Alors qu’il a célébré le 1er février ses 80 printemps, Jean-Marie
Périer garde l’éternelle allure du photographe dandy des yéyés qu’il était dans
les années 1960, regard curieux où affleure une douce lueur de mélancolie. Sa
chienne Daffy à ses pieds dans le hall d’un hôtel de Saint-Germain-des-Prés, ce
vrai Parisien désormais résidant en Aveyron retrace avec sensibilité le destin
de ses aïeuls, troublant miroir du sien, entre réminiscences affectueuses de
son grand-père et fascination pour la modernité de Réjane, dans le parfum d’une
Belle Époque décidément révolue.
Vous dîtes vous reconnaître à travers votre
grand-père. En quoi lui ressemblez-vous?
Comme lui, je me sens dilettante. Mon
grand-père n’a jamais travaillé et si ne rien faire est donné à tout le monde,
faire rien est réservé à l’élite. Jacques Porel n’a écrit que deux livres dans
sa vie, l’un en deux volumes consacré à sa mère adorée, Fils de Réjane, souvenirs
−ce qui me semble d’une remarquable humilité−, et l’autre au titre éloquent, Un
peu de désespoir. Je me reconnais dans ce pessimisme et, paradoxalement, dans son
aptitude au bonheur, car cet homme extraordinaire n’a été rien d’autre qu’un
grand boulevardier, un esprit brillant. Par son élégance, son abnégation, il me
touche énormément, et c’est pour lui rendre hommage, plus encore qu’à Réjane
que je n’ai connue qu’à travers lui, que j’ai voulu préfacer cet ouvrage. Ironie ou poésie du hasard: mon père François Périer a rencontré ma mère
Jacqueline Porel le jour où il a reçu le prix Réjane.
Rendez-vous avec Jean-Marie Périer dans le
quartier de Saint-Germain-des-Près à Paris le 10 novembre 2019 © Frédéric
Maligne/Bestimage
Qu’est-ce qui vous fascine chez Réjane?
D’abord, je regrette de ne pas l’avoir connue,
parce qu’elle représente tout ce que j’ai aimé et admiré dans la vie: ces gens
qui partent de rien pour arriver à tout, comme Françoise Hardy ou Sylvie
Vartan. Elle a un peu
représenté au théâtre ce qu’a été la nouvelle vague au cinéma, dans les années
1950. Sur scène, Réjane a un côté Piaf, en prise directe avec son public. Les
gens dans la salle ont envie de lui ressembler parce qu’elle leur correspond,
un peu à la manière de Johnny Hallyday, même si le rapport peut sembler
curieux. Et puis, dès 1895, à ce tournant du siècle où le téléphone est encore
peu présent, elle fait le tour du monde en paquebot ou en wagon-lit, de la
Russie à l’Amérique du Sud en passant par les États-Unis, reçue partout en star
et accueillie par des foules immenses, comme les Beatles. C’est étonnant!
Malgré une santé fragile, elle ne cessera d’ailleurs jamais de
parcourir la planète…
Sa vie, c’est le théâtre et rencontrer des gens, et elle n’aime
rien d’autre que ces tournées, d’autant qu’elles lui permettent d’échapper à la
réalité du quotidien et à la famille. Je ne peux pas l’en blâmer, je suis
pareil, ayant passé mon temps à partir vivre ailleurs. Femme libérée et en
avance sur son époque, Réjane savait malgré tout montrer à ses enfants, Jacques
et Germaine, qu’elle les aimait, par culpabilité aussi peut-être.
Comment définiriez-vous la jeune Réjane?
Née en 1856, c’est une enfant des faubourgs, qui grandit dans les
coulisses du théâtre de l’Ambigu, une salle de spectacle très populaire édifiée
à la fin du XVIIe siècle sur le boulevard Saint-Martin, à Paris, où son père,
ancien comédien, travaille comme contrôleur et sa mère au buffet. Toute petite, elle s’amuse à rejouer les scènes auxquelles elle assiste
fortuitement et, à 16 ans, elle a déjà choisi sa vocation. Belle mais loin des
canons classiques, elle entre au Conservatoire où elle suit les cours de ce
merveilleux professeur, M. Regnier. Au crépuscule de sa carrière, ce mentor ne
la lâchera plus et elle non plus, même lorsqu’elle triomphera dans son éternel
succès, Madame Sans-Gêne. Un rôle dans lequel elle se glisse d’autant
plus aisément que le personnage doit lui correspondre.
