En devenant partenaire officiel du Festival de Cannes il y a vingt
ans, en créant des parures audacieuses, la coprésidente de Chopard a réussi à
transformer la marque en acteur magistral de la haute horlogerie. Discussion
avec une franc-tireuse
Caroline Scheufele rêvait d’être une danseuse étoile. Elle est
devenue la coprésidente de Chopard, une entreprise en mains familiales dont le
chiffre d’affaires est estimé à 875 millions de francs. Elle codirige la manufacture de joaillerie et d’horlogerie avec son frère Karl-Friedrich Scheufele: elle est
l’élément yang du duo, il est le yin.
C’est elle qui a eu l’idée il y a vingt ans de devenir partenaire
officiel du Festival de Cannes: avec une chutzpah insensée, elle a proposé au
président de l’époque de redessiner la palme qui avait cinquante ans. Cette
alliance a été un accélérateur de notoriété pour la maison Chopard. Et un
partenariat en forme de défi: comment toujours être à la hauteur de la dernière
marche du tapis rouge?
Caroline Scheufele voue une passion aux pierres précieuses et fines
depuis aussi longtemps que ses yeux savent discerner la beauté. Dès 2013, elle
a considéré que le beau ne suffisait pas et qu’il fallait lui adjoindre une
autre qualité: le bon. Sensibilisée au commerce équitable par son amie Livia
Firth, fondatrice de l’agence Eco Age, elle fut la première joaillière à oser
lancer à l’occasion du Festival de Cannes une collection Green Carpet: des
parures éthiques fabriquées à la fois avec de l’or fairmined, extrait d’une
mine durable de Colombie soutenue par l’Alliance for responsible mining et
ornées de diamants et de pierres de couleur provenant d’exploitants certifiés
par le Responsible jewellery council.
En novembre 2015, on lui a fait part d’une découverte phénoménale
dans une mine du Botswana: un diamant brut de 342 carats. De cette gemme d’une
pureté exceptionnelle sont sortis 23 diamants, taillés dans toutes les formes
possibles, hormis la taille marquise et qui ont été montés sur une parure
présentée à Paris en janvier dernier: un collier, des boucles d’oreilles, deux
bagues, deux bracelets et une montre à secret. Caroline Scheufele l’a baptisée
«Queen of Kalahari». Entre la gemme, la femme qui l’a découverte, la parure, ou
bien la coprésidente de Chopard, on ne sait à qui la mot «reine» est destiné.
Le Temps: Le Festival de Cannes fête cette année ses 70 ans, et
cela fait vingt ans que Chopard en est le partenaire officiel. Comment tout a
commencé?
Caroline Scheufele: Il y a vingt ans nous avions ouvert une
boutique franchisée à Cannes. Etant une grande amatrice de cinéma, je voulais
l’inaugurer pendant le festival. Je me suis donc rendue à Paris, dans les
bureaux de Monsieur Pierre Viot, (directeur du Festival de Cannes de 1984 à
2000, ndlr). Il m’a dit «oui, pourquoi pas», m’a parlé des partenaires
officiels: Canal Plus, L’Oréal. Etonnamment, il n’y avait aucun joaillier parmi
eux. Dans sa bibliothèque, il y avait la Palme d’or: une feuille de palme posée
sur une pyramide en Plexiglas. Je lui ai dit que mon vrai travail était de
créer de bijoux et je lui ai proposé de la lui redessiner.
A-t-il a accepté?
Oui. Je suis donc partie de Paris avec la Palme sous le bras.
Arrivée à Genève, j’ai découvert qu’elle était en plaqué or et non pas en or 18
carats. Je suis entrée dans le bureau que je partageais avec mon frère
Karl-Friedrich et je lui ai annoncé que je voulais redessiner la Palme d’or.
Comment a-t-il
réagi?
Il m’a prise pour une folle. Je lui ai alors parlé de mon idée
d’association avec le festival. Tout comme sa passion des vieilles voitures
l’avait conduit à organiser les Mille Miglia, mon amour du cinéma pouvait nous
amener à être partenaire de Cannes. Et c’est ainsi que tout a commencé: la
palme et le partenariat.
C’est bien entendu
aussi partenariat financier. Peut-on savoir à combien il se chiffre?
Non. Nous soutenons le cinéma.
Aujourd’hui les plus
grandes stars portent vos bijoux sur le tapis rouge. Mais était-ce le cas au
début?
Quand nous avons commencé nos premières accessoirisations, nous
n’étions pas connus. J’avais présenté nos premières pièces de joaillerie à
Salma Hayek dans une petite chambre, au Majestic. Et soudain elle me dit: «J’ai
reçu une boîte de chocolats marqués Chopard dans ma chambre et je pensais que
vous étiez une fabrique de chocolats!» Ce fut difficile de se faire une place
dans ce panier de crabes. Le Festival de Cannes est un lieu dédié à la culture
mais aussi aux affaires. Les ventes que vous avez effectuées pendant le
festival l’an passé ont paraît-il été phénoménales. 2016 fut un grand cru, en
effet. Vous savez, si on me laisse parrainer le Festival de Cannes, c’est qu’il
y a des raisons…
Est-ce que les
acteurs sont rémunérés pour porter les bijoux?
