Par Laure Croiset
"Ces cons de
journalistes". Le titre de l'ouvrage du journaliste Olivier Goujon est
ironique. La réalité l'est tout autant. Où l'on peut accepter de gagner 500
euros par mois après 40 ans de métier et se laisser acheter à coups de voyages,
de foulards, et de stylos.
Le livre d'Olivier Goujon "Ces cons de journalistes" est
publié aux éditions Max Milo
"Mon métier
meurt et je veux bien mourir avec. Mais pas comme un con". C'est ainsi que
commence l'ouvrage du journaliste Olivier Goujon, Ces cons de journalistes, qui
épingle avec un humour acerbe la précarisation d'un métier où l'on peut gagner
500 euros par mois après 40 ans de métier et se laisser acheter à coups de
voyages, de foulards et de stylos. Alors, "faut-il vraiment être con pour
être journaliste?". En sous-texte, voilà l'épineuse question que pose cet
ouvrage dont le titre de travail était "La fin du journalisme".
"Le terme de cons est utilisé de manière ironique", reconnaît son
auteur qui a réalisé plus de 500 reportages dans 160 pays, dont de nombreux
terrains en guerre, comme l'Afrique et le Moyen-Orient. "Mais oui, il faut
être con pour aimer ce métier à ce point-là, vouloir le faire dans l'adversité,
voire même dans l'hostilité et continuer à y croire encore".
"Toutes les
planètes s'alignent pour affirmer que le journalisme se trouve en grande
difficulté et la précarisation du métier est l'élément central de la crise du
journalisme", juge Olivier Goujon. Cible des gilets jaunes, cette
profession n'a jamais autant attiré la défiance des Français. Selon un récent
sondage Kantar La Croix sur la crédibilité des médias, 51% des sondés sont
mécontents du traitement de cet épisode mouvementé par les médias, 32%
seulement, moins d’un Français sur trois, en sont au contraire satisfaits.
En France, il s'agit
de bien s'accrocher si l'on ambitionne de prendre la voie du journalisme. Selon
une étude menée par le site de recherche d'emploi Qapa et publiée par
L'Etudiant, le métier de journaliste arrive en 2018 en tête des professions les
moins attractives. "Ambitionner d'être journaliste est le plus sûr moyen
de devenir chômeur à brève ou moyenne échéance", souligne cet ouvrage.
Pourtant, la commission de la Carte de presse dénombre 35.047 journalistes en
France, dont 7.000 pigistes. Et le salaire médian d'un journaliste en CDI était
en 2017 de 3.591 euros brut mensuels en 2017, selon les données actualisées de
l'Observatoire des métiers de la presse. Mais il existe dans la profession une
zone grise qui "a tendance à se développer dans la périphérie de la
profession", observe le sociologue des médias Jean-Marie Charon. C'est
notamment à cette zone qui n'est pas prise en compte par la Commission de la
carte de presse qu'Olivier Goujon a choisi de s'intéresser dans cet ouvrage
douloureusement pessimiste.
"Comment des
journalistes s’endettent pour aller risquer leur vie à l’autre bout du monde
pour 500 euros"
En 2015, Olivier
Goujon se voit accepter par un grand hebdomadaire la publication web d'un
reportage réalisé dans "des conditions périlleuses" en Syrie pour...
500 euros. Finalement, le chef de service ne publiera pas son papier, lui
adressant un mail laconique: "Je me rends compte que nous avons atteint
notre plafond de piges pour 2015. Donc nous ne pourrons pas prendre votre
papier". "Difficile d'expliquer la nature du sentiment que j'ai alors
éprouvé: l'humiliation est sans doute l'état qui s'en approche le mieux",
écrit Olivier Goujon. "La précarisation du métier et la baisse des tarifs
des piges font que la compétition est de plus en plus rude", souligne son
auteur, qui rappelle les conditions extrêmes dans lesquelles les
photo-reporters pratiquent leur métier. Il faut savoir que la commande écrite
et signée est aujourd'hui très rare, et la plupart du temps, le reporter n'est
pas couvert par une assurance. "Or, dans les années 80 et 90, quand les
journalistes partaient dans de bonnes conditions, ils étaient bien considérés
dans l'opinion. Aujourd'hui, alors que c'est de plus en plus dur de travailler
et que les conditions sont devenues précaires, les journalistes sont de plus en
plus confrontés à une opinion hostile".
"Comment des
journalistes donnent leur vie à leur métier pour finir avec 500 euros par
mois"
"Sophie
travaille pour le plus grand journal de France. Elle gagne 500 euros par mois.
