Par Claude Samuel
Peter
Gottlieb (Lear) et David Knutson (Edgar). Opéra de Paris, 1982
© Daniel Cande
© Daniel Cande
Alors que Lear est donné cette saison pour la première
fois en version originale à l’Opéra de Paris, Claude Samuel – artisan de la
musique en train de se faire et témoin de plusieurs décennies de création –
ravive ses souvenirs et nous raconte l’événement que constitua la création en
version française de l’opéra d’Aribert Reimann en 1982 au Palais Garnier.
Lorsqu’en novembre 1982 (était-ce le mercredi 3 ?), j’ai assisté à la
création française du Roi Lear, l’opéra d’Aribert Reimann, à
l’Opéra de Paris, Bernard Lefort avait succédé depuis deux ans à Rolf
Liebermann à la tête de l’institution, mais c’est très vraisemblablement le
précédent patron, parfaitement au courant de l’actualité des scènes allemandes,
qui avait eu l’initiative de cette première française. C’était une nouveauté
pour la France où le nom de Reimann n’était connu que d’une poignée de
spécialistes (est-ce si différent aujourd’hui ?), mais l’ouvrage, créé à
l’Opéra de Munich le 9 juillet 1978 dans la mise en scène de notre compatriote
Jean-Pierre Ponnelle, avait déjà connu une diffusion internationale – monté
dans quelques autres villes allemandes ainsi qu’aux Etats-Unis, enregistré sur
un disque que diverses académies avaient couronné.
La présence de Dietrich Fischer-Dieskau dans le rôle-titre, cet immense
interprète qui avait soutenu dès le départ, sinon même suscité, le projet de
Reimann, avait largement contribué à ce spectaculaire lancement. Je ne sais si
Fischer-Dieskau avait été sollicité pour Paris, mais mon premier Lear fut Peter
Gottlieb, baryton tchèque de naissance, naturalisé français. Et si j’en juge
par l’article que j’ai rédigé dans la foulée, il incarna avec une belle
violence la démence royale (parfait dans « l’hallucination », ai-je noté).
Brèves mentions sur la mise en scène de Jacques Lassalle et les décors de
Yannis Kokkos, sinon pour préciser que, « jouant avec talent le destin
individuel, ils ont nécessairement (ce « nécessairement » me paraît, après
coup, assez gratuit, mais révélateur des soucis de l’époque) évacué les
références historiques, quitte à banaliser des personnages portant le
complet-cravate. » Pas de réserve pour la « superbe » direction musicale du «
jeune chef » Friedemann Layer - aujourd’hui largement septuagénaire - qui fut
l’assistant d’Herbert von Karajan et de Karl Böhm avant d’attacher son nom aux
opéras de Düsseldorf et de Mannheim. À Paris, en ce novembre 82, rien que des
compliments pour l’Orchestre de la maison et son chef. Il est vrai que les
musiciens de l’Opéra s’étaient attaqués à une forte partie l’année précédente
avec la musique de György Ligeti pour ce Grand Macabreservi
(desservi, dirent certains) par la mise en scène très provocante de Daniel
Mesguich. L’année suivante, ils auront sur leur pupitre l’énorme partition du Saint
François d’Assise d’Olivier Messiaen, un opéra que Rolf Liebermann
avait commandé à Messiaen huit ans auparavant, et qu’il ne découvrira qu’en
spectateur.
Friedemann Layer (chef d’orchestre) et Aribert Reimann lors de la création
de « Lear » au Palais Garnier © Daniel Faunières
Seule réserve, mais de taille, pour ce nouveau Roi Lear.
L’inintelligibilité du texte, chanté en allemand dans mon souvenir mais, en
réalité, dans la « transposition française » d’Antoinette Becker (1920-1998),
traductrice et auteur d’ouvrages consacrés notamment à la jeunesse. De toute
façon, les surtitres n’étaient pas encore le passage obligé et très opportun du
répertoire lyrique. Pourtant depuis certaines confidences de Richard Strauss,
en particulier sa correspondance avec le compositeur Gustave Samazeuilh – une
haute silhouette, toujours remarquée dans les premières de Garnier –, les
amateurs d’opéra savaient bien que les auteurs tiennent à se faire comprendre,
même s’ils n’effectuent pas le service minimum ...
Commentant l’irruption shakespearienne à Garnier, j’ai noté : « Tessiture
hypertendue de certaines lignes vocales, déchaînement impressionnant de la
masse orchestrale (c’est Strauss qui disait à un chef d’orchestre pendant une
répétition : Plus fort ! J’entends encore les voix…). » Et, en
guise de conclusion, je conseillais à mes lecteurs « le rideau baissé, de
relire d’urgence la pièce de Shakespeare. » Remarque finale, ambiguë je dois
dire : « Lear d’Aribert Reimann est une éclatante réussite dans la mesure où
l’on y touche du doigt l’irréductibilité des grands chefs-d’œuvre. » Reimann
était (et sera) familier des grands textes : Strindberg, Euripide, Kafka,
Federico García Lorca… Le secrétaire de rédaction du journal titra très
objectivement mon papier : « Le Roi Lear au Palais Garnier » ; mais, dans un
encadré concernant cet inconnu de Reimann, il annonça : « La réconciliation de
la création et des grands chanteurs ».
https://www.operadeparis.fr/magazine/le-jour-ou-lear-a-ete-cree-au-palais-garnier
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