En mer, portrait de Paul Signac, dit aussi Paul Signac à la barre de son bateau l’Olympia
©Archives Signac / akg-images / Erich Lessing
Pourquoi s’intéresse-t-on particulièrement à la collection de Paul Signac ?
Marina Ferretti Bocquillon – Au XIXe siècle,
nombre de collectionneurs s’impliquent dans la défense d’un mouvement
artistique. Peintre, Signac s’engage d’emblée pour le néo-impressionnisme. Très
actif dans l’organisation d’expositions destinées à faire connaître ses amis «
néo », au cœur de l’avant-garde, il acquiert principalement les œuvres de ses
contemporains, dont Le Cirque (1891, Paris, musée d’Orsay), véritable testament
artistique de Seurat, qu’il fait entrer dans les collections nationales. À
Paris comme à Saint-Tropez, il reçoit des artistes et des critiques d’art qui
découvrent sa collection, sans oublier les premiers historiens de
l’impressionnisme, Julius Meier-Graefe et John Rewald, auxquels il expose ses
choix. Son traité D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899) et sa
collection participeront à inscrire le néo-impressionnisme dans l’histoire de
l’art. Toutefois, préoccupé par l’avenir de sa fille, le peintre lui lègue sa
collection. Ginette Signac vivra en effet de la vente des tableaux, mais en
ayant le souci d’en faire entrer beaucoup dans les musées. Les collections du
musée d’Orsay et de l’Annonciade à Saint-Tropez doivent beaucoup à ses dons,
ainsi qu’à ceux de sa fille, Françoise Cachin, historienne de l’art qui fut le
premier directeur du musée d’Orsay.
Comment Signac a-t-il constitué sa collection ?
Charlotte Hellman – Issu d’une famille aisée,
Signac est un artiste et un collectionneur autodidacte. Il a interrompu ses
études à seize ans pour la peinture et a conseillé à sa famille, sans succès,
l’achat de toiles impressionnistes « au nom de la gloire et de l’or ! » Son premier achat, à
vingt ans, est un Cézanne, La Plaine de Saint-Ouen-l’Aumône vue prise des
carrières du Chou. Au-delà de son œil avisé, la dimension affective de ses
choix est flagrante. Il doit apprécier l’homme autant que l’artiste. Par
exemple, Van Gogh témoigne de cette amitié en lui offrant Deux harengs. La
rencontre avec Seurat, chef de file des néo-impressionnistes est décisive (sa
collection comptera 80 de ses œuvres). Signac, suivi par les peintres Cross,
Van Rysselberghe, Angrand et d’autres, est un défenseur infatigable de ce
nouveau style pictural, en partie par ses choix militants (13 toiles de Cross
dans sa collection). Ses convictions politiques – dreyfusard et anarchiste –
ont pu jouer également sur ses enthousiasmes ou ses rejets : il revend Avant le
lever de rideau (vers 1885, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art), un chef-d’œuvre
de Degas qui est antidreyfusard. Dernière caractéristique : sa curiosité
insatiable envers les plus jeunes artistes, en particulier les fauves. Ses
modes d’acquisition sont variés : souvent par dons ou échanges, auprès des
artistes et des marchands. La galerie Bernheim-Jeune fut une source plus
importante d’acquisitions lorsque son ami l’écrivain et critique d’art Félix
Fénéon la dirigea. À partir de 1913, ses achats diminuent parallèlement à ses
moyens financiers car Signac entretient deux foyers après avoir quitté son
épouse Berthe pour Jeanne Selmersheim-Desgrange, dont il a une fille. La
continuation de sa collection devient alors un moyen de mettre cette enfant à
l’abri.
Quelle place cette collection tient-elle dans sa formation de peintre ?
