Regard sur Trompe-la-Mort — Par Agathe Novak-Lechevalier et Pauline
Andrieu (Illustration)
Balzac n’a jamais été aussi
actuel ! Tel est le message que porte Trompe-la-Mort. Luca Francesconi et Guy
Cassiers – respectivement compositeur-librettiste et metteur en scène de cette
création mondiale – sont formels : le monde dépeint par Balzac – où les
fortunes naissent et meurent dans un mouvement perpétuel infernal, où le
contrat social est mis à mal et où la société menace de s’effondrer, où le
passé, enfin, dévore avidement l’avenir – jette un éclairage cru mais lucide
sur notre réalité contemporaine. Spécialiste de littérature du XIXe siècle,
Agathe Novak-Lechevalier s’est penché sur le « cas Balzac ». Nous lui avons
demandé de nous en dire plus sur l’actualité du romancier et de son personnage
éponyme.
Peindre « les classes
proscrites », ce milieu « des espions, des filles entretenues et des gens en
guerre avec la société qui grouillent dans Paris » : voilà le projet avancé par
Balzac dans son roman au titre évocateur, Splendeurs et misères des
courtisanes. Au centre : l’ancien forçat aux identités multiples, Vautrin /
Jacques Collin / Carlos Herrera, le roi de la pègre, le « dab du bagne », celui
qui, par ses stratagèmes, subterfuges, évasions et résurrections successives, a
fini par mériter son surnom de Trompe-la-Mort ; et Lucien de Rubempré, l’Adonis
qui lui sert d’instrument pour se venger du monde, et avec lequel Collin
entretient une relation passionnée et fort trouble, couverte, dans la haute
société, par le voile pudique de l’euphémisme. Existences risquées, intrigue
haletante, détours imprévisibles, parfum de soufre… du pur roman-feuilleton ?
Sans doute – et de l’aveu de Balzac lui-même, qui descend dans l’arène
littéraire des années 1840 pour tenter de détrôner son rival Eugène Sue. Mais
on aurait tort de restreindre ce roman nocturne et puissamment subversif à un
facile coup d’éclat, aussi éphémère que les numéros des journaux au bas
desquels il a paru. L’exploration même des bas-fonds, annoncée en fanfare par
le titre, tromperait le public qui y chercherait un facile exotisme, un encanaillement
de circonstance. En plongeant dans les « troisièmes dessous » de l’état social,
Balzac renonce moins que jamais à son projet : peindre le temps présent, mettre
à nu les mécanismes sociaux, « surprendre le sens caché » dans l’immense
assemblage des figures d’une époque – la sienne, qui est sans aucun doute
encore un peu la nôtre. Car à vouloir offrir « l’Histoire vue en déshabillé »,
Balzac prend le risque d’en dévoiler le squelette – et ce squelette nous hante
toujours.
« La Charte a proclamé le règne
de l’argent, le succès devient alors la raison suprême d’une époque athée ».
C’est dans ce constat de vacance généralisée que s’inscrit Splendeurs et
misères des courtisanes : vacance de Dieu, vacance d’un pouvoir légitime,
vacance du sens, que ne viennent plus combler que des liasses de billets. Nul
hasard, donc, si l’autre couple du roman réunit le banquier Nucingen, « prince
de la Spéculation » c’est-à-dire, explique Balzac, « voleur légal », et la
courtisane Esther, la reine des « parias femelles ». Le lien ignoble et
nécessaire qui s’établit entre eux dévoile avec une outrecuidante et troublante
impudence les deux ressorts fondamentaux du capitalisme naissant : le sexe et
l’argent, ou, selon le refrain balzacien, « l’or et le plaisir » – moteurs secrets
de la grande machine sociale, mais moteurs tout-puissants, invisibles et
indicibles, objets de tous les désirs et de tous les fantasmes. Esther a donc
raison d’affirmer avec force sarcasmes : « Fille et voleur, rien ne s’accorde
mieux ». D’autant que le banquier et la courtisane emblématisent cette étrange
dynamique qui régit la vie du corps social : à l’éléphant Nucingen, si bouffi
de ses « millions à digérer » qu’il se voit frappé d’impuissance, répond
idéalement l’insaisissable Esther, incarnation du désir et de la dépense, et
qui flambe tout, jusqu’à sa vie. Accumulation, dilapidation ; systole, diastole
: ainsi bat le cœur gangrené de la société nouvelle.
Dans Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty affirme avoir trouvé
la source des analyses qu’il développe sur les inégalités économiques en lisant
Le Père Goriot.
