Par Walter Zidarič
Joseph
Fiennes dans Shakespeare in Love, film de John Madden, 1998, Collection
Christophel
© Universal Pictures
© Universal Pictures
L’année 2016 marque les 400
ans de la disparition du génial dramaturge anglais. D’après Julie Sanders,
professeur à l’Université de Newcastle et spécialiste de Shakespeare, depuis le
XVIIe siècle plus de trois cents opéras lui seraient liés de
près ou de loin. Certainement en raison de la modernité de sa poétique, de sa
capacité à provoquer le débat en mettant en scène des sujets universels tels
que la nature de l’amour ou du pouvoir, qui continuent aujourd’hui de résonner
et d’inspirer les artistes, pas moins de quatre œuvres inspirées par William
Shakespeare – les opéras Lear, Béatrice et Bénédict et les
ballets Roméo et Juliette et Le Songe d’une nuit d’été –
jalonnent les saisons 2015/16 et 2016/17 de l’Opéra national de Paris.
Utiliser les
pièces de Shakespeare comme modèles de livrets d’opéra est une entreprise
dangereuse.Claus H. Henneberg
Quatre
siècles de créations
« Mettre le poète en musique avec succès n’a pratiquement jamais réussi, si
l’on compte le nombre d’opéras ayant été écrits d’après lui et si l’on calcule
le pourcentage de ceux restés au répertoire, même si l’on tient compte de ceux
restés injustement dans l’oubli ». Ainsi s’exprimait, il y a plus de trente ans,
le librettiste du Lear de Reimann, à l’affiche de l’Opéra
national de Paris en mai 2016. Outre ses œuvres poétiques, 10 a écrit une
quarantaine de pièces de théâtre en deux décennies environ. Voulant établir une
liste essentielle (et donc nécessairement courte et incomplète) des œuvres
musicales inspirées des pièces shakespeariennes à partir du milieu du XIXe siècle,
on retrouve une quinzaine de titres. Du côté de l’opéra, en délaissant la
musique symphonique et la musique de scène, le Macbeth de
Verdi (1847, puis 2e version pour Paris en 1865) ouvre la voie
qui va vite être empruntée par d’autres compositeurs comme l’Allemand Otto
Nicolai, qui s’inspire des Joyeuses commères de Windsor en
1849, ou Ambroise Thomas, dont l’opéra-comique Le Songe d'une nuit
d'été (1850) est une adaptation très libre de l’original anglais, ou
encore Halévy, dont La Tempête, sur un livret italien, est donné à
Londres en 1850. Berlioz est ensuite son propre librettiste pour Béatrice
et Bénédict (1862), opéra-comique à partir de Beaucoup de
bruit pour rien, tandis que Boito et Franco Faccio créent leur Hamlet en
Italie en 1865 et qu’Ambroise Thomas s’y intéresse peu de temps après (1868).
Gounod s’empare à la même époque de Roméo et Juliette (1867),
sujet qui va inspirer un nombre très important d’opéras et d’œuvres musicales
tout au long du XIXe et du XXe siècle, jusqu’à West
Side Story (1957) de Leonard Bernstein, auRoméo et Juliette (1988)
de Pascal Dusapin et au-delà (par exemple la comédie musicale homonyme de
Richard Cocciante en 2007).
Macbeth de Giuseppe Verdi dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov ©
Christian Leiber / OnP
Le XIXe siècle poursuit son exploration opératique de
l’univers shakespearien avec Der Widerspenstigen Zähmung (1873)
d’Hermann Goetz, d’après La Mégère apprivoisée, et deux opéras de
Verdi et Boito, Otello (1887) et Falstaff (1893),
toujours au répertoire. Au tout début du XXe siècle, Charles
Villiers Stanford crée en Angleterre Much Ado About Nothing (1901),
alors que Gustav Theodore Holst s’inspire, pour son At the Boar's Head (1924),
de la scène de la taverne d’Henry IV. Ensuite c’est au tour du Marchand
de Venise d’être abordé à la fois par Reynaldo Hahn à l’Opéra de Paris
en 1935, et Mario Castelnuovo-Tedesco à Florence en 1961, tandis qu’en pleine
période fasciste Gian Francesco Malipiero s’attaque, non sans hasard, au Jules
César shakespearien (1936). Vingt ans plus tard, La Tempête inspire
un opéra allemand de Frank Martin, Der Sturm (1955), suivie un
demi-siècle après de la vision de Thomas Adès (2004). En 2011, à New York, voit
le jour The Enchanted Island, un pasticcio à
partir de La Tempête et du Songe d’une nuit d’été,
sur un livret de Jeremy Sams. Le même Songe d'une nuit d'étéinspire
notamment Benjamin Britten en 1960, alors qu’aux Etats-Unis Samuel Barber
compose Antony and Cleopatra (1966) sur un livret de Franco
Zeffirelli, révisé en 1975 avec Gian Carlo Menotti. Avant d’en venir au Lear de
Reimann, regardons du côté de la danse.