Cela dépend. Nous avons des ambassadeurs et ils sont payés pour
cela. Mais lorsqu’il s’agit uniquement d’accessoirisation, nous ne rémunérons
pas les stars. Nous sommes aussi aidés par le fait que nous sommes partenaire
officiel. Comme les acteurs sont maquillés par L’Oréal, ils se font
accessoiriser par Chopard.
Chopard est une
maison indépendante qui n’est pas cotée en bourse, quelles sont les forces et
les faiblesses d’une compagnie détenue par les membres d’une famille?
Notre force, c’est notre liberté. Notre vitesse de réaction aussi:
nous pouvons nous adapter très vite à différentes situations. Mais nous avons
aussi une responsabilité accrue vis-à-vis de la société et de tous les employés
qui travaillent pour elle. Quand on appartient à un gros groupe, on est
peut-être plus à l’abri, mais on perd son identité, sa liberté. Les sociétés
sont gérées par des financiers, rarement par des visionnaires ou des créatifs.
A vos débuts, vos
parents avaient-ils une attente différente à votre égard parce que vous étiez
une fille?
Au début c’était un peu plus difficile pour moi de venir travailler
ici. La société comptait environ 40 employés. Aujourd’hui il y en a 800 à
Genève et 2000 au total. Certaines personnes pensaient que, parce que j’étais
la fille des propriétaires, j’allais prendre leur place.
Vous avez commencé tout
en bas de l’échelle?
On m’a envoyée faire une année de formation dans notre entreprise
en Allemagne, où l’on fabrique encore de petits bijoux. J’ai travaillé dans
tous les départements: l’export, l’emballage, le service après vente, la
facturation… Et je passais deux jours par semaine dans le département des
dessins, parce que c’était ce que je voulais faire. Quand je suis revenue à
Genève, on m’a installée dans le bureau de mon frère. Ce qui est toujours le
cas. Nous aurions pu avoir des bureaux séparés mais nous ne le voulions pas.
Comme ça, nous savons toujours ce que fait l’autre.
Votre frère et vous
possédez deux personnalités très différentes et complémentaires, comment
codirigez-vous?
C’est justement parce que nous sommes très différents que cela
fonctionne. Dans les grandes lignes, nous pensons la même chose. Lui est un
passionné d’horlogerie, il a fait des miracles, il est très précis, soucieux du
détail. Moi aussi, d’ailleurs, mais lui possède la patience: développer un
mouvement, cela peut prendre trois, quatre ans. Je ne suis pas très patiente.
Tous les matins j’arrive dans les ateliers et je demande si c’est prêt.
Comment
définiriez-vous le fonctionnement de la compagnie Chopard: une démocratie
participative? Une république? Une royauté parlementaire?
Tout à la fois. Nous avons notre patriarche, papa. Mon frère et moi
respectons la génération qui nous a précédés car sans nos parents, nous ne
serions pas là. Chacun d’entre nous a apporté sa pierre à l’édifice. Et puis
surtout il y a mon équipe: les dessinateurs, l’atelier, la communication. Il
faut une équipe pour réussir.
Votre chiffre
d’affaires est estimé à 875 millions de francs, de quoi attiser l’envie des grands groupes. Chopard est-elle destinée à rester en mains
familiales?
Il ne faut jamais dire jamais, mais pour le moment, oui,
absolument. Nous nous autofinançons, donc nous sommes libres.
En tant que
joaillière, vous avez été la première à vouloir utiliser de l’or fairmined avec
la «Green Carpet Collection». Comment tout cela a commencé?
A l’occasion des Oscars en 2011, quand Colin Firth a reçu l’Oscar
du meilleur acteur pour Le Discours d’un roi. Sa femme, Livia Firth, qui est
très impliquée dans le développement durable, m’avait fait remarquer qu’il
existait une mode éthique mais pas de grand joaillier travaillant avec de l’or
éthique. J’en ai parlé à mon frère. Une mine en Colombie était en train de
recevoir la certification fairmined, une petite coopérative employant environ
80 personnes. Nous avons commencé par quelques parures: le premier bracelet en
or fairmined a été porté par Marion Cotillard sur le tapis rouge en 2013.
En quoi cette
démarche est-elle importante à vos yeux?
Nous savons qu’aucun enfant ne travaille dans ces mines, que les
employés ont un salaire fixe et donc qu’ils peuvent envoyer leurs enfants à
l’école, que les mines sont sécurisées, donc je me sens mieux quand je me
couche le soir. Un jour, certaines pièces que j’ai créées vont se retrouver
dans des ventes aux enchères, ou vont passer des mains d’une mère à celles de
sa fille, et je souhaite laisser un message positif, en dehors de la beauté de
la création.
