Par Clélia Renucci
La comtesse, 2010, film de et avec Julie Delpy,
Collection Christophel
© Celluloid Dreams
© Celluloid Dreams
Si une relation amoureuse entre un homme d’âge mûr et une jeune femme
semble la chose la plus naturelle du monde, une certaine morale réactionnaire
n’a de cesse de stigmatiser les femmes éprises d’amants plus jeunes qu’elles.
Ces dernières années, un mot-repoussoir a même été forgé : cougars.
Auteur de Libres d’aimer, les cougars dans la littérature, Clélia
Renucci nous propose de dépasser les préjugés et, se penchant sur la relation
de la Maréchale et d’Octavian, plonge au cœur de la complexité psychologique du Chevalier
à la rose.
« Ces figures étaient là et jouaient devant nous encore avant que nous
eussions des noms pour elles : le comique, le barbon, la jeune fille, la grande
dame, le « chérubin ». C’étaient des types dont
l’individualisation demeurait réservée à la plume chargée de l’exécution. »
Hugo von Hofmannsthal, le librettiste du Chevalier à la rose décrit
ainsi la genèse du scénario. C’était dans les années
1900, aujourd’hui, il écrirait sans doute « cougar » pour « grande dame ». Car si le mot est récent –
entré dans le dictionnaire en 2012 – le principe ne l’est pas. L’attrait
réciproque des femmes mûres et des hommes jeunes n’a pas d’âge… Dans la Bible,
Joseph n’a-t-il pas été emprisonné pour n’avoir pas répondu aux avances de
Putiphar ? Et à l’inverse chez Stendhal, la mort de la Sanseverina ne suit-elle
pas de près celle de son neveu Fabrice Del Dongo qui n’a pourtant jamais
répondu à son amour ? A ces passions tragiques,
Hofmannsthal choisit d’opposer la légèreté d’une farce viennoise.
Lorsque la belle Maréchale perçoit la distance temporelle qui la sépare de
son jeune amant Octavian, elle lui rappelle qu’il faut « prendre les choses à
la légère, le cœur léger et les mains légères, les tenir et les prendre, les
tenir et les laisser… », halten und nehmen, halten und lassen…
Et cette légèreté se retrouve dans l’ensemble du livret de cette « comédie
pour musique ». Nulle larme, nul cri ne viennent perturber le transfert de
l’amant par la « grande dame » à la « jeune fille », juste un symbole scénique
: la scène s’ouvre sur un lit aux draps défaits et se referme sur celle d’un
mouchoir. Comme le voulait Richard Strauss, « il faut pour la
Maréchale garder sa grâce viennoise et sa légèreté, montrer des yeux à la fois
humides et secs. »
Elle a eu des amants, elle en aura sûrement encore. Cette
transition est une prise de conscience, non une fatalité. « Légers, nous devons
l’être […] la vie punit ceux qui ne le sont pas. » Certes, mais on lit aussi
chez Hofmannsthal qu’il faut « cacher la profondeur. Où ? A la surface ».
Gageons !
La Maréchale sent la fatalité du
temps reprendre ses droits sur elle.
L’opéra oppose quatre personnages : la cougar, le barbon, le chérubin et
l’ingénue. Commençons par le couple formé par Octavian, dix-sept ans, et la
Maréchale, trente-deux ans. Un prénom et un titre, la dissymétrie des
situations est d’emblée avancée.
