Par Anna Rousseau
Avec de réguliers records de prix, ces violons d’exception sont
devenus de véritables placements. Ils attirent mécènes, spéculateurs et…
mafieux.
Le
"Macdonald", alto conçu en 1719 par Antonio Stradivari (164-1737)
(C) AFP
Valentino Giordano est à terre, en sang, une balle dans l’estomac.
Il sait qu’il va mourir mais refuse de parler. "L’un des malfrats s’empare
alors du 7,65 et tire deux balles à bout portant dans la nuque du
supplicié." Selon le rapport établi par les carabiniers
italiens, c’est ainsi que la Carnazza, une branche turinoise de la mafia,
exécuta Valentino Giordano, dit "le Gitan", à l’automne 1989. Deux
ans auparavant, ce truand solitaire avait volé un stradivarius, baptisé le
Kochanski. Au lieu de le donner à la Carnazza, comme convenu, il avait préféré
le vendre lui-même, en se faisant rouler au passage par un receleur habile.
"L’organisation a tué Valentino parce que la bande et le Gitan n’avaient
pas les mêmes projets concernant le stradivarius : la Carnazza comptait en
tirer un maximum d’argent ; en s’en débarrassant rapidement, et à bas prix,
auprès d’un receleur, le Gitan signait son arrêt de mort", raconte le
soliste Pierre Amoyal, propriétaire du Kochanski, dans son ouvrage de
souvenirs, Pour l’amour d’un stradivarius (éditions de la Loupe, 2004).
Solistes chanceux
A l’époque du vol, en 1987, le Kochanski vaut 2 millions de francs
suisses (l’équivalent de 1,1 million d’euros actuels). Il avait été acquis en
1975 pour 90 000 livres (176 000 euros) : sa valeur avait été multipliée par 6
en douze ans. Aujourd’hui, il est estimé autour de 6 millions d’euros. Les
stradivarius n’ont jamais été bon marché, même à l’époque de leur fabrication.
La famille Hill, dont l’expertise en instruments anciens remonte au XVIIIe
siècle, avança l’hypothèse dans l’ouvrage de référence Stradivarius, His Life
and Work (Dover Publications, 1902) que le maître luthier devait vendre ses
violons autour de 4 louis d’or, une somme confortable pour l’époque.
La renommée du luthier, déjà célèbre de son vivant, augmenta sans
discontinuer après sa mort. Les prix de ses instruments, cependant, restèrent
abordables jusqu’au milieu du XXe siècle. Les meilleurs solistes pouvaient
alors encore s’offrir leur propre stradivarius : "Mon Kreisler fut vendu
en 1958 pour 8 000 dollars, racontait Maxim Vengerov en juin 2018 au magazine
américain The Strad. Pour remettre les choses dans leur contexte, Nathan
Milstein gagnait autour de 3 000 dollars par concert à l’époque, il ne lui
aurait fallu que quelques concerts pour se l’offrir. Heifetz et Oistrakh
possédaient deux ou trois stradivarius. Aujourd’hui, il faudrait payer
l’équivalent d’une vie de cachets ou faire un gigantesque prêt."
Superstar mondiale, Vengerov fut l’un des derniers solistes au monde
à pouvoir s’offrir son propre stradivarius, le Kreutzer, en 1998, pour 1,5
million de dollars. Car, au fur et à mesure que les siècles passaient sans
altérer l’excellence des stradivarius, et surtout à partir des années 1960, où
le Japon puis la Chine commencèrent à enseigner la musique classique à des
millions d’enfants, le marché explosa. Violons, altos et violoncelles sont
désormais des investissements décidés par de grands groupes industriels et
financiers, qui les prêtent ensuite aux meilleurs solistes, chacun
renchérissant la renommée de l’autre.
Vols commandités
C’est la politique de LVMH, qui possède trois
stradivarius - deux violons et un violoncelle. "Nous assurons toutes les charges, l’entretien, les révisions,
les travaux de fond et l’assurance, explique Jean-Paul Claverie, conseiller en
mécénat du groupe. Notre récompense, c’est le succès des musiciens." Des
musiciens devenus dépendants de ces prêts. "Cette spirale qui monte
toujours plus haut ne s’arrêtera pas, affirme Michael Zuber, un violoniste
suisse également expert en instruments anciens. Enchères après enchères, on a
vu les violons italiens passer le million de dollars, puis quelques-uns les 5,
les 10 millions. Désormais, les violons français du XIXe, Vuillaume en
particulier, s’approchent du million à leur tour. Les nouveaux objectifs sont
déjà en vue : une famille américaine a tenté de vendre un alto stradivarius
plus de 40 millions de dollars aux enchères en 2015, mais cela a échoué - pour
le moment. En revanche, un Guarnerius del Gesu a bel et bien passé la barre des
20 millions de dollars l’été dernier."
