domingo, 29 de marzo de 2020

FOLLE ENVOLÉE DES STRADIVARIUS, VIOLONS D'EXCEPTION


Par Anna Rousseau 
Avec de réguliers records de prix, ces violons d’exception sont devenus de véritables placements. Ils attirent mécènes, spéculateurs et… mafieux.



Le "Macdonald", alto conçu en 1719 par Antonio Stradivari (164-1737)

(C) AFP

Valentino Giordano est à terre, en sang, une balle dans l’estomac. Il sait qu’il va mourir mais refuse de parler. "L’un des malfrats s’empare alors du 7,65 et tire deux balles à bout portant dans la nuque du supplicié." Selon le rapport établi par les carabiniers italiens, c’est ainsi que la Carnazza, une branche turinoise de la mafia, exécuta Valentino Giordano, dit "le Gitan", à l’automne 1989. Deux ans auparavant, ce truand solitaire avait volé un stradivarius, baptisé le Kochanski. Au lieu de le donner à la Carnazza, comme convenu, il avait préféré le vendre lui-même, en se faisant rouler au passage par un receleur habile. "L’organisation a tué Valentino parce que la bande et le Gitan n’avaient pas les mêmes projets concernant le stradivarius : la Carnazza comptait en tirer un maximum d’argent ; en s’en débarrassant rapidement, et à bas prix, auprès d’un receleur, le Gitan signait son arrêt de mort", raconte le soliste Pierre Amoyal, propriétaire du Kochanski, dans son ouvrage de souvenirs, Pour l’amour d’un stradivarius (éditions de la Loupe, 2004).

Solistes chanceux
A l’époque du vol, en 1987, le Kochanski vaut 2 millions de francs suisses (l’équivalent de 1,1 million d’euros actuels). Il avait été acquis en 1975 pour 90 000 livres (176 000 euros) : sa valeur avait été multipliée par 6 en douze ans. Aujourd’hui, il est estimé autour de 6 millions d’euros. Les stradivarius n’ont jamais été bon marché, même à l’époque de leur fabrication. La famille Hill, dont l’expertise en instruments anciens remonte au XVIIIe siècle, avança l’hypothèse dans l’ouvrage de référence Stradivarius, His Life and Work (Dover Publications, 1902) que le maître luthier devait vendre ses violons autour de 4 louis d’or, une somme confortable pour l’époque.

La renommée du luthier, déjà célèbre de son vivant, augmenta sans discontinuer après sa mort. Les prix de ses instruments, cependant, restèrent abordables jusqu’au milieu du XXe siècle. Les meilleurs solistes pouvaient alors encore s’offrir leur propre stradivarius : "Mon Kreisler fut vendu en 1958 pour 8 000 dollars, racontait Maxim Vengerov en juin 2018 au magazine américain The Strad. Pour remettre les choses dans leur contexte, Nathan Milstein gagnait autour de 3 000 dollars par concert à l’époque, il ne lui aurait fallu que quelques concerts pour se l’offrir. Heifetz et Oistrakh possédaient deux ou trois stradivarius. Aujourd’hui, il faudrait payer l’équivalent d’une vie de cachets ou faire un gigantesque prêt."

Superstar mondiale, Vengerov fut l’un des derniers solistes au monde à pouvoir s’offrir son propre stradivarius, le Kreutzer, en 1998, pour 1,5 million de dollars. Car, au fur et à mesure que les siècles passaient sans altérer l’excellence des stradivarius, et surtout à partir des années 1960, où le Japon puis la Chine commencèrent à enseigner la musique classique à des millions d’enfants, le marché explosa. Violons, altos et violoncelles sont désormais des investissements décidés par de grands groupes industriels et financiers, qui les prêtent ensuite aux meilleurs solistes, chacun renchérissant la renommée de l’autre.