Leur liaison repose sur une distorsion admise, et même recherchée par la
Maréchale. Alors que le couple s’ébat au petit matin dans un lit défait, au
premier bruit, elle croit entendre son mari revenir de la chasse et fait
disparaître son amant derrière le paravent. Octavian oublie son épée sur le lit
au moment de se cacher, elle lui en fait reproche : « Etourdi ! Est-ce que ce
sont là des façons de faire ? » Et Octavian de répliquer : « Si mon
comportement vous paraît trop stupide et si vous ne comprenez pas que je n’ai
pas l’expérience de ces choses, alors je ne comprends plus ce que vous trouvez
en moi. » Ce qui plaît à la Maréchale, c’est justement que son amant soit un
novice. Alors qu’elle n’en est pas à sa première expérience, même si elle ne
veut pas s’étendre sur celles-ci devant « celui » du moment : « Tu n’as pas besoin
de tout savoir. »
Un autre jeu de scène est éloquent : Octavian se retrouve souvent dans la
même position, la tête sur les genoux de sa maîtresse, se laissant caresser les
cheveux en bon enfant qui veut du réconfort. Et les mots d’amour qu’ils échangent
« Marie-Thérèse ! – Octavian ! – Bichette ! – Quinquin ! – Mon trésor ! – Mon
petit ! », nous rappellent l’initiation de Rousseau par Madame de Warens et
leurs surnoms respectifs – « petit », « maman » – d’autant que leur liaison a
inspiré le librettiste.
Mais à la différence des Confessions, nous n’assistons pas aux
prémices de leur relation, déjà bien avancée et vouée à se terminer bientôt si
l’on en croit les propos d’Octavian : « Wie du warst ! Wie du bist ! »,
« Comme tu étais ! Comme tu es ! », du passé au présent, le futur n’est pas
évoqué… La cougar semble figée dans une image ou un souvenir qui n’est pas
destiné à évoluer dans l’esprit du jeune homme.
Dans ces deux phrases exclamatives ouvrant l’opéra, Octavian enferme sa
maîtresse dans un présent-passé auquel il ne donne pas la chance de continuer à
exister. Il est heureux d’être « le seul qui sache qui [elle] est » et le seul
aussi pour lequel elle existe en tant que telle. Elle, au contraire, s’exprime
souvent au futur, sûre de son destin, comme de celui de son amant. « Quinquin,
aujourd’hui ou demain, tu t’en iras, et tu me quitteras pour une autre femme,
plus jeune et plus belle que moi ». Et à la fin de l’acte III aussi,
lorsqu’elle accorde à Octavian la main de Sophie, « aujourd’hui ou demain ou
après-demain. Ne me l’étais-je pas déjà dit ? Cela arrive à toutes les femmes.
[…] Je me suis juré de l’aimer comme il le fallait, et d’aimer même l’amour
qu’il aurait pour d’autres. Je ne m’étais certes pas doutée que cela devrait me
surprendre si vite ! ».
La Maréchale sent la fatalité du temps reprendre ses droits sur elle :
« Le temps, c’est une chose étrange. Tant qu’on
se laisse vivre, il ne signifie absolument rien du tout. Et puis, brusquement,
on n’est plus conscient de rien d’autre. Il est tout autour de nous. Il est
même en nous. Il ruisselle sur nos visages, il ruisselle sur le miroir, il
coule entre mes tempes. Et, entre toi et moi, il coule encore, sans bruit,
comme un sablier. »
Et en effet, la mécanique du temps prend les commandes. Hippolyte
son coiffeur « a fait [d’elle] une vieille femme ». Par le prénom qu’il choisit,
le librettiste nous donne tout de même un indice : Hippolyte n’est plus le fils
du grand Thésée mais le coiffeur malhabile d’une aristocrate viennoise. Cette Phèdre ne sera pas
une héroïne tragique mais un fantoche de la commedia dell’arte ;
son amant lui échappera, non pas écrasé par ses chevaux mais propulsé au rang
de Kavalier.
