ENTRETIEN -
À travers un roman et un disque, Donna Leon et Cecilia Bartoli font revivre le
compositeur baroque oublié Agostino Steffani.
La star d'opéra Cecilia Bartoli publie un nouvel
album, Mission, le 24 septembre, et la reine du polar Donna Leon un nouveau roman, Les
Joyaux du paradis, le 3 octobre. Toutes deux ont choisi le même
personnage: Agostino Steffani, mystérieux prêtre-compositeur de la fin du XVIIe
siècle…
LE FIGARO. - Comment est née votre
amitié?
Donna LEON. - J'ai
interviewé Cecilia il y a des années. Nous nous sommes tout de suite trouvé des
passions communes et nous avons commencé à nous fréquenter régulièrement pour
parler de l'Italie, de pâtes, de musique. Nous sommes devenues amies.
Cecilia BARTOLI. - Donna
est une amatrice éclairée du répertoire baroque, et notamment de Haendel pour
lequel j'ai moi aussi une vraie passion.
De là à travailler de concert sur
Agostino Steffani… Qui en a eu l'idée?
C. B. - Je
plaide coupable. Je cherchais pour mon prochain album un compositeur né de la
transition entre la Renaissance et le baroque. Je connaissais Steffani de nom,
pour sa musique de chambre et quelques duos, qui étaient à peu près tout ce que
l'on avait joué de lui. Je me suis donc procuré des copies sur microfilms de
ses manuscrits conservés à Londres. Dès la première lecture, j'ai pris
conscience du fabuleux compositeur d'opéras qu'il avait été.
Dans le livret du disque, il est
comparé à Haendel…
C. B. - Haendel a même utilisé certaines de ses
mélodies dans Ariodante ouTheodora. Ce type de
citations ou d'hommage était l'usage à l'époque.
D. L. - C'est là que j'interviens. Quand Cecilia a vu la proximité
de Steffani et Haendel, elle m'en a fait part. Nous nous sommes vite
passionnées pour cet homme dont la vie est encore plus déroutante que sa
musique.
Pourquoi?
D. L. - Il prétend être à un endroit alors qu'il se trouve à un
autre. C'était un homme bardé de contradictions, écartelé entre sa vie de
compositeur, de prêtre missionnaire et de diplomate.
C. B. - Il a retourné sa veste à plusieurs reprises, tenté de
convertir les protestants de Düsseldorf au catholicisme, après avoir voulu
faire l'inverse quelques années plus tôt dans la même ville!
Du pain béni pour un auteur de
polars?
D. L. - Et comment! Il y a quelque chose de très romanesque dans le
fait qu'il se soit arrêté de composer très jeune. On ne saura jamais si c'était
par lassitude ou parce que son rôle de missionnaire lui tenait à cœur. Si
Mozart ou Bellini étaient morts moins jeunes, peut-être se seraient-ils arrêtés
pour se consacrer à l'élevage ou à la pêche au thon !
C. B. - Avait-il compris, comme Rossini plus tard, que les temps
changeaient et qu'il ne pourrait plier son génie aux goûts musicaux à venir?
Caterina, la
musicologue héroïne du livre, tente de remonter le fil de la vie de Steffani.
Une cantatrice ne ferait-elle pas, elle aussi, un bon personnage ?
D. L. - Mauvaise idée. Ce serait comme de prendre un clown pour
héros. L'une des bases de l'écriture romanesque, c'est la révélation. Il est
plus facile de créer la surprise avec des figures du quotidien qu'avec des
personnages qu'on trouve a priori bizarres. Ce qui est le cas des chanteurs
d'opéra.
Et vous, Cecilia
Bartoli, n'auriez-vous pu devenir musicologue?
C. B. - La recherche fait partie de ma vie, car on ne peut pénétrer
la musique d'un compositeur sans connaître sa vie et son époque. Mais mon vrai
moment, c'est la scène.
D. L. - Sans l'interprète, la partition ne serait qu'une
accumulation de signes dépourvus de sens.