À quoi tient son talent?
À sa présence, assez cinématographique je pense, et à une forme de
gouaille. Je crois que sa différence en tant que comédienne tenait justement à
son jeu naturel, moderne, proche encore une fois de ceux qui étaient dans la
salle. Il émane d’elle une formidable force de vie et une liberté totale.
Monstre sacré, Réjane a régné sur le boulevard, un genre de théâtre pas si loin
du cirque, où les gens viennent voir des monstres qui, au fond, leur
ressemblent.
Née le 5 juin 1856 à
Paris, Réjane ici photographiée par Paul Boyer en 1908. © Apic/Getty Images
Quelles étaient ses relations avec
l’autre monstre sacré de l’époque, Sarah Bernhardt?
Très proches et non rivales, ces deux grandes comédiennes se sont
illustrées dans des registres différents. Aînée de Réjane de plus de dix ans,
Sarah Bernhardt incarnait la tragédienne grandiloquente à l’ancienne. À propos de sa cadette, qui disparaîtra avant elle, en 1920, et aux
obsèques de laquelle elle assistera, elle aura ce joli mot: "Réjane était
simple, et pourtant, elle ne ressemblait à personne."
Elle fut également une grande amoureuse…
Plus âgé, mon arrière-grand-père Paul Porel,
alors directeur du prestigieux théâtre le Vaudeville, a dû être fasciné par la
boule de talent qu’elle était et, comme tous les Pygmalion –le rôle qu’il a
joué auprès d’elle−, il a fini par la perdre. C’est émouvant, parce que
lorsqu’ils divorcent, c’est lui qui garde leur fils, mon grand-père, une
décision là encore très moderne. Pas du genre à désaimer, Réjane continuera à
travailler avec lui, mais sa vie à lui s’est arrêtée quand elle s’en est allée.
Elle avait rencontré
à Buenos Aires un séduisant journaliste italien plus jeune qu’elle, Dario
Niccodemi. Il lui fera découvrir l’Italie et Venise,
qu’elle aimera passionnément et où elle s’installera à la fin de sa vie.
Réjane était une femme moderne. Elle a divorcé
de Paul Porel puis a rencontré son second amour, l’écrivain italien Dario
Niccodemi, photographié ici en avril 1912. © Apic/Getty Images
Réjane devient aussi une icône de la mode…
À cette époque, les comédiennes décident des tendances. Habillée
par les plus grands couturiers, de Jacques Doucet à Paul Poiret, l’élégante
Réjane, qui travaille avec eux, contribue à inventer un style, d’autant qu’elle
ne manque pas d’autorité. J’aime l’imaginer dans son cab tiré par deux mules,
qui lui avaient été offertes, pour des raisons qui m’échappent, par Charles Ier
du Portugal. Elle avait fait placer le cocher à l’avant et non à l’arrière, ce
qui était quasi révolutionnaire, et quand il voyait passer sa voiture du côté
de l’Élysée, Émile Loubet, président de la République, ne manquait pas de la
saluer. Mais cette coquette n’hésite pas non plus à s’engager et prend parti
pour Dreyfus dans une France coupée en deux.
C’est votre grand-père, Jacques Porel, qui lui
présente Marcel Proust?
Absolument, et ils deviennent amis. Proust a
même habité quelques mois au dernier étage de sa maison, rue Laurent-Pichat,
dans le XVIe arrondissement de Paris. Quand Réjane s’éteint, en 1920, le plus
grand écrivain de l’époque sera l’un des premiers à venir dire adieu à cette
étoile du théâtre. Mais dans le tout petit Paris de la Belle Époque, où l’on se
croise dans les salons et où l’on peut perdre la face sur un mot d’esprit raté,
tout le monde se connaît.
Que pensez-vous avoir hérité d’elle?
Son envie de ne pas faire comme tout le monde et, au prix parfois
du sacrifice de ses proches, d’inventer constamment sa vie.
Par Sylvie Dauvillier
https://www.pointdevue.fr/histoire/rejane-lamour-de-la-scene-et-de-la-vie_14684.html?xtor=EPR-1-[]-[20200504]&utm_source=nlpdv&utm_medium=email&utm_campaign=20200504
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