Par Sevin Rey
Interview.- Dans leur essai
intitulé Happycratie. Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos
vies, Eva Illouz et Edgar Cabanas dénoncent l'injonction à être heureux quelles
que soient les circonstances. Ainsi que sa récupération par les «marchands de
bonheur».
Participez aux
"Ayurveda Days" avec Madame Figaro et Rituals
Faut-il boycotter le
bonheur une bonne fois pour toutes ? Oui, répondent les auteurs de Happycratie.
Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (1). Dans cet
essai critique, la sociologue Eva Illouz et le docteur en psychologie Edgar
Cabanas explorent les coulisses de la psychologie positive et la tyrannie du
bonheur que celle-ci nous infligerait. Vendue par des coachs, des livres de
développement personnel, des applications de téléphone ou des thérapies, la
quête perpétuelle du bonheur ferait surtout celui d’une industrie et d'une
vision individualiste de la société. Rencontre avec Edgar Cabanas, coauteur du
livre choc de la rentrée.
Lefigaro.fr/madame.- Dans
votre livre, vous donnez naissance à un nouveau terme, l'«happycratie». De quoi
s’agit-il exactement ?
Edgar Cabanas.-
L'happycratie désigne l'injonction sociale et morale de rechercher à tout prix
le bonheur personnel et la réalisation de soi dans toutes les sphères de notre
vie, et ce par la consommation de «marchandises psychologiques» (des livres,
thérapies, applis, coaching, etc., NDLR). Cette injonction permet d'exercer une
nouvelle forme de pouvoir dans les entreprises et même dans l'armée. Elle se
traduit, dans nos sociétés, par l'apparition de nouvelles stratégies
d'influence, par des décisions politiques, et même une nouvelle forme de
citoyenneté avec l'apparition de "psytoyens", pour qui la recherche
du bonheur est une seconde nature, des obsessions individuelles et la mise en
place d'une hiérarchie émotionnelle où les émotions négatives n'ont plus de
place. Au travail, ce sont des techniques de management valorisant les employés
les plus heureux.
Mettre le bonheur au centre
de sa vie renforce le narcissisme
Edgar Cabanas
À quoi ressemble le bonheur
vendu par ceux que vous appelez «les apôtres de la psychologie positive» ?
Ce bonheur est seulement
psychologique : il s’agit de nouvelles façons de s’organiser et d’organiser sa
pensée pour apprécier les petites choses de la vie et transformer la pression
et les événements négatifs en des opportunités. Pour légitimer son discours, la
psychologie positive affirme, à tort, que ce bonheur est le même que celui
d’Aristote. Chez les Grecs, il était lié à la vertu, au sens éthique et
politique ; dans l'happycratie, c'est une vision très individualiste.
Quels sont les effets
pervers de cette injonction au bonheur ?
Pour la psychologie
positive, le bonheur n’est qu’une question de choix personnel et donc la
souffrance l'est tout autant. En clair, si une personne souffre, c’est parce
qu’elle n’a pas fait les bons choix pour arrêter de souffrir ou n’a pas été
assez tenace pour surmonter les circonstances négatives. Ce discours
extrêmement culpabilisant crée une pression sociale nous obligeant à toujours
paraître amical, souriant, joyeux, etc. Aujourd’hui, affirmer être malheureux
est très difficile car cela signifie que l’on n'a pas fait les bons choix, que
l’on ne sait pas apprécier sa vie à sa juste valeur, ou encore qu’on ne profite
pas de ce que l’on a. Par ailleurs, mettre le bonheur au centre de sa vie
renforce le narcissisme et l’excès de confiance en soi. Le fait de surinvestir
les moments positifs rend l'impact psychologique des moments difficiles
beaucoup plus important.
Peut-on échapper à cette
injonction ?
On ne peut pas y échapper
parce que nous sommes des êtres sociaux, mais on peut être conscient des effets
pervers de ce discours. On peut ne pas croire à l’efficacité des solutions
rapides et simplistes que l’industrie du bonheur nous vend.
Pour la psychologie
positive, le bonheur n’est qu’une question de choix personnel
Edgar Cabanas
Vous dénoncez effectivement
le manque de rigueur scientifique et la simplicité des solutions proposées.
Comment expliquez-vous alors que certains continuent à y croire ?
Cela fonctionne parce que
nous sommes dans une culture qui nous a fait comprendre depuis des décennies,
que les problèmes sociétaux pouvaient être résolus à un niveau individuel. Donc
quand on trouve des solutions, les gens y croient et achètent. Ces techniques
fonctionnent surtout chez ceux qui sont déjà convaincus. Ne voyant pas d'autres
issues à leurs situations, les individus redoublent d’efforts pour mettre en
pratique ces conseils qui sont efficaces pour une courte durée seulement. Puis
quand cela ne marche plus, il faut consommer un autre livre, puis encore un
autre, etc.
Dans un contexte de crises
multiples, l'idéologie du bonheur ne répond-elle pas à un véritable besoin ?
Dans une période
d’incertitude où les individus se sentent démunis, l'idée selon laquelle il est
plus simple de se changer soi-même plutôt que de modifier les circonstances est
certes séduisante, mais cela masque la dimension sociale des problèmes. Par exemple,
si l’on passe sa journée à faire plusieurs choses à la fois et à travailler de
plus en plus dans des conditions difficiles, et que l’on nous promet que la
solution à tout cela est de méditer 5 fois par semaine pendant 10 minutes, on
achète. Et on oublie que beaucoup de personnes se retrouvent avec le même
stress, le même burn-out que nous. C’est le fonctionnement du marché du travail
qui est problématique et non les psychologies individuelles. À long terme, ces
techniques ne sont pas des solutions mais une façon de supporter les causes
structurelles de nos problèmes, au lieu de les combattre.
En vidéo : Connaissez-vous
le pays où l'on est le plus heureux ?
Connaissez-vous le pays où
l'on est le plus heureux ?
Depuis 2012, l'ONU établit
chaque année un classement des pays où l'on est le plus heureux.
Quelle devrait-être, pour
vous, la place du bonheur dans nos vies ?
Je pense que si on
dépensait autant d’énergie à défendre la justice ou le savoir, la société
fonctionnerait mieux. Si nous partageons les mêmes problèmes, nous devons
partager les solutions. On ferait mieux de construire une meilleure version de
notre société qu'une meilleure version de nous-mêmes.
http://madame.lefigaro.fr/bien-etre/livre-happycratie-critique-injonction-au-bonheur-eva-illouz-edgar-cabanas-interview-auteurs-140918-
No hay comentarios:
Publicar un comentario