PAR SIMON HATAB
Du 14 septembre au 15 octobre, Thomas Jolly fait ses débuts à l'opéra
avec Eliogabalo, une rareté baroque de Francesco Cavalli. En dix
ans et deux Shakespeare, le metteur en scène a connu une ascension fulgurante
et s'est imposé comme l'un des représentants incontournables de la nouvelle
génération.
Thomas Jolly est enthousiaste en ces premiers jours de répétitions : face à
Franco Fagioli, Paul Groves et Nadine Sierra, il ne tient pour ainsi dire pas
en place. Il ne cesse de franchir d’un bond l’espace qui sépare la scène de sa
table de travail, où il campe en compagnie de sa studieuse équipe artistique,
pour affiner un geste ou préciser une intention. Il fait passer ses indications
avec l’humour et la jovialité qui le caractérisent. Lorsqu’on l’avait rencontré il y a
maintenant presque un an, il avait déclaré : « Je suis avant tout comédien, je
mets en scène à partir de mon expérience intime du plateau. » À l’époque, on
lui avait demandé si, en passant du théâtre à l’opéra, il ne vivrait pas comme
un manque de ne pouvoir jouer dans ses propres spectacles. Ces premiers jours
de répétitions ont répondu à notre question.
À trente-quatre ans, celui qui fait ses débuts à l’opéra aurait tort de
bouder son plaisir. En moins de dix ans, il est passé de l’ombre à la lumière,
du statut de jeune espoir à celui de metteur en scène que tout le monde se
dispute : une ascension fulgurante pour cet « enfant du théâtre public », comme
il aime à le répéter : « J’ai enchaîné l’option théâtre au lycée, le
conservatoire et l’école du Théâtre National de Bretagne : je n’ai jamais
déboursé un centime pour apprendre mon métier. » Un passage au TNB qui l’amène
à fréquenter les classes de Claude Régy, Jean-François Sivadier et Stanislas
Nordey : trois générations de metteurs en scène qui incarnent chacun à leur
manière une certaine idée du théâtre français et que Thomas Jolly ne renie pas
: « Ils m’ont éveillé. »
Thomas Jolly
© Olivier Metzger
© Olivier Metzger
Au sortir du TNB, retour dans sa Normandie natale. Nous sommes en 2006.
Avec quelques amis de promo, il décide de fonder sa compagnie. La Piccola
Familia est née. Le nom, c’est Charline Porrone – l’une de ses actrices
fétiches – qui le trouve : « Nous n’avons mesuré que plus tard à quel point ce
nom était programmatique, commente Alexandre Dain, son collaborateur artistique
depuis ses débuts. Le travail au sein de la compagnie a posé les bases de notre
projet artistique : la continuité, la fidélité, la nécessité de s’entendre pour
travailler ensemble, la corresponsabilité du récit, même si Thomas reste garant
de l’esthétique des spectacles et de la direction du projet. »
Après une première création – Arlequin poli par l’amour de
Marivaux – il participe avec Toâ de Sacha Guitry au bien nommé
Festival Impatience, qu’Olivier Py vient de mettre en place à
l’Odéon. Le directeur du Théâtre de l’Europe est séduit par la fantaisie du
jeune metteur en scène. Il l'invitera lors de sa première édition du Festival
d’Avignon avec Henry VI, qui mobilisera la compagnie quatre ans. Le
résultat ? Un spectacle monumental, démesuré, déraisonnable, dix-huit heures de
Shakespeare déclamées avec fièvre. Les spectateurs entrent dans la salle à dix
heures et en ressortent à quatre heures du matin, abasourdis par cet OVNI
théâtral. Tout le monde parle de Thomas Jolly. L’année suivante Richard
III vient clore le cycle shakespearien et parachève le sacre du
metteur en scène.
Les dix-huit heures de Henry VI à Avignon ne peuvent
manquer de rappeler les vingt-quatre heures de La Servante, mis en
scène vingt ans plus tôt par un certain Olivier Py. Ces affinités esthétiques
n’ont pas échappé à certains, qui parlent de Thomas Jolly comme du digne
successeur de Py. Le jeune metteur en scène s’agace-t-il d’être déjà catégorisé
? « Il y a pire référence, commente sa dramaturge Corinne Meyniel. Du reste, il
y a effectivement des points communs : même amour de la démesure, même boulimie
de travail, surtout, même rapport viscéral au texte : Thomas est profondément vilarien.
Son principal souci est de raconter une histoire et de s’assurer qu’elle soit
comprise par le public, avec tout ce qu’elle comporte de questionnement pour
notre temps. Il ne croit pas à la conception du metteur en scène-auteur qui
s’est développée dans la seconde moitié du XXe siècle : il
conçoit plutôt son rôle comme celui d’un interprète auquel il incombe
d’organiser la rencontre entre l’auteur et le spectateur. »
Ses admirateurs qui le suivent
spectacle après spectacle évoquent l’atmosphère électro de ses Shakespeare.