Si la première scène de l’acte I nous menait sur la piste de l’opérette et
du mari trompé par sa femme cachant son amant dans le placard, l’arrivée du
baron Ochs, « cette grosse voix stupide », nous en détourne. Le « Don Juan de
village », comme l’appelle Richard Strauss, a besoin de la Maréchale : il est
sur le point d’épouser une « petite poupée appétissante, quinze ans à peine »,
une Mademoiselle Faninal au père généreux et à la dot conséquente. Selon la
coutume viennoise, le futur mari doit offrir à sa promise une rose d’argent,
portée par un chevalier, rite qui consacre la demande en mariage. Il cherche un
jeune homme pour accomplir cette tâche…
Un quatuor se forme alors et deux couples apparaissent : la cougar et son
amant, le barbon et sa promise. La modernité absolue de Strauss et
d’Hofmannsthal nous impose d’observer de plus près ce parallélisme. Les
personnages de la Maréchale et du baron Ochs sont en apparence les mêmes : tous
deux sont trop vieux pour leur proie mais leur perception du temps n’a rien de
semblable. L’émouvante anamnèse de la Maréchale le prouve :
« Le voilà qui s’en va, ce mauvais sujet, bouffi d’orgueil, et il obtient
une jolie petite jeunesse et un beau magot par là-dessus, comme si c’était
naturel, et il se figure encore que c’est lui qui se compromet.
Pourquoi vais-je me mettre en colère ?
Ainsi va le monde. Je me rappelle fort bien une autre jeune fille qui est
sortie tout droit du couvent pour être soumise aux liens sacrés du mariage.
(Elle prend un miroir.)
Où donc est-elle maintenant ? Oui, où sont les neiges
d’antan ?
Je dis cela comme ça : mais il me paraît si invraisemblable que j’aie pu
être cette petite Resi et que je serai un jour une vieille femme.
La veille dame, la vieille Maréchale !
« Regardez, voilà la vieille princesse Resi ! »
Comment ces choses-là arrivent-elles ? »
Alors que la vie de la Maréchale est derrière elle, elle perçoit la
pesanteur du statut de femme dans une société où les hommes sont les maîtres du
jeu, jusque dans ceux de la séduction : « Ce ne sont là que des jeux pour
[leur] convenance ! Mais nous, mon Dieu, nous en faisons les frais,
nous en subissons la honte, mais c’est finalement bien fait pour nous. »
La vie du baron en revanche, est devant lui. Pas encore marié, il peut la
croquer à pleines dents. Si l’on compare leurs tirades, la différence est
édifiante : de « meules » en « boudoirs », le baron vit de séductions
éphémères, alors que la Maréchale se repose sur ses souvenirs, et comme elle
l’exprime si bien, « c’est dans le comment que réside la grande différence ».
On pourrait croire la Maréchale désabusée par sa lucidité, rendue
mélancolique par le constat de l’inégalité des rapports entre les hommes et les
femmes, par l’évolution inexorable du temps… mais, et c’est la finesse du
librettiste, si la cougar n’est pas maîtresse du temps chronologique, c’est
elle qui organise le temps scénique. Elle est le fatum de la
pièce, le « grand ordonnateur », celle par qui ce qui doit arriver, advient.
Ainsi, c’est elle qui, au cours de son dialogue avec le baron, lui propose
que « son cousin, le jeune comte Octavian », se charge de remettre la rose à sa
fiancée. Elle offre alors, consciemment, un sésame, un permis de tromper à son
amant qui, aguerri par son initiation, saura d’autant mieux séduire l’ingénue
promise au grossier baron Ochs. La comparaison n’en sera que plus écrasante.
Et au troisième acte, c’est elle aussi qui résout le dilemme d’un Octavian
penaud, ne sachant comment justifier son coup de foudre pour Sophie, devant
celle qui est encore sa maîtresse, « Allez vite et faites ce que vous dicte
votre cœur. […] Vous êtes bien un homme ! Allez. »
Où cacher
donc la profondeur ? À la surface.
Le seul moment où la Maréchale quitte son rôle de
metteur en scène, c’est lorsqu’elle laisse Octavian partir sans l’embrasser.
Dans un ultime sursaut, elle le rappelle, envoie ses valets… Déjà loin, il est
parti sans se retourner. La grille refermée, il a probablement ressenti la
fraicheur et la promesse d’un amour à nouveau. Elle aurait voulu changer de
rôle, redevenir pour un instant celle qu’elle fut, mais elle a ouvert une
brèche que l’amour des jeunes gens va combler.