La valeur croissante de ces objets d’art n’a pas échappé au grand
banditisme, qui a commencé à spéculer à sa façon : les vols commandités,
soigneusement préparés, ont nettement augmenté ces quarante dernières années.
Des instruments ont disparu de la surface du globe, comme le stradivarius
Morini, volé dans un appartement de Manhattan en 1995 sans signes d’effraction,
ou le Colossus, volé à Rome en 1998, sans qu’aucune porte n’ait été forcée. Le
cas du stradivarius Marien, volé à Manhattan en 2002, est digne d’un Arsène
Lupin : le violon disparut alors qu’il se trouvait dans une pièce fermée et
sécurisée, alarme branchée, dans les locaux d’un marchand d’art, avec des
employés dans les pièces attenantes…
Le braquage le plus violent date du 27 janvier 2014. Ce soir-là,
après un concert de musique de chambre, le soliste au Milwaukee Symphony
Orchestra, Frank Almond, traverse le parking désert pour prendre sa voiture.
Soudain, un homme surgit, armé d’un taser. Il terrasse le musicien et s’enfuit
avec son stradivarius Lipinski, estimé à 5 millions de dollars, à bord d’un
minivan conduit par un complice. Moins d’un an plus tard, la police de
Milwaukee, épaulée par la division Art Crime du FBI, retrouve l’instrument. Le
vol était… un investissement. "Le plan de ces individus était de cacher le
Lipinski pendant des années puis de le remettre sur le marché", expliqua
Edward Flynn, le chef de la police de Milwaukee.
Marché infini
Les prix atteindront-ils un plafond ? "J’en doute, affirme
Christian Bayon, l’un des plus grands luthiers contemporains. Un stradivarius coûte moins cher qu’un Andy Warhol, moins cher qu’un petit
impressionniste, moins cher qu’un Banksy…" C’est un placement sûr, dans un
marché mondial perpétuellement haussier. "Nous recevons tous les jours des
appels de banques ou d’investisseurs à la recherche d’instruments anciens,
confirme Etienne Laurent, commissaire-priseur de Vichy Enchères. Et cela
atteint maintenant les archets : nous avons enregistré un record mondial fin
2017, avec un archet à 576 000 euros." Dans la petite ville de Crémone, on
disait déjà, de son vivant, "riche comme Stradivarius". La voix
populaire ne se doutait pas à quel point elle parlait d’or.
Les nouveaux
maestros de la lutherie
Depuis une vingtaine d’années, une poignée de luthiers, comme
Christian Bayon à Lisbonne, Stefan-Peter Greiner à Bonn, Patrick Robin à Angers
ou Samuel Zygmuntowicz à New York révolutionnent la fabrication des instruments
à corde. "Beaucoup d’instruments modernes sonnent aussi bien que des
Stradivarius, et quelques-uns des miens sonnent même mieux !, confirme avec
malice Christian Bayon. Même si les meilleurs des instruments anciens restent
inégalés à ce jour." Comme ses confrères, le Français pratique des prix
très modestes au regard de l’extrême qualité de ses instruments : 25 000 euros
pour un violon, 50 000 pour un violoncelle. Zygmuntowicz est le plus cher : en
mai 2019, l’un de ses instruments a été vendu 132 000 dollars aux enchères. Les
solistes sont nombreux à préférer désormais acheter leurs instruments, qui leur
permettent de ne pas dépendre d’un mécène et avec lesquels il est surtout moins
risqué de voyager.
SOURCES : WILLIAM E HILL, LIFE AND WORK OF
STRADIVARIUS (DOVER, 1902), SOLISTES, TARISIO.
https://www.challenges.fr/luxe/la-verite-sur-la-folle-envolee-des-stradivarius_704235#xtor=EPR-1-[ChaActu10h]-20200329
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