Parfois 600". À 60 ans, cette journaliste depuis 40 ans vit au bord de la
misère. Mais elle n'a pas envie que ça se sache. "Elle se dit que ça doit
être de sa faute", raconte Olivier Goujon. Aujourd'hui, elle ne peut pas
payer son loyer et se rend même à la Soupe populaire. Pourtant, la profession
compte d'autres Sophie, qui donnent leur vie à leur métier pour finir avec 500
maigres euros par mois. "Elle n'est pas un cas isolé". Pour l'auteur
de Ces cons de journalistes, "on fait de plus en plus lourdement reposer
le poids de l'information sur les épaules d'une population journalistique qui
est devenue de plus en plus fragile socialement et économiquement".
"Les tarifs baissent", poursuit-il. "Il y a de plus en plus de
pigistes et c'est à eux que l'on demande le plus de charge en matière
d'informations". Seulement 7.000 selon la Commission de la Carte
d'Identité des Journalistes Professionnels (CCIJP). Et près de 19.000, selon la
mutuelle Audiens. "Cette précarisation aura forcément des effets sur la
qualité de l'information. Elle créera une situation de défiance dans l'opinion
publique". "Il faut dire que "quand vous gagnez 500 euros par
mois, votre préoccupation, c'est de bouffer, c'est pas de vérifier
l'info".
"Comment les
journalistes sont sortis du cadre protecteur et légal du salariat"
"De 1980 à
2000, l'installation durable d'un mode de fonctionnement qui fait du pigiste
l'élément central de la production d'information se déroule d'autant plus
assurément que les journalistes, se sentant protégés par les récentes
dispositions législatives, ne voient pas venir le temps de la
précarisation", écrit Olivier Goujon. Pourtant, la proportion de pigistes
en France ne cesse de gagner du terrain. Selon la CCIJP, la précarité (pigistes
+ chômeurs) augmente passant de 22,7% à 26,2% entre 2006 et 2017. Sans compter
les "journalistes cachés" rémunérés sous le statut d'intermittents du
spectacle et aujourd'hui sous le statut de l'autoentrepreneur. Même si en
théorie, "le métier de journaliste devant obligatoirement s'exercer sous
le régime du salariat, celui de l'autoentreprenariat lui est naturellement
interdit". Cette mutation quasiment invisible, la commission de la carte
de presse ne veut pas en entendre parler, dénonce Olivier Goujon.
"Aujourd'hui, on délivre des cartes de presse à partir de 400 ou 500 euros
à des gens qui présentent en grande partie des facturations. C'est comme ça
qu'on maintient artificiellement un chiffre à 35.000 journalistes. Sinon, on en
aurait beaucoup moins, peut-être 25.000".
"Comment un pan
entier du journalisme s’est laissé acheter à coups de voyages, de foulards, et
de stylos"
"Dans les
années 90, avec l'arrivée de la presse magazine, on s'est laissé voler des
secteurs entiers qu'on considérait à tort comme secondaires dans le
journalisme, comme le tourisme ou l'art de vivre, qui sont devenus des
ramasse-publicités", observe Olivier Goujon. C'est ainsi que des pans
entiers du journalisme ont échappé au journalisme. "On a eu tort",
affirme l'auteur de Ces cons de journalistes. "Les agences de
communication se sont emparées de ce sujet en payant les journalistes qui ont
accepté et tout le monde fermait les yeux". Sauf que dans le journal, on
se laissait imposer un rédactionnel, ce qui pouvait ressembler à du
publireportage déguisé. "Les journalistes eux-mêmes portent une part de
responsabilité", observe Olivier Goujon. "Ironie du sort: ces
journalistes qui se croyaient les maîtres du jeu, sont en train de se faire
voler la vedette par les blogueurs et les instagrameurs."
L'avis de
Challenges:
L'humour est
caustique et le style vif et terriblement percutant pour cet ouvrage au titre
ironique, qui tombe à point nommé en cette période de défiance généralisée
d'une profession qui est devenue l'une des cibles des gilets jaunes. Olivier
Goujon, lui-même journaliste, s'appuie sur de nombreux témoignages comme Sophie
"qui ne veut pas trop qu'on sache qu'elle est pauvre et triste", mais
aussi N'Fabteh Minteh que rien ne prédestinait à devenir journaliste. Manquant
parfois de distance avec l'expérience personnelle de l'auteur, cet ouvrage a le
mérite d'éclairer la précarisation d'un métier qu'il semble urgent de réinventer.
https://www.challenges.fr/media/presse/faut-il-vraiment-etre-con-pour-etre-journaliste_640051#xtor=EPR-2-[ChaActu18h]-20190201
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