Un autre parallèle : Octavian et Sophie partagent un point commun, au-delà
de celui de s’aimer au premier regard, ils sont dans la même situation, chacun
est engagé auprès d’un personnage qui est son aîné. Les mots qu’ils prononcent
lorsqu’ils se rencontrent sont exactement les mêmes :
SOPHIE : Où donc ai-je déjà été où j’étais si heureuse ?
OCTAVIAN : Où donc ai-je déjà été où j’étais si heureux ?
Et pourtant, le « courage » d’Octavian lors de son duel contre le baron est
altéré par la couardise dont il fait preuve au troisième acte. Embarrassé par
l’arrivée surprise de sa maîtresse, il balbutie, « C’était convenu autrement,
Marie-Thérèse, je suis surpris. Voulez-vous que je… ne devrais-je pas… la jeune
fille… le père… ».
Au contraire, Sophie, personnage sous-estimé de l’opéra, représente la
révolte. Si la Maréchale est une Phèdre qui n’aurait rien de tragique,
Mademoiselle de Faninal pourrait être une Antigone. Elle ne suit pas le chemin
imposé par son père et refuse d’épouser le baron Ochs, ce Pan qui se croit
Apollon à l’affût du moindre « gibier », « comme un bon chien de chasse qui
tient une bonne piste. » Elle épouse la jeunesse, brave la colère de son père
et brise le sort réservé aux jeunes filles, alors pourtant qu’elle est
consciente qu’elle a « d’abord besoin d’un homme pour devenir quelque chose ».
Elle parvient même à passer outre sa jalousie envers la Maréchale et sa mature
lucidité la rend plus belle encore :
« Je voudrais m’agenouiller devant cette dame et faire quelque chose pour
elle, parce que je sens qu’elle me le donne, pourtant elle m’enlève en même
temps quelque chose de lui. »
Si l’opéra semble se terminer classiquement par le triomphe de l’amour et
de la jeunesse, l’ultime quatuor est moins conventionnel qu’il n’y paraît : au
contraire des dénouements moliéresques, ce ne sont pas les pères des jeunes
gens qui se réconcilient dans un dernier rebondissement, mais l’ancienne maîtresse
et le père de la promise. Cédant en mère sacrificielle la place à la jeune
fille, la Maréchale rejoint définitivement le parti des anciens, plus proche
désormais de Faninal, à qui elle donne la réplique :
FANINAL (tapotant la joue de Sophie avec bienveillance) :
Ils sont ainsi, tous ces jeunes gens.
LA MARÉCHALE : Oui, oui.
Réplique lacunaire qui l’exclut de cette jeunesse qu’elle a vue s’enfuir
tout au long de l’opéra et laisse imaginer la naissance d’un autre couple…
Où cacher donc la profondeur ? À la surface de ce tissu blanc, laissé par
la jeunesse, mouchoir tombé sur les larmes des plus vieux dont les yeux
libertins, l’un humide et l’autre sec, pleurent la perte d’un amant avant de
passer au suivant.
La Maréchale, quoiqu’arrêtant les pendules de sa maison, n’a pu empêcher la
course du temps et le coup de foudre d’Octavian pour Sophie l’a encore
accélérée. La construction des actes et les parallélismes entre les personnages
(La Maréchale – le Baron ; la Maréchale – Sophie ; Octavian – Sophie) nous invitent
pourtant à nous méfier de cette fin heureuse et à ne pas douter qu’un jour,
Sophie rencontrera un jeune homme qui saura la séduire et la désennuyer de son
mari, chérubin devenu Apollon, chasseur tous azimuts et libertin consommé. Le
baron ne dit-il pas en parlant d’Octavian qu’il a « l’impression de se revoir
au même âge » ? Au suivant !
Clélia Renucci est professeur de Lettres Modernes. Elle vient de
publier un essai chez Albin Michel, Libres d’aimer, les cougars dans la
littérature.
https://www.operadeparis.fr/magazine/le-temps-des-amours
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