martes, 5 de mayo de 2020

RÉJANE, L'AMOUR DE LA SCÈNE ET DE LA VIE


Immense comédienne et reine du boulevard, icône de la mode et femme engagée, Réjane a illuminé le Paris de la Belle Époque. Le photographe et cinéaste Jean-Marie Périer, son arrière-petit-fils, réédite et préface aujourd’hui le livre* délicieux que lui avait consacré son grand-père, Jacques Porel. Entretien.

Alors qu’il a célébré le 1er février ses 80 printemps, Jean-Marie Périer garde l’éternelle allure du photographe dandy des yéyés qu’il était dans les années 1960, regard curieux où affleure une douce lueur de mélancolie. Sa chienne Daffy à ses pieds dans le hall d’un hôtel de Saint-Germain-des-Prés, ce vrai Parisien désormais résidant en Aveyron retrace avec sensibilité le destin de ses aïeuls, troublant miroir du sien, entre réminiscences affectueuses de son grand-père et fascination pour la modernité de Réjane, dans le parfum d’une Belle Époque décidément révolue.

Vous dîtes vous reconnaître à travers votre grand-père. En quoi lui ressemblez-vous?

Comme lui, je me sens dilettante. Mon grand-père n’a jamais travaillé et si ne rien faire est donné à tout le monde, faire rien est réservé à l’élite. Jacques Porel n’a écrit que deux livres dans sa vie, l’un en deux volumes consacré à sa mère adorée, Fils de Réjane, souvenirs −ce qui me semble d’une remarquable humilité−, et l’autre au titre éloquent, Un peu de désespoir. Je me reconnais dans ce pessimisme et, paradoxalement, dans son aptitude au bonheur, car cet homme extraordinaire n’a été rien d’autre qu’un grand boulevardier, un esprit brillant. Par son élégance, son abnégation, il me touche énormément, et c’est pour lui rendre hommage, plus encore qu’à Réjane que je n’ai connue qu’à travers lui, que j’ai voulu préfacer cet ouvrage. Ironie ou poésie du hasard: mon père François Périer a rencontré ma mère Jacqueline Porel le jour où il a reçu le prix Réjane.



Rendez-vous avec Jean-Marie Périer dans le quartier de Saint-Germain-des-Près à Paris le 10 novembre 2019 © Frédéric Maligne/Bestimage

Qu’est-ce qui vous fascine chez Réjane?

D’abord, je regrette de ne pas l’avoir connue, parce qu’elle représente tout ce que j’ai aimé et admiré dans la vie: ces gens qui partent de rien pour arriver à tout, comme Françoise Hardy ou Sylvie Vartan. Elle a un peu représenté au théâtre ce qu’a été la nouvelle vague au cinéma, dans les années 1950. Sur scène, Réjane a un côté Piaf, en prise directe avec son public. Les gens dans la salle ont envie de lui ressembler parce qu’elle leur correspond, un peu à la manière de Johnny Hallyday, même si le rapport peut sembler curieux. Et puis, dès 1895, à ce tournant du siècle où le téléphone est encore peu présent, elle fait le tour du monde en paquebot ou en wagon-lit, de la Russie à l’Amérique du Sud en passant par les États-Unis, reçue partout en star et accueillie par des foules immenses, comme les Beatles. C’est étonnant!

Malgré une santé fragile, elle ne cessera d’ailleurs jamais de parcourir la planète…

Sa vie, c’est le théâtre et rencontrer des gens, et elle n’aime rien d’autre que ces tournées, d’autant qu’elles lui permettent d’échapper à la réalité du quotidien et à la famille. Je ne peux pas l’en blâmer, je suis pareil, ayant passé mon temps à partir vivre ailleurs. Femme libérée et en avance sur son époque, Réjane savait malgré tout montrer à ses enfants, Jacques et Germaine, qu’elle les aimait, par culpabilité aussi peut-être.

Comment définiriez-vous la jeune Réjane?

