Il arrive qu’une critique
se transforme en un verdict accablant et reste suspendue longtemps au-dessus de
son objet comme une épée de Damoclès au point d’en déterminer par la suite la
réception : tout avis ultérieur doit alors se déterminer par rapport à ce
verdict. On trouve chez Walter Benjamin un des exemples les plus célèbres de ce
phénomène à propos du photographe de la Nouvelle Objectivité Albert
Renger-Patzsch dont l’œuvre est présentée ici dans une grande rétrospective.
Même s’il est très probable que Benjamin n’était pas familier de l’œuvre de
Renger-Patzsch, qu’il ne la connaissait peut-être même pas du tout, cette
critique a connu rapidement une large diffusion et a valu à Renger-Patzsch une
réputation à laquelle ses photographies n’échappent que difficilement. À
l’inverse, Renger-Patzsch ne se réfère pas une seule fois, ni dans ses écrits,
ni dans sa correspondance, au verdict de Benjamin, comme s’il n’en avait pas
pris connaissance ou que, du moins, il n’en avait pas tenu compte.
Mais sur quoi porte
exactement la critique de Benjamin ? Formulée au début en termes généraux, elle
vise progressivement Albert Renger-Patzsch, plus exactement son livre intitulé
Le Monde est beau qui incontestablement a fait époque. Celui-ci, comme le
rappelle Renger-Patzsch, devait en fait s’intituler « Les Choses », mais son
éditeur refusa, ne trouvant pas ce titre assez vendeur. À l’origine, la
critique émise par Benjamin provient du sociologue, aujourd’hui oublié, Fritz
Sternberg, mais c’est surtout grâce à sa reprise par Bertolt Brecht et
précisément aussi grâce à la « Petite histoire de la photographie » de
Benjamin, publiée en 1931, qu’elle a trouvé sa place dans la théorie de la
photographie. Elle sert désormais de fil conducteur aux débats qui tournent
autour de la critique de la société, du capitalisme et de la culture. « Ce qui
complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple
“reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une
photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien
sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu
fonctionnel. »1 Pour le moment, il n’est pas encore question de Renger-Patzsch,
mais les clichés des usines Krupp étaient probablement familiers aux
contemporains de Brecht et l’allusion devait être claire, même si l’entreprise
n’était pas nommée explicitement. Pendant des décennies, ce passage a été
l’exemple le plus cité à l’appui d’une théorie critique de la photographie, on
le retrouve même dans une interview vidéo réalisée avec Andreas Gursky.
Quand l’on dit que Brecht
est l’auteur de cette sentence, on désigne par là en fait plutôt celui qui a
contribué à sa diffusion. Brecht en effet se réfère de son côté – sans que l’on
ait pu jusqu’à aujourd’hui trouver une source exacte – au sociologue Fritz
Sternberg, dans un texte qu’il qualifie lui-même d’« expérience sociologique »,
plus exactement dans son Procès de l’Opéra de Quat’sous. Il écrivit ce texte à
la suite d’un conflit juridique portant sur les droits d’auteur dans le cadre
d’une possible adaptation cinématographique de l’Opéra de Quat’sous. C’est un
texte qui opère in extenso un montage de citations extraites de la motivation
de l’arrêt, mais aussi des réactions publiques parues dans la presse ainsi que
de nombreux textes littéraires, etc. Selon Brecht, le recours au montage tout
comme le caractère expérimental du texte constituent, d’un point de vue aussi
bien formel que théorique, la tentative de renoncer dans la stratégie
argumentative, que le texte poursuit néanmoins, à un point de vue objectif.
Cette tentative qui « montre les antagonismes sociaux sans les résoudre »2 et
qui par là entend faire la démonstration qu’à l’intérieur du « champ des
antagonismes d’intérêt »3 un positionnement stratégique et en même temps
absolument partial est nécessaire, découle de la constatation qu’une position
objective n’est plus possible, qu’il faut bien au contraire trouver des formes
méthodiques d’analyse et de représentation qui ressemblent à des « processus de
pensée collective ».4 Il ne s’agit donc pas pour lui d’analyser la fonction
sociale du droit et de la jurisprudence, ni d’effectuer une délicate
distinction entre art progressiste et art rétrograde, mais de définir le
nouveau statut d’un art qui ait mené une réflexion théorique sur ses propres
présupposés et qui soit politiquement éclairé au sein du réseau d’intérêts et
d’« intermédiaires toujours plus denses » qui modifie aussi l’attitude de celui
qui écrit : il devient un « utilisateur de médias ». Le cinéma en particulier a
une signification centrale pour la « transformation du fonctionnement de l’art
» en « une discipline pédagogique »5, aussi et précisément parce que la
représentation de la réalité est devenue problématique. C’est dans ce contexte
que se trouve le passage en question (ici dans sa totalité) : « Ce qui
complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple
“reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une
photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien
sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu
fonctionnel. La réification des relations humaines, par exemple à l’usine, ne
permet plus de les restituer. Il faut donc effectivement “construire quelque
chose”, “quelque chose d’artificiel”, “de posé”. L’art est donc tout aussi
nécessaire. »6
La réponse de Brecht à la
difficulté, que l’on pourrait appeler « objective », de trouver un point de vue
objectif, c’est « l’expérience sociologique » en tant que tentative
fonctionnelle de rendre visibles les contradictions dès la représentation, et
d’obliger celle-ci à se faire montage et construction stratégique. Le jugement
que porte Brecht sur la photographie ne vise nullement la photographie en tant
que telle, mais concerne le problème de la représentation dans l’art, problème
qui est illustré à partir d’elle sous la forme d’une métonymie. Theodor W.
Adorno la reprendra dans sa « Lecture de Balzac » et la résumera par la belle
formule selon laquelle « l’ens realissimum est fait de processus, et non de
faits immédiats, qu’on ne peut pas copier. »
http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/09/stiegler-photographie-moderne-patzsch/
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