jueves, 18 de febrero de 2016

MORT D’ANDRZEJ ZULAWSKI, CINÉASTE DE LA PASSION.

LE MONDE 

Mort dans la nuit du mardi 16 février des suites d’un cancer récemment déclaré, le réalisateur polonais Andrzej Zulawski laisse derrière lui le souvenir d’un artiste de la passion, qu’il représenta avec tous les excès dus à ce sentiment, de manière violente, perverse, éruptive, volcanique, « hystérique » pourtrancher le mot. Cela lui fut reproché, cela lui fut aussi bien compté comme le signe de l’élan emporté, sans demi-mesure, parfois manichéen, romantique en dernier ressort, qui le poussait personnellement vers les choses de la vie, et notamment vers son art.
Il était né le 22 novembre 1940 à Lvov, dans une Pologne dépecée, en pleine seconde guerre mondiale. Cette petite enfance est particulièrement rude : massacres permanents, privations et humiliation, une sœur cadette qui mourra de faim. Grâce à son père, écrivain, diplomate en poste notamment à Paris, puis délégué polonais à l’Unesco, l’après-guerre réserve au jeune garçon un sort plus enviable, puisqu’il alterne les séjours entre la Pologne et la France, au point de passer son bac dans notre pays et de se former au cinéma à l’Idhec, ainsi qu’en philosophie à la Sorbonne, avant de retourner en Pologne travailler avec l’un des grands maîtres du cinéma national, Andrzej Wajda, comme assistant sur plusieurs films, dont Samson (1961).
Une version vénéneuse du ménage à trois
Jeune homme doué et désireux de rattraper le temps perdu de la guerre, Zulawski est également critique de cinéma et écrivain. Ses premiers ennuis avec la censure commencent avec son roman Kino (Cinéma). Ce ne seront pas les seuls. A l’instar des principaux représentants d’un nouveau cinéma polonais qui rue dans les brancards tant esthétiques que politiques (Roman Polanski, Jerzy Skolimowski), Zulawski se heurte de nouveau à la censure avec ses deux premières réalisations, Troisième partie de la nuit (1971) et Le Diable (1972). Les deux films entremêlent déjà violemment une situation d’aliénation politique (respectivement la Pologne occupée par les Nazis durant la seconde guerre mondiale et par les Prussiens en 1793) à une situation de déraison personnelle.
Et, comme ses jeunes et talentueux aînés, qui ont rapidement choisi l’exil, c’est plus qu’il ne lui en faut. Il s’installe évidemment à Paris. Où il ne tarde pas à connaître la consécration avec L’important c’est d’aimer (1975), adaptation du roman de Christopher Frank, La Nuit américaine. Romy Schneider en actrice tourmentée, Jacques Dutronc en mari mélancolique et faible, Fabio Testi en amant photographe et manipulateur, feront grande impression sur les spectateurs dans cette version vénéneuse et mélancolique du ménage à trois, d’ailleurs interdite aux moins de dix-huit ans.

Stigmates de la censure
Ce succès vaut en tout cas à son auteur un retour en grâce dans son pays natal, où il entreprend de réaliser un ambitieux film de science-fiction, Le Globe d’argent, inspiré d’une trilogie lunaire publiée par son grand-oncle Jerzy Zulawski au début du vingtième siècle. Mal lui en prend. Quelques semaines avant la fin du tournage, le film est stoppé par les autorités, et le négatif mis sous scellés. Le ministre de la culture polonais s’avisa en effet que le conflit extra-terrestre mis en scène par le film pouvait métaphoriser la lutte du peuple polonais pour son indépendance. Le film ne sortira qu’en 1988, dans une version qui porte délibérément les stigmates de sa censure.
Zulawski reprend dès lors son bâton de pèlerin et voyage. Ses pérégrinations, qui le mènent à New York, finissent par le conduire à Berlin, ville-frontière entre les deux blocs de la guerre froide, où il tourne Possession (1981), avec l’intense Isabelle Adjani dans le rôle principal. Ecrit sous l’influence de sa récente déconvenue et du divorce qu’il est en train de vivre, le film, certainement la grande réussite formelle de son auteur, organise la collision du réalisme et du fantastique, de l’intime et du politique. Sous l’argument banal du mari (Sam Neill) qui tente de reconquérir sa femme, Possession fait littéralement éclore les monstres d’un totalitarisme qui embrasse tous les domaines de l’activité humaine, du théâtre intime à la scène politique. Acteurs chauffés à blanc, vision exacerbée des affects, plongée brutale et malaisante dans les abymes de l’inconscient, sortie hallucinée de soi : Possession, film qu’on a pu qualifier de « cronenbergien », serait l’idéal programmatique de son auteur.
Comment s’aimer sans se détruire ?
Lequel ne parviendra plus, néanmoins, à retrouver une telle inspiration, à se maintenir à la hauteur de cette note stridente et visionnaire. Les films suivants en reconduisent de fait la problématique et les obsessions. La Femme publique (1984), L’Amour braque (1985), Mes nuits sont plus belles que vos jours (1989) tournent ainsi autour de la même sulfureuse douleur (comment s’aimer sans se détruire ?), avec pour les deux derniers titres ce frisson supplémentaire – gage du risque existentiel du cinéma de Zulawski – que la propre femme du cinéaste, Sophie Marceau, y interprète le premier rôle. Le public néanmoins s’éloigne à mesure du cinéaste, qui, après quelques tentatives de diversifications historiques vouées à l’échec (Boris Godounov, 1989, La Note bleue, 1991, sur les amours de George Sand et Frédéric Chopin) parachève, non sans un certain panache, son idylle avec Sophie Marceau dans le film La Fidélité (2000).

Sorti en décembre sur les écrans français, Cosmos a marqué son retour au cinéma, après quinze ans d’absence, sur une note de conte surréaliste. Ce come-back inattendu, et relativement assagi, fomenté en compagnie du producteur Paulo Branco, devait déboucher sur d’autres projets, hélas interrompus par la mort du cinéaste : l’adaptation desTravailleurs de la mer, de Victor Hugo, aux Açores, puis celle, plus ouvertement comique, d’une nouvelle méconnue de Dostoïevski.
ll resterait à noter l’essentiel sans doute, qui transparaît tout du long de cette évocation : à quel point l’œuvre d’Andrzej Zulawski a transposé sur le terrain de l’intimité amoureuse quelque chose du tragique et pathétique destin polonais. C’est bien ce pays morcelé, aliéné, persécuté, désintégré, et aspirant d’autant plus furieusement à son intégrité, que n’aura cessé d’habiter le cinéaste, en le projetant sur la toile sous la forme convulsive de la possession sentimentale.


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