Vols commandités
C’est la politique de LVMH, qui possède trois stradivarius - deux violons et un violoncelle. "Nous assurons toutes les charges, l’entretien, les révisions, les travaux de fond et l’assurance, explique Jean-Paul Claverie, conseiller en mécénat du groupe. Notre récompense, c’est le succès des musiciens." Des musiciens devenus dépendants de ces prêts. "Cette spirale qui monte toujours plus haut ne s’arrêtera pas, affirme Michael Zuber, un violoniste suisse également expert en instruments anciens. Enchères après enchères, on a vu les violons italiens passer le million de dollars, puis quelques-uns les 5, les 10 millions. Désormais, les violons français du XIXe, Vuillaume en particulier, s’approchent du million à leur tour. Les nouveaux objectifs sont déjà en vue : une famille américaine a tenté de vendre un alto stradivarius plus de 40 millions de dollars aux enchères en 2015, mais cela a échoué - pour le moment. En revanche, un Guarnerius del Gesu a bel et bien passé la barre des 20 millions de dollars l’été dernier."

La valeur croissante de ces objets d’art n’a pas échappé au grand banditisme, qui a commencé à spéculer à sa façon : les vols commandités, soigneusement préparés, ont nettement augmenté ces quarante dernières années. Des instruments ont disparu de la surface du globe, comme le stradivarius Morini, volé dans un appartement de Manhattan en 1995 sans signes d’effraction, ou le Colossus, volé à Rome en 1998, sans qu’aucune porte n’ait été forcée. Le cas du stradivarius Marien, volé à Manhattan en 2002, est digne d’un Arsène Lupin : le violon disparut alors qu’il se trouvait dans une pièce fermée et sécurisée, alarme branchée, dans les locaux d’un marchand d’art, avec des employés dans les pièces attenantes…

Le braquage le plus violent date du 27 janvier 2014. Ce soir-là, après un concert de musique de chambre, le soliste au Milwaukee Symphony Orchestra, Frank Almond, traverse le parking désert pour prendre sa voiture. Soudain, un homme surgit, armé d’un taser. Il terrasse le musicien et s’enfuit avec son stradivarius Lipinski, estimé à 5 millions de dollars, à bord d’un minivan conduit par un complice. Moins d’un an plus tard, la police de Milwaukee, épaulée par la division Art Crime du FBI, retrouve l’instrument. Le vol était… un investissement. "Le plan de ces individus était de cacher le Lipinski pendant des années puis de le remettre sur le marché", expliqua Edward Flynn, le chef de la police de Milwaukee.

Marché infini
Les prix atteindront-ils un plafond ? "J’en doute, affirme Christian Bayon, l’un des plus grands luthiers contemporains. Un stradivarius coûte moins cher qu’un Andy Warhol, moins cher qu’un petit impressionniste, moins cher qu’un Banksy…" C’est un placement sûr, dans un marché mondial perpétuellement haussier. "Nous recevons tous les jours des appels de banques ou d’investisseurs à la recherche d’instruments anciens, confirme Etienne Laurent, commissaire-priseur de Vichy Enchères. Et cela atteint maintenant les archets : nous avons enregistré un record mondial fin 2017, avec un archet à 576 000 euros." Dans la petite ville de Crémone, on disait déjà, de son vivant, "riche comme Stradivarius". La voix populaire ne se doutait pas à quel point elle parlait d’or.



Les nouveaux maestros de la lutherie
Depuis une vingtaine d’années, une poignée de luthiers, comme Christian Bayon à Lisbonne, Stefan-Peter Greiner à Bonn, Patrick Robin à Angers ou Samuel Zygmuntowicz à New York révolutionnent la fabrication des instruments à corde. "Beaucoup d’instruments modernes sonnent aussi bien que des Stradivarius, et quelques-uns des miens sonnent même mieux !, confirme avec malice Christian Bayon. Même si les meilleurs des instruments anciens restent inégalés à ce jour." Comme ses confrères, le Français pratique des prix très modestes au regard de l’extrême qualité de ses instruments : 25 000 euros pour un violon, 50 000 pour un violoncelle. Zygmuntowicz est le plus cher : en mai 2019, l’un de ses instruments a été vendu 132 000 dollars aux enchères. Les solistes sont nombreux à préférer désormais acheter leurs instruments, qui leur permettent de ne pas dépendre d’un mécène et avec lesquels il est surtout moins risqué de voyager.

SOURCES : WILLIAM E HILL, LIFE AND WORK OF STRADIVARIUS (DOVER, 1902), SOLISTES, TARISIO.

https://www.challenges.fr/luxe/la-verite-sur-la-folle-envolee-des-stradivarius_704235#xtor=EPR-1-[ChaActu10h]-20200329

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