La danse, plus forte que la mort
Si la comédie musicale Kiss me, Kate (1948) de Cole
Porter, librement adaptée de La Mégère apprivoisée, remet l’œuvre
au goût du jour dans l’après-guerre, le chorégraphe John Cranko se penche sur
la pièce shakespearienne en 1968, pour le Ballet de Stuttgart, sur une musique
de Kurt-Heinz Stolze. Et en 2014, Jean-Christophe Maillot crée pour
le Bolchoï une nouvelle « Mégère », sur des musiques de film de Chostakovitch.
Cependant, pour la danse, deux œuvres en particulier vont occuper le haut du
pavé : Le Songe d'une nuit d'été et Roméo et Juliette.
Roméo et Juliette de Sergueï Prokofiev dans la chorégraphie de Rudolf
Noureev © Julien Benhamou / OnP
La première, sous des airs ludiques avec sa part de rêverie, et où le jeu
de la mise en abyme est très présent, met en scène deux couples de jeunes
amoureux transis qui se désunissent pour mieux se retrouver à la fin. C’est en
1876, à Saint-Pétersbourg, que Marius Petipa crée sa chorégraphie sur la
musique de scène de Mendelssohn, complétée en 1843 avec notamment la célèbre
Marche nuptiale. Ce ballet est ensuite remonté en 1906 par Michel Fokine pour
les élèves du Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg, et il faut attendre 1962
pour que George Balanchine crée sa propre version pour le New York City Ballet,
qui entrera au répertoire de l’Opéra national de Paris la saison prochaine.
Depuis, d’autres chorégraphes ont proposé leur version : Frederick Ashton, Heinz
Spoerli, John Neumeier, Bruce Wells, David Nixon, Christopher Wheeldon ou
encore François Klaus. Balanchine qui attend patiemment avant de concrétiser
son rêve shakespearien, opère avec cette œuvre de la maturité un collage
musical entre différentes pièces de Mendelssohn : outre sa musique de scène de
1843, il y ajoute notamment la Symphonie pour cordes n° 9, les
ouvertures d'Athalie, de La Belle Mélusine, du Retour
de l'étranger et de la Première nuit de Walpurgis. Défini
comme une œuvre de rupture, ce ballet est l’une des rares chorégraphies
narratives de Balanchine, pour lequel il enrichit le vocabulaire de la danse
grâce à une fusion délicate avec la pantomime. C’est grâce à Roméo et
Juliette de Prokofiev que l’histoire des deux amants malheureux de Vérone
accède au monde de la danse au XXe siècle. La musique composée
par Prokofiev en 1935, peu après son retour en URSS, a inspiré majoritairement
les chorégraphes - de Lavrovski à Cranko, de MacMillan à Noureev (1984),
Preljocaj, Bertrand d’At, Joëlle Bouvier ou Christian Spuck. Quant au poème
symphonique de Berlioz, il a donné lieu aux créations de trois chorégraphes :
Maurice Béjart, Sasha Waltz pour l’Opéra national de Paris en 2007, et Thierry
Malandain. Ballet à la genèse difficile, initialement commandé par le Kirov de
Leningrad puis, en raison de la censure, prévu pour le Bolchoï de Moscou et,
enfin, créé en 1938 à Brno en Tchécoslovaquie où il reçut un accueil très
favorable, l’œuvre ne sera finalement montée au Kirov qu’en 1940 et au Bolchoï
en 1946. Rudolf Noureev qui avait d’abord créé la version de Kenneth MacMillan
en 1965 avec Margot Fonteyn, fait entrer, vingt ans plus tard, en 1984, sa
chorégraphie au répertoire de l’Opéra national de Paris, convaincu que « la
Vérone de la Renaissance et le Londres élisabéthain avaient en commun le sexe
et la violence. Ce qui les rapproche singulièrement de notre époque ».
Noureev suit pas à pas la partition de Prokofiev et donne plus de corps au
personnage de Roméo, en insistant sur sa sortie de l’adolescence mais aussi sur
celle de Juliette, le tout sous le signe de la mort qui rôde constamment autour
des jeunes amants.
