Une note de lecture réalisée par Nicolas Bouteloup
Dans son ouvrage Manières d’être vivant (2020), le philosophe
Baptiste Morizot trace les contours d’une philosophie de terrain qui bouscule
nos perspectives sur le vivant et la nature. À la croisée du récit de voyage,
de l’enquête éthologique et de l’essai philosophique, l’auteur partage son
expérience et sa manière de recomposer notre rapport aux différentes formes que
prend la vie.
Baptiste Morizot défend l’idée d’une “diplomatie des
interdépendances”, c’est-à-dire une manière de considérer le vivant non pas en
termes de camps qui s’affrontent, mais comme un réseau de dépendances mutuelles
entre les formes de vie. Il évite ainsi les pièges d’avoir à choisir un camp
dans les débats écologiques actuels pour proposer un perspectivisme à la fois
plus complète et complexe, où la compréhension des multiples perspectives
augmente notre empathie et notre égard à ce qui n’est pas “humain, beaucoup
trop humain” et pourtant tout aussi vivant que nous.
J’imagine que tout lecteur a déjà vécu cette étrange situation de lire un livre au bon moment, un peu comme s’il cueillait un fruit à sa parfaite maturité. C’est ce que j’ai ressenti en lisant ce livre, à la fois très simple d’accès mais d’une grande profondeur. Il utilise le terrain de l’écologie et de l’éthologie mais ne s’y limite pas, tant ses réflexions résonnent au-delà de ces deux disciplines. Que ce soit à partir de son expérience de pisteur de loups ou bien de gestes quotidiens aussi simples que celui de saler un plat, il invite à repenser notre rapport au monde à partir de concepts passionnants, inspirés tout autant de Spinoza, de Deleuze, ou encore de la permaculture. Si ça, c’est pas une parfaite alchimie !
Les points clefs “à
retenir du livre”
Une approche philosophique
complexe mais totalement accessible grâce aux nombreux exemples pris par
l’auteur.
Des découvertes fascinantes
des diverses formes de vie, en particulier celle des loups.
Une tentative réussie de
repenser la philosophie de terrain à l’aune des crises écologiques actuelles
sans tomber dans aucune forme de pessimisme.
Le livre en 1 question : Comment la
philosophie nous apprend-elle à réinsérer l’homme dans la diversité du vivant ?
Danse avec les loups
La plus grande partie des textes et des réflexions tirées de ce
recueil font référence à l’expérience de l’auteur pendant différentes sessions
où il pistait la trace de meutes de loups. En plus de nous plonger dans ce
monde mystérieux et mal compris des loups et de leurs comportements, Baptiste
Morizot nous conduit inlassablement vers l’introspection : renverser le miroir
et chercher à prendre le regard du loup sur l’homme. C’est ce qui donne à ces récits
de voyage un côté chamanique et animiste. Comme l’auteur l’explique, il ne faut
pas forcément entendre par ces termes une dimension spirituelle et religieuse,
mais plutôt une manière de recréer des liens entre les formes de vie, de se
décentrer et de se rappeler que nous avons toujours été inspirés et connectés
aux autres formes animales et végétales. En les respectant, et en cherchant à
mieux les comprendre, on se reconnecte à une représentation de la vie plus
complète.
On en apprend d’ailleurs beaucoup dans cet ouvrage, comme le fait
que l’on peut vraiment hurler avec les loups et qu’ils peuvent nous répondre
quand l’imitation n’est pas trop mauvaise. Ce moyen de communication et de
géolocalisation des autres membres de l’espèce est encore plein de mystère,
mais il est fascinant d’étudier notre propre rapport au langage à l’aune de ce
dispositif animal. Hurler avec les loups, c’est tenter de se connecter, de
dialoguer avec une autre espèce, en ne faisant finalement rien de mieux que
balbutier comme un enfant qui s’amuse à répéter les sons qu’il entend.
Réfléchir à ce que peut ressentir le loup qui entend un humain hurler pour lui
répondre est particulièrement abyssal, en ce sens, sur les enjeux philosophiques
de la communication.
L’autre animal
Si le comportement du loup conserve une part de mystère, il en
reste que le lien entre l’homme et le loup n’est pas si difficile à tracer.
Tout l’enjeu de l’ouvrage consiste justement dans la pluralité des “manières”
d’être vivant, et dans les infinies relations entre les vivants. Gilles
Deleuze, à son époque, diversifiait les représentations animales en
s’intéressant philosophiquement à des formes de vie moins proches de la nôtre,
comme celle de la tique ou du lézard. Baptiste Morizot poursuit ce travail en
interrogeant par exemple notre rapport à l’éponge. Comme il l’explique très
poétiquement, chaque fois que nous salons nos aliments, nous pouvons le faire
comme un geste qui rend hommage à la forme de vie sub-aquatique que nous étions il y a des milliards
d’années. Une partie de notre histoire, de notre “ancestralité”, repose aux
fonds des eaux et nous relie aux éponges et coraux. C’est en comprenant toutes
ces relations entre les formes de vie que nous sommes capables d’avoir plus
d’égard et un comportement “ajusté” pour améliorer les conditions de vie des
autres formes de vie.
