30 ANS APRÈS SON DÉCÈS.
LA LIBERTÉ SEXUELLE DE SIMONE DE BEAUVOIR
David Risse –
Philosophe,
sociologue et acteur communautaire, l’auteur est président-fondateur du Centre
de recherches et d’activités culturelles et communautaires pour les diversités
Illustration:
TiffetLa philosophe Simone de Beauvoir a indéniablement marqué les rapports
sociaux de sexe de son empreinte de femme libre.
Disparue il y a trente ans jour pour jour, Simone de Beauvoir était surnommée Castor, parce que les castors vont en bande et ont l’esprit constructeur. Le patronyme de la jeune fille rangée fit l’objet d’une interprétation anglaise : Beauvoir — Beaver — Castor. Parce que Sartre la désignait ainsi ; parce qu’on fit d’elle sa seconde et parce qu’il la motiva à écrire Le deuxième sexe, tout porterait à croire qu’il est l’auteur du fameux surnom. Mais c’est à René Maheu (André Herbaud dans ses Mémoires) qu’on le doit.
Cette croyance erronée illustre aussi les stéréotypes entourant la
difficile réception de son oeuvre, notamment Le deuxième sexe.
Invité à contribuer au dossier « Où en sont les féministes ? »,
référant sa coordonnatrice à une collègue afin de traiter de Beauvoir, nous
avions constaté que la juste origine du surnom de Castor lui avait échappé. Au
courant d’une très attendue comédie dramatique à venir sur nos ondes,
« les Simone », nous pensions alors contribuer autrement à ce survol
féministe qu’à ce dossier : parler d’un défi particulier des femmes
d’aujourd’hui, d’une question qui travaille particulièrement nos soeurs
autochtones : la liberté sexuelle. À l’intersection de la vie et de
l’oeuvre de Beauvoir, la liberté sexuelle nous apparut alors le concept tout
désigné pour mesurer toute l’actualité de sa pensée et de sa vie pour nous
aujourd’hui. Des Simone, il en faut encore malheureusement et il en manque.
Anticipant avec le Deuxième sexe ce qui pouvait advenir de la liberté sexuelle
féminine (qu’elle écarta de la liberté reproductive au nom de la liberté
érotique), Beauvoir a révolutionné l’histoire, la vie et la sexualité des
femmes.
Sa liberté sexuelle avec les hommes
Voulant tout, dont avoir une vie utile et être libre, Castor voulait
d’abord les autres libres. Ses écrits et sa vie démentent la légende qui
voudrait que Sartre ait préservé une sorte de liberté sexuelle qu’elle aurait
subie. Son épouse morganatique tenait en effet à cette liberté, dont elle a
aussi beaucoup profité. Le pacte d’amour passé avec son tout cher petit homme
ajoutait alors à la permissivité sexuelle discrétionnaire des moeurs
bourgeoises l’exigence morale de tout dire, dans la transparence et la
simultanéité. Partageant leurs pensées sans écrire la même oeuvre et leur vie
sans vivre ensemble, ils en ont aimé d’autres sans jamais cesser de
s’aimer : assumant ainsi le désir de l’autre et privilégiant leur amour
nécessaire sur leurs amours contingentes.
Ce pacte éthique fera triompher le couple ouvert comme un couple
philosophique. Et cette vie philosophique permettra à Castor de se distinguer
en propre, de l’intime au politique, déployant sa capacité supérieure de saisir
la concrétude du réel.
… et avec les femmes
Que le chapitre « La lesbienne » du Deuxième sexe soit
ou non basé sur sa vie et que Castor répugnât à enfermer la femme dans un
« ghetto féminin » permet-il de conclure au clivage entre théorie et
pratique ? Ce serait oublier son précoce éblouissement pour la hardiesse
garçonnière de Zaza, dont elle pensera longtemps avoir payé sa liberté de sa
mort ; ou son admiration pour la tendresse et la loyauté d’Olga, malgré
les sursauts de jalousie impliqués par le partage de l’invitée avec
Sartre ; sa vie sensuelle avec Bianca, terriblement intéressée, suicidaire
neurasthénique, qui se dira dérangée par sa séparation (orchestrée par Castor)
d’avec Sartre ; ou Nathalie, charmante étudiante nihiliste et aristocrate
sympathique comme le tonnerre, que sa petite guêpe (Beauvoir) essaiera de
repousser vers Bost et dont la mère tentera de lui faire amèrement regretter
son soutien financier en l’accusant de détournement de mineure (accusation
doublement démentie par sa fille en alliance avec Beauvoir).
Ces amours triangulaires n’étaient pas sans nouveauté érotique ni sans
débordements amoureux. Castor dut s’affirmer comme la seule femme avec qui
Sartre pouvait former le double que chacun et chacune disait être l’un pour
l’autre. Malgré le partage consenti de jeunes femmes avec Sartre, qui obéissait
aux règles de leur pacte, Castor se rangea du côté de celles qui faisaient une
place aux hommes dans leur existence et dans leur lit.
Castor et nous ?
Si elle n’appelait pas encore publiquement les femmes à la liberté,
Beauvoir se dégageait déjà du modelage culturel ambiant du sentiment amoureux.
Une Simone polyamoureuse avant l’heure ? En dégageant la voie pour une
pensée et une vie tout autre, elle inaugurait le sentiment égalitariste d’une
époque à venir : si toutes avaient été dans l’erreur, aucune ne pouvait se
proposer davantage comme modèle de réussite, à commencer par elle. Écrivant
aussi pour se comprendre et pour arriver à une universalité concrète, Beauvoir
apparaît comme une étoile filante, une guide dans la noirceur de la vie des
femmes, aujourd’hui plus que jamais.
Par ce continuel débordement de sa vie sur son oeuvre et de son oeuvre sur
son existence, elle a indéniablement marqué les rapports sociaux de sexe de son
empreinte de femme libre et d’un effet d’entraînement et de transmission de sa
pensée. En assumant courageusement sa vie intellectuelle avec Sartre (vie qui
avait priorité sur sa vie sexuelle et amoureuse avec d’autres), elle a réussi à
faire de sa vie un moteur d’émancipation des femmes, et de son oeuvre un des
outils de leur libération. Commandée par l’entreprise de vivre et d’écrire,
elle a fait oeuvre utile de sa vie et a révolutionné le social par
l’intime : sa vie allait servir à tous comme elle l’avait toujours voulu,
et son oeuvre marquer indéfiniment le génie féminin de sa lucidité solidaire.
http://www.ledevoir.com/culture/livres/468036/30e-anniversaire-de-deces-la-liberte-sexuelle-de-simone-de-beauvoir
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