À vrai dire, si l’attachement au texte de Thomas Jolly est indéniable –
dans ses spectacles, il est rare qu’une phrase ne finisse par s’afficher au
lointain, de préférence au gaffeur et en caractères XXL – le texte ne saurait
épuiser ce qui fait l’originalité de son esthétique. Si vous posez la question
à l’un de ses nombreux fans qui le suivent spectacle après
spectacle, sans doute évoqueront-ils spontanément l’atmosphère électro de ses
Shakespeare. Cette atmosphère passe d’abord par la lumière, qui a pris de plus
en plus d’importance au fil de ses créations. Arlequin poli par l’amour y
apportait déjà un soin particulier, avec ces ampoules qui éclairaient
faiblement les ténèbres de la scène et finissaient par se croiser autour du
couple enlacé dans la scène finale du baiser hollywoodien. Avec Piscine
(pas d’eau) [2011], il utilise pour la première fois les « asservis »
qui deviendront par la suite l'une de ses marques de fabrique : ces projecteurs
pilotés à distance qui permettent de créer des faisceaux de lumière et dont les
potentialités scéniques sont habituellement davantage exploitées dans les
concerts de rock. Son créateur-lumières Antoine Travert les utilise pour
sculpter, ciseler, lacérer l’espace : « Cette lumière est surtout baroque :
elle créé des perspectives, du mouvement permanent, des jeux de clair-obscur… »
DansEliogabalo, il en joue habilement en opposant la lumière, qui
symbolise la subversion morale portée par l’Empereur (dont le dieu Hélios est
également le dieu solaire) à une scénographie sombre qui incarne l’ordre
institué.
Ce mélange des genres, il le revendique : « Il y a chez Thomas une
volonté d’investir le théâtre en y important les codes de la pop
culture afin de pouvoir toucher un autre public, commente Alexandre
Dain. Il est d’une génération qui a grandi avec la télévision, les mangas, les
jeux vidéo. Il l’assume pleinement. Lorsqu’il explique ses intentions aux
interprètes, il adore puiser dans ces références mainstream. » Si
vous passez sur le site de la Piccola Familia, vous
pourrez d’ailleurs jouer à Richard III Attacks ! Ce jeu vidéo
initié par la compagnie vous permet d’incarner le roi monstrueux du drame
shakespearien dans un labyrinthe de type Pacman, avec pour objectif
d’accéder au trône en supprimant tous les ennemis qui vous font obstacle.
Cette capacité à sortir du cercle des amateurs de théâtre pour toucher le
grand public lui vaut aujourd’hui d’être courtisé par la télévision – un
privilège rare qu’il partage avec quelques-uns de ses confrères comme Olivier
Py ou Joël Pommerat. Cet été, ses chroniques d’Avignon ont été diffusées chaque
jour à la télévision pendant toute la durée du Festival et vues par quelques
millions de téléspectateurs. En février dernier, il avait été invité pour
présenter Richard III sur le plateau de On n’est pas
couché - l’émission d’infotainment du samedi soir – lors
de laquelle il partageait l’affiche avec Jean-Luc Mélenchon et Pascal Obispo.
Outre cet éloge inhabituel du chroniqueur Yann Moix – « Vous avez du génie ! »
- cette interview lui valut cette question-piège de la journaliste Léa Salamé :
« À votre avis, qui serait aujourd’hui le monstrueux Richard III ? » Mais on ne
fréquente pas assidûment Shakespeare sans être rompu aux ruses du débat
politique, et Thomas Jolly répondit à cette question par une autre, laissant
parler le texte : « La véritable question que pose Richard III est
plutôt celle-ci : - Qui est assez grossier pour ne pas voir ce palpable
artifice, mais qui est assez hardi pour dire qu'il le voit ? » Une réponse qui
suffit à crucifier l’auditoire.
En 2006, lors de la création de la Piccola Familia, Thomas Jolly avait
résumé en une formule poétique sa conception du travail collectif : «
Travailler ensemble et puis se quitter un petit peu, se donner des nouvelles,
aller voir ailleurs, s’envoyer une carte postale. » Dix ans plus tard, la
compagnie est toujours là et continue de porter la plupart de ses projets. « Le
temps tient une place prépondérante dans le travail de Thomas, selon Alexandre Dain.
Il croit beaucoup auxlaboratoires théâtraux qui nous permettent de
travailler ensemble très en amont de la création, de nous séparer en laissant
mûrir le projet puis de nous retrouver. » En passant du théâtre à l’opéra, il a
essayé de recréer un peu de cet esprit de famille : pour Eliogabalo,
il a mené durant un an un dialogue continu avec le chef Leonardo García
Alarcón. Il a également demandé à organiser une lecture du livret en mai
dernier en faisant jouer les rôles par des acteurs de sa compagnie, afin de
pouvoir en laisser surgir les enjeux et de confronter son point de vue à ceux
du chef, de sa dramaturge, de son scénographe, du traducteur…
Retour aux répétitions : la scène lors de laquelle l’Empereur projette de
faire empoisonner Alessandro et d’abuser de Gemmira. On se demande comment le
caractère « solaire » de Thomas Jolly - comme le décrit son ancien mentor
Stanislas Nordey – peut saisir des personnages aussi noirs que Richard III ou
Eliogabalo, auxquels il s’est consacré ces dernières années… L’ombre,
l’inquiétude, l’intranquillité, il faut aller les chercher ailleurs : « Nous
vivons actuellement des temps troublés, une époque marquée du sceau de
l’angoisse et de la division. Nous cherchons à inventer de nouveaux espoirs
politiques. Ce sont ces interrogations que je traque à travers ces grands
monstres politiques. Ce sont d’ailleurs moins les monstres en eux-mêmes qui
m’intéressent que les contextes qui les ont fait apparaître et ce qu’ils disent
de nos sociétés. »
https://www.operadeparis.fr/magazine/portrait-de-thomas-jolly-en-rock-star
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