La romancière et essayiste
Benoîte Groult, figure du féminisme français, est morte, a annoncé, mardi
21 juin, sa famille.
Ce 31 janvier 1920, André et Nicole Groult attendaient leur premier
enfant, un petit Benoît. Mais c’était une fille. Alors ce fut Benoîte. Quatre
ans plus tard viendrait une autre fille, Flora. Ce prénom de Benoîte fut jugé
trop rude pour une petite fille, et on lui substitua Rosie. Rosie attendra la
fin de son adolescence pour comprendre que
Benoîte, plus sec, moins mièvre, lui convenait beaucoup mieux. Sa mère, sœur du
grand couturier Paul Poiret, était créatrice de mode.
Elle avait, outre son mari, de nombreux admirateurs, des amitiés féminines,
voire des amours, dont Marie Laurencin, qui était la marraine de Benoîte. Elle
a transmis à sa fille son « goût forcené de la vie ». « J’admirais
ma mère en bloc, écrit Benoîte Groult dans Mon évasion(Grasset,
2008), son autobiographie. Mais tout ce qu’elle faisait en détail me
hérissait : j’avais horreur de la mode des chapeaux, des robes de la
clientèle, horreur des réceptions, des grands dîners. »
C’était Flora, la cadette, une belle blonde, qui aimait les robes créées
par sa mère. Benoîte n’en était pas jalouse, elle a toujours gardé une
tendresse pour sa sœur, elles ont écrit des livres ensemble, elle a été proche
d’elle jusqu’à sa mort en 2001, après une longue maladie d’Alzheimer.
Nicole avait une fille à son image, Flora, et le père, André – décorateur qui
s’était spécialisé dans le travail du galuchat –, avait
Benoîte, qui partageait son goût de l’effort physiqueet
intellectuel, et, comme lui, aimait la Bretagne, que Nicole détestait. Benoîte
Groult a eu jusqu’à la fin de sa vie une maison en Bretagne.
Révolte instinctive
A l’adolescence, Benoîte ne s’est pas contentée de se désintéresser de
ses vêtements, elle s’est employée à devenir laide, comme
elle l’a rappelé dans le livre où elle affirmait son féminisme, Ainsi
soit-elle (Grasset, 1975) : « L’idée que mon honorabilité
future, ma réussite en tant qu’être humain passaient par l’obligation absolue
de décrocher un mari,
et un bon, a suffi à transformer la
jolie petite fille que je vois sur mes photos d’enfant en une adolescente
grisâtre et butée, affligée d’acné juvénile et de séborrhée, les pieds en
dedans, le dos voûté et l’œil fuyant dès qu’apparaissait un représentant
du sexe masculin. »Mais cette révolte instinctive était encore loin
d’une prise de conscience de la nécessité de s’affirmer féministe pour combattre un destin
de femme tracé d’avance.
Quand Benoîte a 23 ans, en 1943, sa mère s’inquiète déjà de la voir « coiffer
Sainte-Catherine » si elle ne se fait pas épouser avant 25
ans. Après avoirmanqué « un
beau parti », le fils de l’écrivain Georges Duhamel, elle se fiance
avec un étudiant en médecine, Pierre Heuyer. Ils se marient
le 1er juin 1944, après le séjour de Pierre Heuyer dans un
sanatorium. On le dit guéri de sa tuberculose, mais un mois après son mariage,
il rechute, et meurt quarante jours plus tard. Jeune veuve dans Paris libéré,
Benoîte refuse de se laisser aller au chagrin et
rejoint, avec Flora, les bénévoles qui font visiter Paris aux
Américains. Elle tombe amoureuse d’un des soldats, mais ne souhaite pas le suivre en Amérique.
Ils gardent cependant une relation amoureuse, qu’elle racontera, en faisant de
cet homme un marin pêcheur, dans son roman Les Vaisseaux du cœur,
en 1988 (Grasset & Fasquelle).
« RIEN NE CHANGERA PROFONDÉMENT AUSSI LONGTEMPS
QUE CE SONT LES FEMMES ELLES-MÊMES QUI FOURNIRONT AUX HOMMES LEURS TROUPES
D’APPOINT, AUSSI LONGTEMPS QU’ELLES SERONT LEURS PROPRES ENNEMIES »
En dépit de ce veuvage précoce et de la rencontre avec l’Américain, Benoîte
se remarie très vite, en 1946, avec un séduisant journaliste, Georges de
Caunes. Ils ont eu deux filles en deux ans, Blandine et Lison, et leur mariage
ne dure pas bien longtemps. Bien que Benoîte fasse de lui un magnifique
portrait dans Mon évasion, il préférait de loin les soirées entre
copains à la compagnie de sa femme. Avoir deux filles
était peu gratifiant pour un « macho », mais Benoîte ne voulait plus
d’enfant de lui, elle a préféré avorter, dans des
conditions qu’elle raconte dans Mon évasion, et qui semblent
aujourd’hui d’une barbarie d’un autre âge.
Enfin, si l’on peut dire, elle épouse, après
son divorce, Paul Guimard, avec lequel elle restera jusqu’à la mort de
celui-ci, le 2 mai 2004. Il avait un autre charme que celui de Georges de
Caunes : une incurable nonchalance, un dédain absolu pour ce que les autres
nomment le travail. Benoîte Groult savait qu’il « n’avait pas fait
vœu de monogamie » et que tout ne serait pas facile. Mais avec
lui a commencé une autre vie, qui l’a menée vers son destin de romancière et de
féministe. Ils ont eu une fille, Constance, car Benoîte voulait un enfant de
l’homme qu’elle aimait.
