Réalisés par Camille De
Rijck, les entretiens avec Christophe Rousset abordent les grands thèmes qui
préoccupent un chef d’orchestre témoin, depuis plus de vingt-cinq ans, des
tribulations du monde de la musique ancienne. Extrait.
Si nous établissions pour commencer
une carte de vos territoires d’intérêt musical ?
Mon intérêt pour la musique
commence avec Josquin des Prés et s’arrête aux portes des années 1950,
probablement avec Varèse, pour prendre une borne symbolique. Quelques opéras de
Richard Strauss m’ennuient par leur décadence. L’après-guerre me lasse et me déroute.
Bien sûr, j’ai entendu de la musique contemporaine qui m’intéresse. Le jazz ne
me plaît pas et m’agace très vite. Certaines chanteuses — telles Ella
Fitzgerald et Sarah Vaughan — captent mon attention, mais le boeuf au sax,
piano et contrebasse m’ennuie terriblement. Le reste, je n’en parle même pas
parce que pour moi, c’est de la musique complètement binaire au sens le plus
tragique du mot. Bien entendu, tout cela est affaire de goût, on peut toujours
se trouver dans une décadence d’autre chose ; voilà pourquoi la décadence est
difficile à définir. Je ne crois pas du tout en une Histoire darwinienne, en un
progrès dans l’Art. Chaque période a l’art qui correspond à ses besoins, à ses
aspirations ou à son sens esthétique, chacune a trouvé une perfection propre.
Et sans doute, ces perfections, ces équilibres basculent-ils et donnent-ils vie
à de nouvelles aspirations. C’est ce qu’on appelle « décadence » mais qui,
finalement, n’est qu’une forme de torsion ouvrant d’autres portes, d’autres
formes d’expression. Chez Strauss, c’est cette vision nostalgique d’un monde
harmonique et symphonique très désuet qui me semble décadente.
Et avant ?
J’exclus ce qui précède
Josquin parce que je n’y comprends rien. Pour moi, c’est du serbo-croate, et je
suis complètement perdu dans Guillaume de Machaut. Le Grégorien ne m’évoque pas
grand-chose non plus. J’en dirais autant des mosaïques byzantines ou des
fresques médiévales. Ces formes d’art sont trop éloignées de ma sensibilité.
Bien sûr, il est possible d’aller chercher plus loin, d’être curieux et de
s’intéresser, graduellement, à tout, mais il se trouve que je n’en ressens pas
l’envie. Or c’est notre potentiel de découverte qui balise les territoires de
nos intérêts. La polyphonie franco-flamande de la fin du xve siècle est un
mouvement totalement constitutif de nos réalités musicales modernes. Je pense
aux éléments expressifs qui vont dans le sens d’une union entre le texte et la
musique et qui m’apparaissent comme totalement organiques. Enfin, ce langage
s’affranchit d’une sapience inaccessible au plus grand nombre et qui, pourtant,
est le point de départ imposé de la compréhension de cette musique. En
revanche, la compréhension de la polyphonie franco-flamande me semble directe,
épidermique. Et, pour des raisons géométriquement similaires, mon intérêt pour
l’art plastique s’éteint à partir de Piet Mondrian ou de Kasimir Malevitch. Il
y a quelque chose qui casse, qui tranche très brutalement par rapport à une
expression de soi, à un imaginaire, à la poétique même. J’ai le sentiment qu’on
trouve soudain cette terminologie mièvre et inutile, et donc on s’oriente vers
une réalité résolument scindée, résolument intellectuelle ou révolutionnaire…
ou à contre-courant. On veut donner l’impression que la modalité de s’exprimer
à la sensibilité de l’autre est brisée.
Quelque chose de l’ordre du refus de communiquer ?