Avec une étonnante
lucidité, le romancier s’empare donc de processus en train de se mettre en
place sous ses yeux ; il saisit au plus près, et dès l’origine, les logiques
qui sous-tendent l’essor de la société capitaliste. On ne s’étonne pas que
Thomas Piketty, dans Le Capital au xxie siècle, affirme avoir trouvé la source
des analyses qu’il développe sur les inégalités économiques en lisant Le Père
Goriot. Dans ce roman paru en 1834, Jacques Collin (déjà) enseigne au jeune
Rastignac les grandes règles du théâtre du monde, et lui dispense cette âpre et
cynique leçon : rien ne sert de travailler pour espérer faire un jour fortune,
car aucun effort ni aucune profession ne pourront assurer l’aisance que procure
un bel héritage – la seule option qui vaille, pour un jeune homme sans le sou,
est donc de briguer ingénieusement un riche parti. Fin de l’idéal
méritocratique – ainsi sonne le glas des idéaux portés par la Révolution ; mais
démonstration magistrale : Balzac dévoile ici, selon Piketty, des mécanismes
fondamentaux, et très comparables à ceux qui caractérisent notre situation
économique aujourd’hui. Ce que l’économiste ne dit pas, mais qui appartient
aussi à la vision du romancier, c’est la force dissolvante de l’argent sur les
liens sociaux, l’extension de l’individualisme, le maquignonnage généralisé,
l’humain devenu marchandise. Personne n’y échappe, aucun sentiment n’y survit :
tombé follement amoureux d’Esther, Nucingen peut bien, dans son sabir
caractéristique, lancer à Asie (l’aide de camp de Jacques Collin, qui joue la
mère maquerelle) qu’elle est une « filaine fenteuse te chair himaine », il
sait, lorsqu’il le faut, marchander au mieux la livraison de celle qu’il aime,
et se plaît à entendre dire qu’avec Esther, il a fait « une excellente
acquisition ». Quant à Lucien qui se complaît dans son état de poète, ses «
sonnets » sont des « sornettes », lui rétorque abruptement Jacques Collin –
ici, « nous faisons de la prose ».
Cette « école du
désenchantement » que propose Balzac n’est pas sans répercussions à la fois
morales, sociales et politiques. Car loin d’un manichéisme de mélodrame et donc
de tout rassurant conformisme, Balzac ne sépare pas les bons des méchants, les
purs des impurs. Au contraire – et c’est ici que le pluriel du titre du roman
éclate dans toute sa subversive ironie : puisqu’Esther est la seule courtisane
en titre dans les principaux personnages du roman, le lecteur de Balzac a beau
jeu de rechercher les autres. Et il découvre vite que la prostitution déteint
sur l’ensemble du corps social : on marchande et on se vend, ici, à tous les
étages, et si l’on n’offre pas toujours son corps, on brade à l’envi son âme,
on solde sans remords sa conscience. La boue du crime entache donc bien souvent
l’hermine aristocratique. Non seulement « les grandes dames qui font du style
et des grands sentiments toute la journée écrivent comme les filles agissent »
(commentaire de l’auteur : « Les philosophes trouveront la raison de ce chassé-croisé
») mais le romancier, qui peint une société de courtisans, révèle que ceux-ci
sont autant de courtisanes en puissance. Le juge Granville, ce noble héros qui
se pose en modèle d’intégrité morale, ne balancera pas longtemps pour accorder
sa grâce à Vautrin : celui-ci tient en effet dans sa main « l’honneur de trois
grandes familles » aristocratiques – autant dire qu’il y a là un intérêt
d’État. On débite donc quelques tirades sur la charité et la religion, et l’on
enterre au plus vite l’affaire : les apparences seront sauves. Plutôt que de le
condamner à mort, on offre à Vautrin le poste de… chef de la police. Coup
d’éclat final, et terrible éclat de rire : le roman balzacien est aussi cette «
horrible farce » qui signe une totale réversibilité des valeurs, et dans
laquelle le criminel, cette « figure du peuple en révolte », est toujours
susceptible de « couper le cou au bourreau ». Crépuscule des idoles,
souveraineté de la Bourse, élites corrompues, spectre de la terreur…
Rassurons-nous : « Splendeurs et misères » a été écrit il y a environ cent
cinquante ans – toute ressemblance avec des situations contemporaines ou des
personnages existant aujourd’hui ne saurait, à l’évidence, qu’être
fortuite.
© Pauline Andrieu / OnP
Une fois les illusions perdues,
une fois les masques tombés, que reste-t-il ? Avant tout des comptes et des
chiffres : un héritage détourné, mais aussi – la morale est sauve ! – une
grosse somme miraculeusement restituée à de bien braves gens, les époux Crottat
(on admire le choix du nom). Seulement cela ? Non. Les fulgurances d’un désir
irrésistible et insensé, seule force susceptible de pulvériser la norme,
d’imposer son incandescence et de résister à l’aplatissement du monde. Des
souvenirs de cette « vie gigantesque » qu’a fait vivre Trompe-la-Mort à Lucien,
une existence auréolée de la « poésie du mal ». Des bribes d’une somptueuse
fête, digne du carnaval de l’Opéra, où scintillent ces amours troubles, où les
déguisements glissent, où les identités s’échangent, où les lumières
clinquantes tentent de faire un moment oublier la figure inquiétante du «
domino noir » – l’omniprésence de la mort.
« La raillerie est toute la
littérature des sociétés expirantes », affirmait Balzac dans la préface de La
Peau de chagrin, c’est pourquoi « nous ne pouvons aujourd’hui que nous moquer
». Rien d’étonnant, donc, à ce que Jacques Collin, héros d’un monde en
décomposition, soit désigné comme « ce froid railleur ». Mais tromper la mort,
c’est engager avec elle un pas de deux infini. Pas sûr que nous en ayons, nous,
terminé avec cette « senteur cadavéreuse » d’une époque qui s’éteint ; pas sûr
que nous ne soyons pas encore aujourd’hui les enfants de ce siècle qui s’ouvre
en 1800, mais qui, dès sa naissance, donnait déjà l’impression à ses contemporains
qu’il n’en finissait pas de mourir.
https://www.operadeparis.fr/magazine/que-peut-nous-dire-balzac-aujourdhui
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