Le Roi Lear, reconnu depuis le XIXe siècle comme
l’un des sommets de l’art dramatique de Shakespeare, est une tragédie en cinq
actes à la datation complexe, supposée avoir été rédigée entre 1603 et 1606 par
son auteur et créée le 26 décembre 1606 au Palais de Whitehall en présence du
roi Jacques
Ierd'Angleterre. La pièce fut remaniée en profondeur après la
Restauration anglaise, puis retirée de la scène et ne fut représentée à nouveau
à Londres sous sa forme originelle qu’à partir de 1838. Malgré la fascination
de Verdi, tout au long de sa carrière, pour l’univers dramatique de
Shakespeare, son projet de mettre en musique Le Roi Lear, qui
l’occupera quelques années durant, avec la collaboration de Salvatore Cammarano
tout d’abord, et d’Antonio Somma par la suite, n’aboutira pas. Un autre
Italien, Antonio Cagnoni, se penchera à la fin du siècle sur le sujet du roi
Lear, en 1895, mais son dernier opéra ne verra le jour, en fait, que plus d’un
siècle plus tard, en 2009 ! Dans la première moitié du XXesiècle,
seul l’opéra italien Re Lear de Vito Frazzi sur un livret de
Giovanni Papini (1939) vit le jour. Le Roi Lear d’Aribert
Reimann, sur un livret de Claus Henneberg, s’inscrit donc dans la deuxième
moitié du XXe siècle comme une œuvre majeure du répertoire
contemporain.
Sollicité à la fin des années 60 par le baryton Fischer-Dieskau qui rêvait
d’incarner le personnage immortalisé par Shakespeare, Reimann accepta de
relever le défi pour son troisième opéra. La genèse de l’œuvre fut assez longue
car le librettiste débuta son travail en 1972, et le compositeur attendit la
commande officielle de l’Opéra de Munich en 1975. Lear fut
créé au Théâtre national de Munich le 9 juillet 1978 avec notamment
Dietrich Fischer-Dieskau et Julia Varady, sous la direction de Gerd Albrecht et
dans la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, et remporta un triomphe. La
première française eut lieu à l’Opéra national de Paris quatre ans après, dans
la traduction d’Antoinette Becker.
Dans son livret, Henneberg parvient à conserver les éléments essentiels de
l’histoire du roi mythique et à déjouer les obstacles qui avaient effrayé Verdi
bien plus d’un siècle auparavant, lequel s’exprimait ainsi à ce sujet : « À
première vue, Lear est si vaste, si tortueux, qu'il semble
impossible d'en tirer un opéra. Toutefois, après l'avoir examiné attentivement,
il me semble que les difficultés, bien qu'indubitablement nombreuses, ne sont
pas insurmontables. Tu sais que nous n'avons pas besoin de faire de Lear un
drame dans le genre de ceux que l'on a pris l'habitude de faire maintenant.
Nous devons le traiter d'une manière tout à fait nouvelle, sans aucune
considération pour les conventions » (Lettre de Giuseppe Verdi à
Salvatore Cammarano, 28 février 1850). Aussi épris de théâtre moderne que de
théâtre antique, admirateur de Strindberg et d’Euripide, de Kafka et de García
Lorca, Reimann, dans sa partition très complexe, crée un langage musical
inventif où l’orchestre traditionnel renoue avec l’expressionnisme des années
20 et le dodécaphonisme, et où les percussions marquent des moments-clés de
l’histoire représentée.
Pour conclure, quel pourrait être, finalement, le point de contact entre le
jeu amoureux des couples dans Le Songe d’une nuit d’été dans
une antiquité grecque de fantaisie, la tragédie amoureuse dictée par deux
familles rivales dans le Moyen Âge de Roméo et Juliette, et celle
due à l’incompréhension familiale, à la haine du père et à la soif de pouvoir
dans Lear, plongée dans un passé celtique mythique précédant de
plusieurs siècles la conquête romaine ? Ces trois œuvres montrent des univers
où l’Amour, décliné sous trois formes différentes, oscille entre juvénilité et
sénilité, joie et folie, vie et mort, ombre et lumière. Deux pôles qui
inspirent ces créateurs russes et allemands, bien que Balanchine soit aussi
devenu américain, entre la montée du nazisme en Europe et le premier choc
pétrolier mondial, et qui dénotent peut-être un pessimisme croissant avec Learen
1978, mettant en scène un monde (moderne ?) où plus aucun espoir n’est
possible.
Slaviste et italianiste, Walter Zidarič est Professeur à
l’Université de Nantes où il dirige le département d’études italiennes. Ses
recherches portent sur les relations entre littérature, société et musique,
notamment à partir du début du XIXe siècle. Il a publié trois
monographies, plusieurs volumes d’actes de colloques internationaux et plus
d’une soixantaine d’articles en France et à l’étranger. Il est l’auteur du
livret d’opéra Lars Cleen : l’étranger, tiré d’une nouvelle de Pirandello, pour
la musique de Paolo Rosato, créé en octobre 2015 au Théâtre Metropolia
d’Helsinki.
https://www.operadeparis.fr/magazine/shakespeare-a-l-opera
No hay comentarios:
Publicar un comentario