Car entre un homme, un loup, une éponge et un champignon, il y a
des rapports mais pas de commune mesure. Comment parvenir à mesurer et mettre
sur un pied d’égalité des formes de vie si différentes? L’auteur s’oppose à
l’argument anti-spéciste selon lequel “l’égale considération des intérêts” doit
définir notre rapport aux autres espèces vivantes. Il est plus important de
chercher à “ajuster” ses égards que de donner à tous le même égard. Cette
différence construit dans le droit et dans la morale les distinctions entre
justice et justesse, entre égalité (= donner à tous la même chose) et équité (=
donner à chacun quelque chose de différent en vue de s’adapter à sa condition
et de corriger des inégalités antérieures):
Déconstruire
l’humanisme moderne
Mais la question est alors de savoir quels sont les rapports que
l’on peut construire entre les vivants, aussi différents soient-ils ? Car nous
ne vivons pas dans des mondes séparés, et nos manières d’être vivant se
confrontent sans arrêt les unes aux autres. Il ne suffit pas de comprendre
comment le loup habite le monde, il faut comprendre comment cette manière de
vivre affecte celles des autres vivants, les humains, les troupeaux de brebis,
et une infinité d’autres. Selon Baptiste Morizot, pour construire des égards
ajustés, il faut déconstruire le mythe humaniste de la modernité qui sépare
l’homme du reste des animaux, qui voient dans la culture la voie suprême pour
s’élever et maîtriser la nature. Nous ne sommes pas supérieurs aux animaux,
nous ne sommes qu’une autre manière d’être vivant, parmi des millions qui
peuplent la surface de la terre. Pourtant, ce mouvement ne prend pas la forme
rousseauiste d’un retour à la nature, mais plutôt celle d’une compréhension
plus fine et attentive de la diversité du vivant :
“Imaginez toutes les phrases possibles et ajoutez-y autre. Un tout
petit adjectif, si élégant dans son travail de reconfiguration cartographique
du monde : il redessine à lui seul à la fois une logique de différence et une
commune appartenance. Il retrace des ponts et des frontières ouvertes entre les
êtres rencontrés dans l’expérience. Personne n’aura rien perdu.” (p. 24)
Les “autres” formes de vie ont donc à nous apprendre beaucoup car
nous partageons avec elles ce que l’auteur appelle une “ancestralité”,
c’est-à-dire un héritage phylogénétique et un chemin dans l’histoire de
l’évolution qui est toujours une co-évolution. Nous ne sommes pas les seuls à
évoluer, et nous ne sommes pas les seuls à impacter le reste du vivant : nous
sommes nous aussi tout autant impactés par les évolutions animales et végétales
qu’elles ne le sont par nos diverses activités.
On a toujours eu tendance à déconsidérer les autres espèces
vivantes. Toujours trop attaché à savoir ce qui constituait le propre de
l’homme, ce dernier a cru rompre avec “la nature” et devenir maître de cette
dernière alors même qu’il ne peut vivre sans l’ensemble des mécanismes et
formes de vie qui la composent. D’ailleurs, comme le remarque l’auteur,
l’animalité ou la bestialité est toujours envisagé par la pensée moderne comme
un amoindrissement : être bête, c’est être idiot. Le fait d’être “sauvage” est
un manque d’éducation, et si l’objectif de l’humanisme semble à premier égard
louable en cherchant à rassembler toutes les humains sous la même catégorie,
donnant accès aux mêmes égards, cela s’est fait historiquement au prix d’une
rupture avec nos rapports aux autres formes de vie.
Ajuster son regard sur le monde et la vie qui le compose, c’est
sortir du fantasme binaire opposant la nature à la culture, c’est comprendre
que l’enjeu de demain est le même que celui d’hier : réussir à composer avec
l’ensemble du vivant, mettre à profit notre fascinante capacité de
compréhension et d’empathie au profit non pas de la domination, mais de la collaboration
et de l’alliance.
Je ne peux que vous recommander la lecture de ces très belles pages, qui vous donneront sans doute envie d’enfiler vos chaussures de randonnée non pas pour fuir le monde qui déraille, mais pour se reconnecter avec les autres manières d’être vivants. Et je crois que que ça ne sera pas de refus en ces temps difficiles.
http://lapausephilo.fr/2020/11/26/note-lecture-morizot-manieres-etre-vivant-ecologie-deleuze/
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