Marina Ferretti Bocquillon – Pour un peintre, regarder les travaux
des autres, c’est une façon d’apprendre et de se confronter à différentes
approches esthétiques. C’est en observant les œuvres des impressionnistes et en
peignant sur le motif que Signac a appris son métier. Ses premières
acquisitions sont, sans surprise, signées Manet, Cézanne, Pissarro ou
Guillaumin, signe de révérence à ceux qu’il admire. Collectionner offre la
possibilité d’une étude quotidienne des tableaux et permet d’approfondir l’analyse
des procédés techniques de leurs auteurs. Copier les chefs-d’œuvre du Louvre a
longtemps été un exercice recommandé aux élèves de l’École des beaux-arts et
Seurat lui-même a laissé de très belles copies de dessins d’Ingres ou de
Michel-Ange. Adolescent, Signac est surpris dans l’exercice du croquis d’après
un Degas accroché aux cimaises de la quatrième exposition impressionniste ;
cela lui vaut d’être expulsé par Gauguin qui l’invective : « On ne copie pas
ici, Monsieur.» À l’inverse de nombre de ses contemporains, Signac ne copiera
plus et ne se soumettra pas à une tradition qu’il juge académique et
stérilisante. Mais le profond intérêt qu’il porte aux dessins, aux études et
aux esquisses peintes à l’huile par Seurat est bel et bien révélateur d’une curiosité
et d’une admiration toutes professionnelles.
Qu’est-ce que le
Salon des Indépendants, et pourquoi fut-il si important dans la carrière de
Signac ?
Charlotte Hellman – Né en 1863, année du scandale du Salon officiel
(le jury ayant refusé 3 000 œuvres, Napoléon III accorda un Salon des Refusés),
le jeune Signac est, à la fois comme peintre et collectionneur, hostile à l’art
académique qui domine encore dans l’espace public. En 1884, il se joint donc
naturellement à l’appel d’un groupe d’artistes, refusés par le jury du Salon ou
refusant de s’y soumettre, qui organise dans un baraquement de la cour des
Tuileries le premier Salon des Artistes indépendants. À partir de cette date,
Signac participera activement à chaque exposition annuelle, et deviendra président
de la Société des artistes indépendants en 1908. La devise « Sans jury ni
récompense » correspond parfaitement à son tempérament anarchiste et, presque
jusqu’à sa mort, cette fonction comportant de nombreux aspects administratifs
l’occupera intensément. Constatons qu’il a plutôt bien accompli sa mission,
puisqu’avant 1914, les Indépendants auront exposé Cézanne, Matisse, Bonnard,
Marquet, Denis, Vallotton, Braque, Derain, Chagall, Kandinsky… Ce double emploi
de théoricien et d’animateur d’expositions se reflète aussi dans sa collection
par la présence conséquente d’œuvres d’artistes plus jeunes que lui. Signac est
ainsi resté près de trente ans au service des nouveaux talents auxquels il
aspire à donner une chance, même s’il ne les comprend pas toujours. Cette
curiosité incessante, à l’affût de ce que font les générations suivantes, est
vraiment sa marque ; elle coïncide avec un tempérament de « passeur», qui
rappelle le rôle que Pissarro et d’autres avait joué pour lui.
Pourquoi les figures
de Signac et de Seurat sont-elles aussi étroitement associées lorsque l’on
évoque le néo-impressionnisme ?
Marina Ferretti Bocquillon – Quand les deux peintres se rencontrent
en 1884, tout les sépare. Seurat, formé à l’École des beaux-arts, admire
Ingres, dessine remarquablement et expose une toile aux tons mats, Une baignade
à Asnières (1883-1884, Londres, National Gallery), inspirée de l’art de Puvis
de Chavannes. Plus jeune, Signac est autodidacte, aime par-dessus tout les
œuvres de Monet et peint à la manière impressionniste des paysages dont la
vivacité chromatique est d’emblée remarquée. Mais, tous deux sont en quête d’un
langage neuf, propre à transcrire la vie moderne, et se lient d’amitié. Ils
visitent ensemble les expositions et s’intéressent aux théories scientifiques
d’Eugène Chevreul et de Charles Henry sur la perception de la couleur. Quand
Seurat achève sa grande toile, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande
Jatte (1884-1886, Chicago, The Art Institute) en la ponctuant de petites
touches régulières de couleurs pures, Signac adopte aussitôt cette technique du
mélange optique qui amène l’œil du spectateur à recomposer lui-même une teinte
à partir des points de couleurs posées sur la toile. Bientôt baptisé « néo-impressionnisme », ce nouveau mouvement se diffuse
dès lors rapidement. Quand Seurat disparaît brutalement en 1891, c’est Signac qui prend
en charge l’avenir du mouvement, tout en faisant évoluer sa technique par
l’emploi d’une touche plus large et un usage plus libre de la couleur.