Bien sûr, je ne prétends
pas que ce qui se passe avant Josquin ne porte pas l’ambition d’être compris
universellement, mais j’ai le sentiment que ce qui vient après Strauss relève
d’une cassure délibérée, réfléchie et organisée. Nous avons aujourd’hui tous
les éléments pour comprendre rétroactivement la musique du xve siècle, bien
qu’elle fût extrêmement savante. Ses contemporains n’ayant ni le recul, ni
notre bagage, elle a pu leur paraître d’une infranchissable complexité. C’est
justement de cet écheveau-là que notre musique occidentale est partie. Elle
aurait pu avoir une autre source — les quintes parallèles de Machaut, par
exemple —, mais ce ne fut pas le cas. Il y a un caractère organique, qui semble
relever d’une expression simple, directe et volontairement humaine. Le créateur
entre en dialogue avec l’humain et ne se tourne pas vers une entité supérieure,
abstraite et forcément inaccessible.
Et dans les autres disciplines artistiques ?
Ce basculement existe aussi
en sculpture et en peinture, lorsque l’on passe du gothique du premier
Donatello à ce Donatello complètement humain et viscéralement proche de nous.
L’image pieuse, un peu ennuyeuse, du gothique siennois évolue naturellement
vers Beato Angelico et lentement s’anime, prend vie et nous parle. L’icône
froide, hiératique et codifiée tout à coup s’humanise, notamment à travers
l’enrichissement de sa gamme de couleurs. Dante, lui aussi, fait partie de ce
basculement où les arts, pour parler simplement, se mettent à nous tutoyer.
Tous les arts ne connaissent pas cette évolution au même moment, mais j’ai le
sentiment que tous sont passés par ce basculement, où l’artiste et sa
personnalité commencent à prendre possession de l’œuvre d’art et l’imprègnent
absolument.
Ce qui m’anime lorsque je
suis face au public, c’est de m’adresser à sa sensibilité. Faire comme Bach et
frapper mon art d’un inamovible « Soli Deo gloria » m’intéresse assez peu. Le
concert est une mise en relation d’êtres humains de chair et de sang qui,
ensemble, où qu’ils se situent par rapport au podium, entrent dans une
vibration commune à la fois subtile et mystérieuse. Il existe aussi une musique
et des musiciens coercitifs, qui vous convoquent malgré vous par la violence,
mais ce n’est pas une forme d’expression que j’affectionne.
Aujourd’hui, des
compositeurs parviennent à retrouver un public assez large.
Après bien des errances, on
assiste à un retour d’affection du public pour la musique savante telle qu’elle
est écrite en ce début de xxie siècle. Comme pour le retour au figuralisme en
peinture, une fois qu’on a été jusqu’au carré noir, au carré blanc et qu’il ne
se passe plus rien, on peut aussi enfermer les gens dans une salle de concert,
imposer le silence pendant trois heures et dire « voilà la musique ». Le sens
iconoclaste de l’évolution artistique connaît lui aussi ses limites. Peut-être
y a-t-il eu trop d’accumulations et de stratifications dans notre art ?
Faudrait-il brûler les
bibliothèques ? La perte de la musique grecque, par exemple, a inspiré à
certains l’envie de la réinventer à la Renaissance. De cette tabula rasa
naissent de vastes horizons d’imagination. Peri, Lully, Gluck et Wagner ont,
chacun, voulu réinventer le drame « à la grecque ». Ils n’en avaient qu’une
vague idée, qu’une sensation, dont les fantasmes lacunaires ont été comblés par
leur créativité. La difficulté, aujourd’hui, d’imaginer une musique « néo »
réside en la connaissance très intime qu’ont les compositeurs actuels des
musiques de Bach ou de Wagner. Recoller à une musique qui leur serait
contemporaine dans l’esprit mais qui ne pasticherait pas, voilà la gageure.
Extrait de Christophe
Rousset, L'impression que l'instrument chante, Éditions de la Cité de la
musique - Philharmonie de Paris (La rue musicale - Entretiens),
2http://philharmoniedeparis.fr/fr/magazine/les-reflexions-musicales-de-christophe-rousset?utm_source=nl_avril_17&utm_medium=email&utm_campaign=170330_nl_pp_avril&utm_content=ensavoirplus_magazine017,
p. 13-15.
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