Par Andreas Wahlberg
Le Théâtre du Château de Drottningholm rouvre enfin ses portes pour
gâter son public avec Agrippina de Georg Friedrich Haendel. Un drame de haut
niveau assuré par le chef Francesco Corti dans une mise en scène comique où
brillent Roberta Mameli, Ann Hallenberg, Vivica Genaux et Kristina Hammarström
:
Les beaux décors existants du théâtre rococo constituent le point de départ. Bente Lykke Møller (costumes et décors) y place les personnages masculins en tenue unique (toges grises, sans discrimination par statut social) aux côtés d’Agrippina et de Poppea, qui parcourent les siècles de la mode féminine (en couleurs discrètes, avec maquillage et merveilleuses perruques signés par Sofia Ranow). Conforme à l’idée générale de Staffan Valdemar Holm (mise en scène), ce parcours s’arrête avant l’époque actuelle, évitant ainsi de faire les parallèles entre la dissémination de fausses nouvelles au pied du Capitole pour influencer l’opinion publique (dans l’opéra) et d’autres événements historiques plus récents. À la place du fil politique, Holm mise tout sur le comique, certes très présent dans l’œuvre. Son traitement à la mozartienne représente une reconsidération fascinante qui aide souvent à trouver un bon rythme pour l’action mais dont la réalisation s’avère un défi à travers de longues scènes de dialogues et de récitatifs. La direction d’acteur aurait bénéficié d’un plus grand réservoir d’idées pour se libérer d’une chorégraphie souvent ridicule ou ironique, et d’une gestuelle qui fréquemment ne fait que dupliquer de façon littérale (et facile) le texte chanté : position d’archer pour Cupidon, indiquer vers en haut pour les étoiles, etc.
Ann Hallenberg -
Agrippina par Staffan Valdemar Holm (© Markus Garder
Le chef d’orchestre et claveciniste italien Francesco Corti,
collaborateur régulier des orchestres Les Musiciens du Louvre et Il Pomo d’Oro,
représente la véritable instance dramatique de la représentation. Son
enchaînement immédiat des répliques, des numéros musicaux et des scènes garde
le drame au chaud, tandis que les silences prolongés le laissent respirer. Il
impressionne également par sa mise en évidence de l’inhérente complexité
orchestrale, dramatique et vocale d’Agrippina : l’art de faire dialoguer les
membres individuels de son orchestre et du plateau, de souligner les contrastes
entre les personnages par texture sonore, mais aussi de fournir un phrasé
commun pour l’orchestre et une ligne directrice à l’appui de l’interprétation
et du raffinement dynamique des chanteurs. Corti valorise à parts égales la comédie et le drame politique, la pompe
impériale et la sphère intime, oscillant même dans un même aria da capo
(reprise et ornée).
Pour la première, différée d’abord d’un an, puis d’encore quatre
jours, l’aspect scénique de Nerone est incarné par le danseur Jens Rosén, qui
(sans faire semblant de chanter) y ajoute quelquefois une belle illustration
poétique du personnage ou de la musique, rappelant quelque peu le Così fan
tutte d’Anne Teresa De Keersmaeker. La mezzo américaine Vivica Genaux y prête
son chant intense et teinté de deuil, mais aussi de bons accents dramatiques. Elle
éblouit davantage dans son aria casse-cou de l’acte III, surprenant la salle en
déployant ce même instrument dans un tempo infernal et équilibrant
définitivement l’expansivité des aigus avec le registre grave résonnant dans sa
bouche.
Pour Haendel comme pour Bach : la sensibilité pour le texte ainsi
que la façon de reculer et de s’intégrer dans la texture orchestrale dont
Kristina Hammarström faisait preuve dans la Passion selon Saint Matthieu
marquent aussi son portrait d’Ottone. Elle campe un chant noble et naturel,
utilisant au mieux les respirations qui lui sont nécessaires pour moduler
l’expression, la dynamique et l’effet d’un contraste fondamental entre son
personnage et les autres, interprétation soutenue par le chef italien. Elle
contribue à la valorisation du jeu non-comique, des émotions sincères et de
l’intrigue politique, tout comme Nahuel di Pierro. Son empereur Claudius
apparaît avec une majesté à laquelle il ajoute l’humanité de sa basse
chaleureuse, menée avec finesse à travers les mélismes et les variations de
dynamiques dans la vaste tessiture du rôle (avec, pour de rares occasions, un
effort perceptible dans les aigus et extrême-graves).
Trois rôles complètent encore la distribution des personnages
masculins. Mikael Horned prête sa bonne diction et le beau médium de son
baryton à Lesbos dans les annonces faisant avancer l’action, mais aussi en se
montrant épris des grâces de Poppea. Trouvant de plus en plus la
synchronisation sonore au fil de leurs nombreux duos, le contreténor Kacper
Szelążek réalisant par son jeu et ses accents dramatiques les intentions
comiques du metteur en scène, et la basse lyrique Giacomo Nanni avec une mine
quelque peu héroïque et une précision dans l’alternance entre dialogue et
apartés, prêtent leurs belles voix équilibrées aux rôles de Narciso et de
Pallante.
Bénis sont les mélomanes suédois qui ont su attendre pour acclamer
de nouveau -deux ans après Ariodante- Roberta Mameli et Ann Hallenberg. Cette
dernière, artiste en résidence au théâtre avec une douzaine de productions
différentes à son actif -ainsi qu’un album dédié à la musique baroque inspirée
par le personnage historique d’Agrippine- constitue sans surprise le centre de
gravité de la mise en scène, autant convaincante dans le pathos et les
réactions de drama queen délibérément exagérés (à fin de la manipulation
politique et privée) que dans ses discours adressés directement à la salle ou
trônant avec une imposante carrure d’impératrice. Après avoir économisé quelque peu sa prestation jusqu’à l’aria
"Pensieri, voi mi tormentate" (acte II), elle tape enfin dans le
mille et gagne la brillance retentissant sans effort dans le registre soprano
et un éventail de nuances dynamiques plus élaboré. Là s’unissent le
chant épuré et sincère avec les exclamations énergiques de haut-baroque, et là
se cristallise ainsi une vision d’ensemble en miniature des multiples facettes
de l’opus, du rôle et de la prestation vocale d’Ann Hallenberg.
À la richesse d’expression, la diction
travaillée, la dynamique subtile et le ton chargé d’émotion selon la situation
dramatique -qui caractérisaient sa Ginevra dans Ariodante- la soprano romaine
Roberta Mameli ajoute en Poppea une maîtrise augmentée de ses moyens. Avec son
timbre polyvalent (mais d’une unité organique), tantôt plein et résonnant,
tantôt simple et dénudé, elle ne craint ni les sauts d’intervalle, ni les
vocalises rapides, dont les notes ressortent aisément avec une définition
exemplaire et qui bénéficient de son souffle immense. Et au moins dans un
sens, la vie représentée sur le plateau égale celle du monde réel :
l’admiration de tous pour Poppea correspond à celle des spectateurs, charmés
par son charisme vocal et captivés par un drame musical de premier ordre.
https://www.olyrix.com/articles/production/5004/agrippina-handel-theatre-chateau-drottningholm-festival-opera-musique-classique-lyrique-corti-holm-moller-lendorph-ranow-pierro-hallenberg-sa-mameli-hammarstrom-nanni-szelazek-horned-article-critique-compte-rendu
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