Est-ce que vos
clients sont sensibles à cette démarche?
De plus en plus.
Vous souhaitez à
terme que toute la collection Chopard – montres et bijoux – soit en or
fairmined?
C’est le but. Nous utilisons à peu près quatre tonnes d’or par an.
La première année, nous avons reçu 80 kilos d’or fairmined, l’an passé à peu
près 300. Il reste du chemin à parcourir mais chaque pas compte.
Pensez-vous que les
industries travaillant dans le domaine du luxe peuvent encore faire l’économie
de s’interroger sur la durabilité de leur modèle?
Non. Pour moi, le luxe justement, c’est de savoir comment un
produit de ce standing a été fabriqué.
En décembre dernier
vous êtes partie en grand secret dans une mine du Botswana pour en rapporter un
diamant brut extraordinaire. Comment avez-vous emporté la mise?
Un jour j’ai reçu un coup de téléphone pour m’annoncer qu’une
pierre exceptionnelle avait été trouvée dans la mine de Karowe, dans le désert
du Kalahari au Bostwana… J’ai sauté dans le premier avion pour m’y rendre. Il
s’agit de la première mine certifiée Fairmined Diamond. C’est de cet endroit
que sont extraits aujourd’hui les plus beaux diamants, les plus grands bruts.
Quand j’ai eu le brut de 342 carats dans la main, j’ai senti une superbe
énergie. Une sorte d’appel. J’ai compris qu’il fallait que je réussisse à me le
procurer.
Comment cela se
passe-t-il?
Nous n’étions pas les seuls intéressés. Avec notre partenaire
diamantaire, nous avons fait ce que l’on appelle un tender: une sorte de vente
aux enchères fermée. Il faut faire une offre en veillant à ce qu’elle soit suffisamment
haute pour l’emporter mais pas trop non plus.
Qui l’a découvert?
Une femme: Tekolo Sethebe. Comme beaucoup de gens là-bas, elle va à
l’église tous les dimanches. Or un dimanche matin, elle a été appelée à la mine
parce qu’il y avait trop de pierres brutes à trier. Elle était seule quand
soudain elle aperçoit une grosse pierre blanche. Elle la prend dans sa main,
appelle son supérieur. C’était un brut et il pesait 342 carats.
Est-ce que cela a
changé quelque chose pour elle?
Je pense. Pas son revenu, car elle a un salaire fixe. Mais comme
elle l’a expliqué, quand nous l’avons conviée à Paris pour assister à la
présentation de la parure, elle prend le bus très tôt pour aller à la mine, et
tous les matins elle s’était imaginé qu’elle allait trouver un jour quelque
chose d’exceptionnel. Et ce fut ce jour-là.
Où vous voyez-vous
dans dix ans?
Ici dans nos murs. Le nom de Chopard, mais aussi l’amour des
pierres coulent dans mes veines.
LE QUESTIONNAIRE DE
PROUST DE CAROLINE SCHEUFELE
Qui seriez-vous, si vous étiez un homme?
Einstein.
Qui pour incarner la beauté?
Audrey Hepburn.
La dernière fois que vous avez pleuré?
Hier.
Si vous étiez un animal?
Une tigresse.
La plus vieille chose que vous possédez?
Mes peluches.
Votre plus mauvaise habitude?
Me coucher trop tard.
Une des raisons qui vous fait aimer la Suisse?
La nature.
Trois adjectifs pour vous qualifier?
Spontanée, créative, émotive.
L’application la plus précieuse de votre iPhone?
«Delete».
Combien d’amis avez-vous sur Facebook?
Je ne suis pas sur Facebook.
Plutôt croissant ou bircher müsli?
Bircher Müsli.
L’aliment qui vous manque quand vous êtes à l’étranger?
Une bonne salade.
Un lieu pour finir vos jours?
Mon jardin.
Votre insulte préférée?
M…
Vous pouvez changer une chose à votre physique. Ce serait?
La taille de mes pieds – difficile de trouver des jolies chaussures
quand on a de petits pieds.
Votre pire cauchemar?
La guerre.
Si vous étiez un objet?
Un diamant.
Un chèque en blanc, vous avez une minute pour acheter votre rêve…
Du temps.
Profil
1961: Naissance de Caroline Scheufele.
1986: Création de la première pièce de joaillerie de Caroline
Scheufele, le «Happy Clown».
1997: Chopard devient le partenaire officiel du Festival de Cannes.
2001: Caroline Scheufele et son frère Karl-Friedrich sont nommés
coprésidents de Chopard & Cie S. A.
2007: Création de la collection de haute joaillerie «Red Carpet».
2013: Lancement du projet The Journey et présentation des premières
pièces de la collection «Green Carpet» au Festival de Cannes.
https://www.letemps.ch/lifestyle/2017/05/13/caroline-scheufele-copresidente-chopard-force-cest-liberte
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