LE MONDE
Mort dans la nuit du
mardi 16 février des suites d’un cancer récemment déclaré, le
réalisateur polonais Andrzej Zulawski laisse derrière lui le souvenir d’un artiste de la passion, qu’il représenta
avec tous les excès dus à ce sentiment, de manière violente, perverse,
éruptive, volcanique, « hystérique » pourtrancher le mot. Cela lui fut reproché, cela lui fut
aussi bien compté comme le signe de l’élan emporté, sans demi-mesure, parfois
manichéen, romantique en dernier ressort, qui le poussait personnellement vers
les choses de la vie, et notamment vers son art.
Il était né le 22 novembre 1940 à Lvov, dans une Pologne dépecée, en pleine seconde
guerre mondiale. Cette petite enfance est particulièrement rude :
massacres permanents, privations et humiliation, une sœur cadette qui mourra de
faim. Grâce à son père, écrivain, diplomate en poste notamment à Paris, puis délégué polonais à l’Unesco,
l’après-guerre réserve au jeune garçon un sort plus enviable, puisqu’il alterne
les séjours entre la Pologne et la France,
au point de passer son bac dans
notre pays et de se former au cinéma à l’Idhec, ainsi qu’en philosophie à la
Sorbonne, avant de retourner en Pologne travailler avec l’un des grands maîtres du cinéma national, Andrzej Wajda, comme
assistant sur plusieurs films, dont Samson (1961).
Une version vénéneuse du ménage à trois
Jeune homme doué et désireux de rattraper le temps perdu de la guerre, Zulawski est
également critique de cinéma et écrivain. Ses premiers ennuis avec la censure
commencent avec son roman Kino (Cinéma). Ce ne seront
pas les seuls. A l’instar des principaux représentants d’un nouveau cinéma
polonais qui rue dans les brancards tant esthétiques que politiques (Roman
Polanski, Jerzy Skolimowski), Zulawski se heurte de nouveau à la censure avec
ses deux premières réalisations, Troisième partie de la nuit (1971)
et Le Diable (1972). Les deux films entremêlent déjà
violemment une situation d’aliénation politique (respectivement la Pologne
occupée par les Nazis durant la seconde guerre mondiale et par les Prussiens
en 1793) à une situation de déraison personnelle.
Et, comme ses jeunes et talentueux aînés, qui ont rapidement choisi l’exil,
c’est plus qu’il ne lui en faut. Il s’installe évidemment à Paris. Où il ne
tarde pas à connaître la consécration avec L’important c’est
d’aimer (1975), adaptation du roman de Christopher Frank, La
Nuit américaine. Romy Schneider en actrice tourmentée, Jacques Dutronc en
mari mélancolique et faible, Fabio Testi en amant photographe et manipulateur,
feront grande impression sur les spectateurs dans cette version vénéneuse et
mélancolique du ménage à trois, d’ailleurs interdite aux moins de dix-huit ans.
Stigmates de la censure
Ce succès vaut en tout cas à son auteur un retour en grâce dans son pays
natal, où il entreprend de réaliser un ambitieux film de science-fiction, Le
Globe d’argent, inspiré d’une trilogie lunaire publiée par son
grand-oncle Jerzy Zulawski au début du vingtième siècle. Mal lui en prend.
Quelques semaines avant la fin du tournage, le film est stoppé par les
autorités, et le négatif mis sous scellés. Le ministre de la culture polonais s’avisa en effet que
le conflit extra-terrestre mis en scène par le film pouvait métaphoriser la
lutte du peuple polonais pour son indépendance. Le film ne sortira
qu’en 1988, dans une version qui porte délibérément les stigmates de sa
censure.
Zulawski reprend dès lors son bâton de pèlerin et voyage. Ses pérégrinations, qui le mènent
à New York, finissent par le conduire à Berlin, ville-frontière entre les deux blocs
de la guerre froide, où il tourne Possession (1981), avec
l’intense Isabelle Adjani dans le rôle principal. Ecrit sous l’influence de sa
récente déconvenue et du divorce qu’il est en train de vivre, le film, certainement la grande réussite formelle de
son auteur, organise la collision du réalisme et du fantastique, de l’intime et
du politique.
Sous l’argument banal du mari (Sam Neill) qui tente de reconquérir sa femme, Possession fait
littéralement éclore les monstres d’un totalitarisme qui embrasse tous
les domaines de l’activité humaine, du théâtre intime à la scène politique.
Acteurs chauffés à blanc, vision exacerbée des affects, plongée brutale et
malaisante dans les abymes de l’inconscient, sortie hallucinée de soi : Possession,
film qu’on a pu qualifier de « cronenbergien », serait l’idéal
programmatique de son auteur.
Comment s’aimer sans se détruire ?
Lequel ne parviendra plus, néanmoins, à retrouver une telle inspiration, à se maintenir à la hauteur de cette note stridente et
visionnaire. Les films suivants en reconduisent de fait la problématique et les
obsessions. La Femme publique (1984), L’Amour braque (1985), Mes
nuits sont plus belles que vos jours (1989) tournent ainsi autour de
la même sulfureuse douleur (comment s’aimer sans se détruire ?), avec pour
les deux derniers titres ce frisson supplémentaire – gage du risque existentiel
du cinéma de Zulawski – que la propre femme du cinéaste, Sophie Marceau, y
interprète le premier rôle. Le public néanmoins s’éloigne à mesure du cinéaste,
qui, après quelques tentatives de diversifications historiques vouées à l’échec
(Boris Godounov, 1989, La Note bleue, 1991, sur les
amours de George Sand et Frédéric Chopin) parachève, non sans un certain
panache, son idylle avec Sophie Marceau dans le film La Fidélité (2000).
Sorti en décembre sur les écrans français, Cosmos a marqué son retour au cinéma, après quinze ans d’absence, sur une note de conte surréaliste. Ce come-back inattendu, et relativement assagi, fomenté en compagnie du producteur Paulo Branco, devait déboucher sur d’autres projets, hélas interrompus par la mort du cinéaste : l’adaptation desTravailleurs de la mer, de Victor Hugo, aux Açores, puis celle, plus ouvertement comique, d’une nouvelle méconnue de Dostoïevski.
Sorti en décembre sur les écrans français, Cosmos a marqué son retour au cinéma, après quinze ans d’absence, sur une note de conte surréaliste. Ce come-back inattendu, et relativement assagi, fomenté en compagnie du producteur Paulo Branco, devait déboucher sur d’autres projets, hélas interrompus par la mort du cinéaste : l’adaptation desTravailleurs de la mer, de Victor Hugo, aux Açores, puis celle, plus ouvertement comique, d’une nouvelle méconnue de Dostoïevski.
ll resterait à noter l’essentiel sans doute, qui transparaît tout du
long de cette évocation : à quel point l’œuvre d’Andrzej Zulawski a
transposé sur le terrain de l’intimité amoureuse quelque chose du tragique et
pathétique destin polonais. C’est bien ce pays morcelé, aliéné, persécuté,
désintégré, et aspirant d’autant plus furieusement à son intégrité, que n’aura
cessé d’habiter le cinéaste, en le projetant sur la toile sous la forme
convulsive de la possession sentimentale.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2016/02/17/mort-du-realisateur-polonais-andrzej-zulawski_4866898_3382.html#c4ywwhZA9OjCWoUC.99
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