Née en 1856, c’est une enfant des faubourgs, qui grandit dans les coulisses du théâtre de l’Ambigu, une salle de spectacle très populaire édifiée à la fin du XVIIe siècle sur le boulevard Saint-Martin, à Paris, où son père, ancien comédien, travaille comme contrôleur et sa mère au buffet. Toute petite, elle s’amuse à rejouer les scènes auxquelles elle assiste fortuitement et, à 16 ans, elle a déjà choisi sa vocation. Belle mais loin des canons classiques, elle entre au Conservatoire où elle suit les cours de ce merveilleux professeur, M. Regnier. Au crépuscule de sa carrière, ce mentor ne la lâchera plus et elle non plus, même lorsqu’elle triomphera dans son éternel succès, Madame Sans-Gêne. Un rôle dans lequel elle se glisse d’autant plus aisément que le personnage doit lui correspondre.

À quoi tient son talent?

À sa présence, assez cinématographique je pense, et à une forme de gouaille. Je crois que sa différence en tant que comédienne tenait justement à son jeu naturel, moderne, proche encore une fois de ceux qui étaient dans la salle. Il émane d’elle une formidable force de vie et une liberté totale. Monstre sacré, Réjane a régné sur le boulevard, un genre de théâtre pas si loin du cirque, où les gens viennent voir des monstres qui, au fond, leur ressemblent.



Née le 5 juin 1856 à Paris, Réjane ici photographiée par Paul Boyer en 1908. © Apic/Getty Images

Quelles étaient ses relations avec  l’autre monstre sacré de l’époque, Sarah Bernhardt?

Très proches et non rivales, ces deux grandes comédiennes se sont illustrées dans des registres différents. Aînée de Réjane de plus de dix ans, Sarah Bernhardt incarnait la tragédienne grandiloquente à l’ancienne. À propos de sa cadette, qui disparaîtra avant elle, en 1920, et aux obsèques de laquelle elle assistera, elle aura ce joli mot: "Réjane était simple, et pourtant, elle ne ressemblait à personne."

Elle fut également une grande amoureuse…

Plus âgé, mon arrière-grand-père Paul Porel, alors directeur du prestigieux théâtre le Vaudeville, a dû être fasciné par la boule de talent qu’elle était et, comme tous les Pygmalion –le rôle qu’il a joué auprès d’elle−, il a fini par la perdre. C’est émouvant, parce que lorsqu’ils divorcent, c’est lui qui garde leur fils, mon grand-père, une décision là encore très moderne. Pas du genre à désaimer, Réjane continuera à travailler avec lui, mais sa vie à lui s’est arrêtée quand elle s’en est allée. Elle avait rencontré à Buenos Aires un séduisant journaliste italien plus jeune qu’elle, Dario Niccodemi. Il lui fera découvrir l’Italie et Venise, qu’elle aimera passionnément et où elle s’installera à la fin de sa vie.



Réjane était une femme moderne. Elle a divorcé de Paul Porel puis a rencontré son second amour, l’écrivain italien Dario Niccodemi, photographié ici en avril 1912. © Apic/Getty Images

Réjane devient aussi une icône de la mode…

À cette époque, les comédiennes décident des tendances. Habillée par les plus grands couturiers, de Jacques Doucet à Paul Poiret, l’élégante Réjane, qui travaille avec eux, contribue à inventer un style, d’autant qu’elle ne manque pas d’autorité. J’aime l’imaginer dans son cab tiré par deux mules, qui lui avaient été offertes, pour des raisons qui m’échappent, par Charles Ier du Portugal. Elle avait fait placer le cocher à l’avant et non à l’arrière, ce qui était quasi révolutionnaire, et quand il voyait passer sa voiture du côté de l’Élysée, Émile Loubet, président de la République, ne manquait pas de la saluer. Mais cette coquette n’hésite pas non plus à s’engager et prend parti pour Dreyfus dans une France coupée en deux.

C’est votre grand-père, Jacques Porel, qui lui présente Marcel Proust?

Absolument, et ils deviennent amis. Proust a même habité quelques mois au dernier étage de sa maison, rue Laurent-Pichat, dans le XVIe arrondissement de Paris. Quand Réjane s’éteint, en 1920, le plus grand écrivain de l’époque sera l’un des premiers à venir dire adieu à cette étoile du théâtre. Mais dans le tout petit Paris de la Belle Époque, où l’on se croise dans les salons et où l’on peut perdre la face sur un mot d’esprit raté, tout le monde se connaît.

Que pensez-vous avoir hérité d’elle?

Son envie de ne pas faire comme tout le monde et, au prix parfois du sacrifice de ses proches, d’inventer constamment sa vie.


Par Sylvie Dauvillier

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