Un seul journal français a osé écrire
que la tuerie d’Orlando est un crime homophobe. Un constat regrettable car ce
processus d’invisibilisation des causes du massacre est politiquement pervers.
Un seul quotidien français aura osé
mettre à sa une le mot homophobie pour qualifier le massacre d’Orlando. Un seul
a osé dire la vérité. Un seul. Seul le quotiden Sud Ouest a
titré « Massacre homophobe ». Le recensement n’est guère glorieux. Un
seul journal pour oser dire l’évidence. L’essence. Le sens. Dès lors que l’on
ne dit pas pourquoi, les victimes d’Orlando sont comme tuées une seconde fois.
L’invisibilisation est ressentie comme une forme d’humiliation. Ne pas dire
« homophobe », « gay » efface le sens du meurtre de masse.
Médias et politiques ont donné le sentiment de se tordre l’esprit, et les mots,
pour ne pas avoir à écrire ou dire des mots qui brûlent la plume et la bouche.
Il est vrai que l’expression « boite gay » a été employée, dès le
début, pour caractériser l’endroit où le crime a été commis, et il serait
confortable de se réfugier derrière ce qu’elle implique. « Boite
gay », donc « victimes gays », cela va de soi. Et puisque cela
va de soi, cela va sans dire. Le procédé est confortable.
On donne la clé, mais on n’ouvre pas la porte. On ne nomme pas, on évoque.
On sous-entend, mais on n’énonce pas. Comprenne qui pourra. On suggère, mais on
n’informe pas. Le processus est pervers. Car ce que l’on ne nomme pas est
effacé. Occulté. Nié. Jusqu’à en devenir insupportable. Or, ce n’est pas une
« boite gay » que le tueur d’Orlando a assassiné, mais des gays,
parce que gays.
Une indifférenciation coupable
L’invisibilisation produit une indifférenciation coupable. Effaçant,
occultant, niant de facto le mobile du crime, elle a pour effet de tuer les
morts une seconde fois. Dépourvu de sens, l’acte monstrueux du terroriste est
comme annihilé. Ne pas dire qu’il a tué parce qu’habité par une haine de lui
(on sait désormais qu’il était un habitué de l’endroit) déplacée sur les
autres, dont le seul tort était d’être à ses yeux ce qu’ils étaient, c’est nier
le crime contre l’humanité.
Engendrée par l’invisibilisation, cette indifférenciation est d’autant plus
dangereuse qu’elle peut être confondue avec le droit à l’indifférence, qui va
de pair, lui, avec l’acquisition de droits accordés à tous, sauf à certains.
Le processus d’invisibilisation et d’indifférenciation est d’autant plus
pervers qu’il offre également, de manière tout aussi implicite, à tous ceux qui
s’opposent à l’extension des droits communs aux gays l’occasion de se prétendre
au blanchiment moral et politique, le tout sur le dos d’une autre minorité, qui
serait la seule, évidemment, à alimenter l’insécurité culturelle.
Ainsi s’établit le sentiment que les gays sont aussi l’objet d’une
tentative de prise en otage par l’adversaire politique. Celui qui, au nom de
considérations relatives qu’il estime absolues, donc supérieures, entend
imposer aux gays, perçus comme une minorité disruptive, des normes
discriminantes.
Normes religieuses. Considérations sur l’ordre naturel des choses. Les
invocations soudant le combat contre le partage des droits civils ne manquent
pas. Ceux-là mêmes qui n’ont de cesse de vouloir contraindre la minorité gay à
demeurer minorité politique et légale, ramenant le commun à la domination d’une
majorité sur des minorités (est-cela une démocratie?) en seraient devenus les
meilleurs amis, au nom de la lutte contre un ennemi supérieur.
Invisibilisation et blanchiment
politique
L’invisibilisation, médiatique et politique, du caractère homophobe du
massacre d’Orlando est une occasion offerte de rétablir, pour les adversaires
de l’extension des droits des gays, leur domination culturelle et politique sur
cette minorité. La compassion se mue en négation. La commisération se fait
dévaluation. Et la confiscation du malheur à des fins de blanchiment moral et
politique en devient insupportable.
D’où les réactions hostiles envers les
déclarations des plus grands adversaires de la loi Taubira, de Christine Boutin
à la Manif pour tous, qui n’expriment que le refus
d’être pris en otage par ceux qui, depuis des années, entendent interdire à la
société d’organiser la vie en son sein comme elle l’entend, faisant fi de
toutes prescriptions religieuses ou naturelles décrétées supérieures à la
volonté humaine.
Allons plus loin encore. Le double processus à l’œuvre, invisibilisation et
blanchiment politique, est de nature à couper la lutte permanente des gays pour
conquérir de nouveaux droits (après le Mariage, mais il faut aussi songer à
l’extension des PMA et à un encadrement de la GPA) de celle des autres
minorités.
L’occasion est trop belle, pour tous les réactionnaires (de tous horizons,
droite et gauche confondues) qui ont lu Gramsci, de tenter de briser
l’intersectionnalité entre cause gay et d’autres causes, qui ne font que
réclamer la reconnaissance de droits qu’on leur refuse au nom de l’intérêt
supérieur d’une majorité, supposée cohérente, sur les minorités, supposées
fragmentées et nuisibles à l’harmonie de la société.
Le risque politique est grand: celui de voir transformer en contestables,
revendications culturelles des luttes sociales qui, prises toutes en globalité,
convergent dans une demande générale d’émancipation pour tous.
Les adversaires de l’instauration du Mariage pour tous n’en demandaient pas
tant.
Enrôler la minorité gay sous la bannière
de la « France, pays chrétien de culture » vanté parNicolas
Sarkozy, Marion Maréchal-Le Pen ou Christine
Boutin ; l’occasion faisant le larron, pourquoi s’en priver?
Idem pour ces « républicains » identitaires (quelques uns étant le
faux-nez de Manuel Valls) qui essentialisent la République au nom d’une laïcité
transformée en arme de destruction culturelle des minorités ontologiquement
dangereuses, surtout religieuses ; l’occasion faisant le larron, pourquoi
s’en priver?
Voilà où peut mener, si l’on n’y prend
garde, l’invisibilisation médiatique et politique des victimes d’Orlando. En
France ou ailleurs. Et voilà pourquoi il faut nommer ce qui est sans se
contenter de le suggérer. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au
malheur du monde » disait Camus, on ajoutera ici que ne pas nommer, c’est
encore pire, car c’est laisser triompher le malheur dans le monde. Et tous les
malfaisants avec lui.
Bruno Roger-Petit
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