De tous les combats
Encouragées par Paul Guimard, Benoîte et Flora Groult publient en 1962 Journal
à quatre mains, chez Denoël. Le livre est bien accueilli. Il est donc
suivi, chez le même éditeur, par Le Féminin pluriel (1965) et Il
était deux fois (1968). Mais Benoîte sent qu’on veut l’enfermer dans
la « littérature féminine » et, de nouveau avec le
soutien de Paul Guimard, elle publie en 1975 Ainsi soit-elle (Grasset)
(qui aura une nouvelle édition, préfacée par elle, en 2002). Elle était un
peu désarçonnée par la radicalité des jeunes féministes, après 1968, et elle a
décidé de dire les choses à sa manière. Son livre a non seulement libéré les
femmes de son âge – elle leur parlait d’elles, de leur excès de complaisance à
l’égard de leurs maris, de leur sens du sacrifice –, mais a permis à ces
femmes, qui étaient les mères de jeunes féministes se disant
« révolutionnaires », de mieux comprendre leurs filles.
Comme Simone de Beauvoir au moment du Deuxième Sexe (Gallimard,
1949), Benoîte Groult croyait que ses filles allaient être épargnées par
ce qu’elle avait vécu, mais elle ajoutait une réflexion que les femmes peuvent
encore méditer : « Rien ne changera profondément aussi
longtemps que ce sont les femmes elles-mêmes qui fourniront aux hommes leurs
troupes d’appoint, aussi longtemps qu’elles seront leurs propres
ennemies. »
Après ce coup d’éclat, Benoîte Groult, internationalement reconnue, n’a
jamais baissé les armes, participant à tous les combats des femmes et
s’engageant même dans une lutte qui divisait les féministes, celle de la
féminisation des noms de métier. De 1984 à 1986, elle préside la Commission de
terminologie pour la féminisation des noms de métiers, de grades et de
fonctions, créée par Yvette Roudy, alors ministre des droits des femmes. Ce
combat-là aussi, elle l’a gagné, et, désormais, celles qui détestent se voir
qualifiées d’« écrivaines » ou d’« auteures » y
sont contraintes, contre leur gré.
Après Le Féminisme au masculin, en 1977
(Grasset), Benoîte Groult est revenue au roman avec Les Trois Quarts du
temps, en 1983, puis Les Vaisseaux du cœur, en 1988,
cette histoire d’amour « parallèle »,
cette affirmation de liberté amoureuse et sexuelle dont on sentait qu’elle
était autobiographique, et qui a choqué certaines personnes conventionnelles.
Ensuite sont venus Pauline Roland ou comment la liberté vint aux femmes (Robert
Laffont, 1991), Cette mâle assurance (Albin Michel, 1993) et
un premier essai d’autobiographie, Histoire d’une évasion (Grasset,
1997).
« Un goût forcené pour la vie »
Puis Benoîte Groult s’est interrompue pendant presque dix ans, au point
que, lorsqu’elle a publié La Touche étoile, en 2006, Grasset,
son éditeur, était perplexe. N’avait-elle pas été un peu oubliée ? C’était
ne pas comprendre qu’en trente ans, on était passé de la question
« Comment avoir, ou non, un enfant ? » à « Comment vieillir ? »
et « Comment mourir ? ». La Touche étoile a été
un énorme succès. Benoîte Groult y parle de la vieillesse « qu’on
ne peut pas dire », car ce serait « chercher à décrire la neige à
des gens qui vivent sous les tropiques. Pourquoi leur gâcher la vie sans soulager la
sienne ? »Elle qui a rejoint l’Association pour le droit de mourir dans la
dignité est indignée par les propos qu’on lui tient sur la mort :
« Réclamant le droit de choisir ma mort
comme j’avais réclamé autrefois celui de donner ou non la
vie, voilà que je me retrouvais dans la même position de quémandeuse devant la
même nomenklatura ! Voilà qu’on me parlait comme à une petite fille, alors
que j’avais le double de l’âge de tous ces médecins et n’étais plus coupable
que d’avoir trop vieilli à mon goût ! Ma vie n’était donc plus à
moi ! »
Forte de ce succès, elle a repris, revu et complété son autobiographie,
sous le titre Mon évasion (2008). On y retrouve une femme qui
a constamment cultivé ses passions et son amour des maisons, en Bretagne, à
Hyères, en Irlande. On partage les longues parties
de pêche avec Paul Guimard, leurs virées en bateau. Elle réaffirme son désir,
toujours, d’alterner grands combats, engagements politiques – Paul Guimard et
Benoîte Groult furent des proches de François Mitterrand – et petits plaisirs
de l’existence : une escapade en mer, un dîner entre amis. En
un mot, et reprenant l’adage de cette mère pour laquelle elle avait pourtant
des sentiments mêlés, Benoîte Groult transmet à ses lecteurs un beau
message : « Avoir un goût forcené pour la vie ».
http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2016/06/21/mort-de-benoite-groult-grande-figure-du-feminisme_4954805_3382.html#al1w6Kz4BhHA58cm.99
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