Sait-on comment Signac
avait choisi d’accrocher les œuvres de sa collection dans ses différentes
résidences ?
Marina Ferretti Bocquillon – L’accrochage de la collection Signac
(près de 400 tableaux, dessins, gravures, sculptures et céramiques) évolue
selon les acquisitions et les déménagements, mais l’inventaire après décès
donne une idée précise de son dernier état. La collection était répartie dans
les différentes résidences de l’artiste. À Paris, Signac occupe plusieurs
domiciles successifs. Les œuvres de Seurat dominent dans l’appartement du
Castel Béranger (immeuble Art Nouveau de Guimard), laissé, avec l’essentiel des
meubles et des tableaux, à Berthe Signac en 1912. Après la guerre, les
peintures de Cross et les dessins de Degas ou de Jongkind sont les plus
nombreux dans l’appartement de Saint-Germain-des-Prés où il s’installe avec sa
compagne Jeanne. Plus modeste, une maison baptisée Les Maraniousques est louée
à Viviers, sur les rives du Rhône. Elle est aménagée de façon spartiate, tout
comme la maison de pêcheur acquise en 1931 à Barfleur où figurent surtout des
gravures d’après Vernet (peintre du XVIIIe siècle, connu pour ses Vues des
ports de France). L’accrochage le mieux documenté reste celui de la salle à
manger de la villa La Hune à Saint-Tropez où, en 1905, Signac réunit Luxe,
calme et volupté de Matisse, un tableau divisé (traité selon le principe de la
touche divisée des néo-impressionnistes), Femmes au bord de la mer, une grande
toile pré-fauve de Valtat et L’Air du soir de Cross. Matisse s’étant inspiré du
tableau de Cross pour peindre Luxe, calme et volupté, Signac souligne par cet
accrochage la filiation qui du néo-impressionnisme mène au fauvisme,
caractérisé notamment par sa puissance chromatique et sa simplification des
formes.
Signac possédait-il
des œuvres d’artistes qui ne correspondaient pas toujours à ses goûts ?
Charlotte Hellman – Le goût de Signac est d’abord formé par son
admiration pour les impressionnistes qu’il a collectionnés, avant de devenir le
militant que l’on sait du néo-impressionnisme et en particulier de l’art de
Seurat et de ses pairs, puis de ceux qui ont, à sa suite, continué d’explorer
l’expression de la couleur pure, comme Matisse, Camoin, ou encore Marquet. Il
est en revanche plus surprenant de trouver chez lui des œuvres d’artistes qui
semblent a priori aux antipodes de cet univers, comme Le Centaure tirant à
l’arc (collection particulière) de Redon, dont le fusain à la fois sombre et
onirique peut surprendre chez cet homme rationaliste, et de surcroit peu
réceptif au symbolisme. Mais les deux hommes étaient amis et ont exposé
ensemble. Vuillard et Roussel, à première vue, n’avaient
rien pour lui plaire. Signac jugeait même au départ leurs œuvres « boueuses »;
pourtant ils comptent parmi ses tout proches, et cette complicité l’aidera
aussi à mieux comprendre leur travail. À ce titre, la collection constituée par Signac montre bien que les
catégories « Nabis », « symbolistes », «fauves » ne sont pas si étrangères les
unes aux autres car ces artistes se connaissaient et échangeaient en permanence
à propos de leurs recherches.
https://www.musee-orsay.fr/fr/articles/questions-marina-ferretti-bocquillon-et-charlote-hellman-commissaires-de-lexposition-signac-collectionneur-200245
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