qui produit de belles œuvres dont on jouit pour elles-mêmes. Kant affirmait que « l’art est une finalité sans fin ». Toutefois, force est de constater que cela n’a jamais empêché les artistes de prendre position dans un but émancipateur, démystificateur, critique, relativement à une situation historique donnée. L’Histoire nous a montré que lorsque des êtres humains souffrent, revendiquent, luttent pour leur liberté, des artistes ne peuvent y rester insensibles. J’ai cité tout à l’heure Victor Hugo, je pourrais également évoquer le cinéma de Bernardo Bertolucci, d’Ettore Scola ou encore Arturo Toscanini dans le domaine de l’opéra... Ce sont des artistes que j’admire.   
Pierre Audi : Que le théâtre soit le lieu d’une émancipation est un fait. Mais je voudrais souligner une autre dimension du spectacle qui me fascine : sa dimension « rituelle » : dans l’Antiquité, le théâtre naît d’un rituel religieux. Et je voudrais sur ce point revenir à Tosca. Il me semble que le génie de Puccini est précisément de s’en souvenir et d’en jouer. Si l’on regarde Tosca, on se rend compte que toute l’œuvre est organisée autour de trois rituels : dans le premier acte c’est la messe, dans le second c’est la torture et dans le troisième c’est l’exécution d’un prisonnier. En ce sens, il y a un lien très fort qui unit Tosca au théâtre grec et je suis très sensible à cette filiation de l’œuvre avec la tragédie antique. Le pouvoir – des dieux, de l’Eglise – y est représenté comme une force noire. Partant de ce rituel, Puccini parvient à composer une œuvre profondément humaine et absolument ouverte. Il est d’ailleurs très significatif qu’à la fin du premier acte, il fasse rentrer les fidèles dans l’église : à ce moment-là, il investit un lieu sacré pour en faire le lieu où va se nouer le drame. Le théâtre ne fonctionne pas autrement…   
Iriez-vous jusqu’à employer le mot « sacré » ?
Pierre Audi : Personnellement, je trouve que le sacré est une notion qui m’est très utile : la forme sacrée, le cadre. Cela ne signifie pas que je monte des messes pour le public [rires], ce n’est pas de cela dont il s’agit. Pour moi, le sacré est une forme, comme un cercle ou un carré, une forme à l’intérieur de laquelle je peux installer ma mise en scène. C’est un prisme à travers lequel je peux dialoguer avec le public.

Propos recueillis par Simon Hatab

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