Flic et musicologue,
même combat?
D.L. - À ceci près que le flic veut découvrir qui, le musicologue
comment et pourquoi.
Dans votre roman vous
n'êtes pas tendre avec certains livrets d'opéra. Avez-vous été tentée d'en
écrire?
D. L. - J'ai reçu de nombreuses propositions. Mais pour écrire un
livret, je devrais d'abord étudier la musique et je n'en ai pas le temps.
Ne pourrait-on pas assimiler
l'écriture à une composition musicale?
D. L. - Au-delà du rythme, vous devez savoir comment tel mot
sonnera à la lecture pour obtenir l'effet souhaité. Mais écrire un livret
implique de couler son langage dans celui d'un compositeur. C'est un exercice
que peu d'auteurs du XXe siècle ont su faire, exception faite de W.H.
Auden.
C. B. - Pour nous chanteurs, la qualité du livret est primordiale.
Entre les mots impossibles à chanter et les récitatifs où vous n'avez rien à
réciter, il y a parfois de quoi s'arracher les cheveux.
On parle d'accompagner
certains livres numériques d'un fond musical choisi par l'auteur. Qu'en
pensez-vous?
D. L. - Ce serait la mort du livre! On a déjà annihilé la capacité
d'écoute de l'être humain en diffusant partout de la musique en fond sonore.
Lire ou écouter de la musique, il faut choisir. Vous n'iriez pas à l'opéra avec
un livre!
Et les mises en scène
modernes?
D. L. - Je suis pour. L'opéra doit parler à un public
d'aujourd'hui.
C. B. - Le problème est plutôt que certains metteurs en scène se
croient plus importants que les compositeurs.
D. L. - Je déteste! Combien de fois ai-je dû corriger quelqu'un qui
me parlait du Don Giovanni de tel metteur en scène en lui disant:
«Êtes-vous sûr que ce n'est pas plutôt de Mozart et Da Ponte?»
Comment jugez-vous la
vie musicale en Italie?
D. L. - Le problème est économique et politique. Trop de décisions
sont prises en fonction de filiations politiques.
C. B. - Dans le berceau de l'opéra, il est désolant que rien ne
soit fait pour combler le fossé entre les vieilles générations et les jeunes,
qui ne savent plus rien de cette musique.
Qui êtes-vous, père Steffani?
Né en 1654, Agostino Steffani
(ci-contre: portrait supposé d'après un original disparu), commence sa carrière
à 11 ans comme chanteur à Venise. Repéré par un noble bavarois, il s'installe
à Munich et entre en 1681 au service du prince électeur Max-Emmanuel de
Bavière, après avoir été ordonné prêtre. Il écrit une quinzaine d'opéras
influencés par le style lulliste, l'opéra italien et le contrepoint allemand,
la plupart représentés avec succès. Envoyé extraordinaire de Hanovre à
Bruxelles, en 1696, il réduit ses activités musicales. Il meurt d'une attaque
en 1728, abandonné de ses derniers bienfaiteurs.
Cecilia Bartoli
• 1966: naissance à Rome.
•1975: première apparition à l'opéra
dans Tosca.
• 1996: débuts au Met de New York
dans Cosi fan tutte.
• 2001: sortie de Viva Vivaldi (Decca), point de départ du «revival
Vivaldi» et de ses futurs succès discographiques.
• 2012: devient directrice artistique
du Festival de Pentecôte de Salzbourg.
Donna Leon
• 1942:naissance aux États-Unis,
dans le New Jersey.
• 1965:premier voyage en Italie.
• 1981:s'installe à Venise après
enseigné en Suisse, Iran et Arabie saoudite.
• 1992: Mort à la Fenice,
première enquête du commissaire Brunetti. Dix-sept suivront jusqu'àLa Femme
au masque de chair.
• Mars 2011: devient présidente du
conseil honoraire du Venetian Centre for Baroque Music aux côtés de Cecilia
Bartoli.
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