Il fut l’incomparable. Le sans pareil. Et il
est toujours si difficile de parler de lui au passé. Raconter la vie de
Monsieur Saint Laurent est la promesse de partir au royaume des fées où les
démons ont des aiguilles. Tentons de dévoiler la chair du mystère qui nimbe
encore un couturier unique. Commençons par le début…
Une photographie le représente, visage de
pierrot lunaire, barré par d’austères lunettes qui ne parviennent pas à
vieillir cet enfant-prince grandi trop vite. Il a l’air soucieux. Pour un peu,
on pourrait prétendre qu’il a peur. Il a 21 ans. Pèse sur ses épaules l’avenir
d’une maison, celle de Christian Dior décédé quelques mois avant d’une crise
cardiaque à 52 ans.
La passation de pouvoir, entre le raminagrobis du ciseau et
l’archange venu d’Oran s’est imposée en douceur. Yves Mathieu-Saint-Laurent
était le plus doué des disciples et voilà tout. Le 30 janvier 1958 sera la date
de son sacre. Au dernier modèle présenté de la ligne "Trapèze", nuque
et épaules dégagées, le délire des applaudissements est tel qu’il annonce le
mot qui résumera une vie: gloire. "La gloire et toi, vous ne vous êtes
plus quittés", écrira Pierre Bergé.
"Le cher Yves" invente une nouvelle femme, audacieuse et
forte
Robes du soir, tailleurs, robes de cocktail dessinent une allure
droite et plaquée. Une nouvelle femme, audacieuse et forte, qui claque ses
talons dans les rues de Paris, séduit, fascine et s’impose aux États-Unis.
"Le cher Yves" est à part. Ce natif du Lion, ultranerveux,
ultrasensible, emprunte aux enfants leurs caprices, leur blondeur, leur regard
éperdu et lèche ses plaies en se cachant du monde. De ce milieu bourgeois qui
l’a vu naître, il conserve la facilité de moyens, l’amour exclusif d’une mère,
l’adoration de deux soeurs et l’incompréhension de ses condisciples.
Le jeune Yves Saint Laurent chez Dior en 1958, après sa nomination
à la direction artistique de la Haute couture. Popperfoto/Getty Images
Yves adore peindre. Yves, qui veut être décorateur, habille ses
soeurs et les amies de sa mère. Il envoie des dessins de mode au tout puissant
directeur de Vogue, Michel de Brunhoff, qui lui demande d’abord de passer son
bac. Bachot en poche, Yves tente le concours de la chambre syndicale de
couture. Il gagne un prix, part pour Paris. Végète, déprime. Expédie 50 autres
croquis à Monsieur de Brunhoff. Son talent éclate à un point tel qu’il le
recommandera chaleureusement à Christian Dior. La première à être prévenue de
la démarche? Une certaine Edmonde Charles-Roux, alors en
voyage en Italie…
Quatre ans et six collections plus tard, c’est le drame. Yves Saint
Laurent doit partir sous les drapeaux. Il craque. Il est réformé après un
séjour au Val-de-Grâce. La guerre d’Algérie fait rage. La presse se
déchaîne, ne pardonne pas sa lâcheté à ce planqué. Marcel Boussac, l’homme le
plus riche de France et propriétaire de la griffe, abandonne son poulain. À 25
ans, Yves perd sa place. Marc Bohan le remplace. Sur ce jeu tragique des chaises musicales,
Pierre Bergé, calme et déterminé, veille.
Lancer la maison de Yves Saint Laurent a été pour Pierre Bergé
"une évidence absolue"
Il a assisté, pour la première et dernière fois, au défilé Dior.
Séduit, fou d’admiration, fou d’amour, il ne jure plus que par Yves Saint
Laurent. L’homme qui a fait la carrière de Bernard Buffet
quitte le peintre. Pour une maison de couture, celle qu’il va créer, quitte à vendre
ses toiles du maître et son appartement de l’île Saint-Louis. Le mannequin
vedette Victoire se souvient de ce deux pièces loué par Pierre. "Nous
faisions comme si. Parce que si nous cessions d’y croire, tout serait perdu.
L’heure est venue où Yves a dû choisir les tissus de la première collection qui
serait présentée à la presse sous sa griffe, le 29 janvier 1962. On déjeunait
d’un sandwich jambon-beurre et de champagne. On avait débauché quelques anciens
de Dior, Claude Licard, responsable du studio, Denise Barry de Longchamp,
première vendeuse, Gabrielle Buchaert qui s’occupait des relations avec la
presse."
Des croquis aux essayages, Pierre et Yves, toujours… Derek Hudson/Getty
Images
Pierre Bergé, suprêmement habile, distille les informations: oui,
il se passe quelque chose, non, on ne peut pas encore montrer, oui, Zizi
Jeanmaire a bel et bien été habillée par Yves Saint Laurent et les femmes
adoreraient, enfin, si elles le pouvaient, porter cette robe-châle…
Quatre-vingt-dix personnes rejoignent la maison: Pierre Bergé, qui sillonne
Paris en Jaguar, a tout fait en très grand. En réalité, il cherche encore de
l’argent. Élie de Rothschild a refusé d’investir. Paul-Louis Weiller, idem. La
chance viendra des États-Unis. J. Mack Robinson est un homme d’affaires discret
qui n’a jamais encore investi en France. Il a découvert le génie Saint Laurent
dans le magazine Life. 700.000 dollars seront versés en trois ans. Une manne.
Yves et Pierre respirent mieux. La suite s’écrira en lettres d’or.
Par Philippe Séguy,
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