Par Marie-Lise Allard
Jean Cocteau dans son
atelier, 1955, La comtesse Anna de Noailles, c. 1920
© Collection Dupondt /
akg-images - Henri Martinie / Roger-Viollet
La Voix humaine de Jean
Cocteau s’inspire clairement du Duo à une seule voix d’Anna de Noailles, dont
il était un fervent admirateur. Si les histoires diffèrent (une femme subit la
fin de son histoire d’amour dans un cas tandis qu’elle se dérobe aux avances de
son amant dans l’autre), les deux œuvres se retrouvent sur bien des points.
L’une et l’autre ne retiennent que les paroles du personnage féminin, l’une et
l’autre soulignent la puissance des mots et font du thème de l’amour –
salvateur ou destructeur – leur sujet principal.
En 1911, Jean Cocteau
(1889-1963) a vingt-deux ans lorsqu’il rencontre Anna de Noailles (1876-1933)
qui lui est présentée furtivement dans une voiture… À l’époque, cette jeune
femme du monde, égérie de la Troisième République, a déjà publié six ouvrages
au succès retentissant (trois recueils de poèmes et trois romans). Sa notoriété
est telle que nombre de jeunes auteurs viennent à elle, espérant se faire
reconnaître de celle qui, par ses vers aux images nouvelles et suggestives, a
bouleversé leur adolescence. Parmi ces admirateurs de la première heure se
trouve Jean Cocteau. Avant même leur rencontre, il lui prouve son admiration en
lui envoyant son livre Le Prince frivole en exergue duquel figurent
quelques-uns de ses vers. Fasciné et « éberlué (…) par la beauté de cette
petite personne, la grâce de son timbre de voix1», il se mêle rapidement aux
proches d’Anna de Noailles, au même titre que Marcel Proust, Edmond Rostand ou
Maurice Barrès... Devenu un familier de la maison, il pousse même son
admiration jusqu’à adopter ses manières, comme en témoignent ses proches qui le
surnomment alors « Anna-mâle2 » ! Lui-même se donne le titre de « page » de la
poétesse dans une lettre écrite à sa mère en 1912. De ce jour, une relation
particulière, « une de ces amitiés qui dépassent la tombe3» et une réelle
collaboration les lient pendant près de vingt ans. Cocteau connaissait très
bien l’œuvre de celle qu’il appelait sa « grande sœur », ce que lettres et
dessins corroborent. Son adoration l’amena également, en guise de dernier
hommage, à lui consacrer son ultime ouvrage, La Comtesse de Noailles, oui et
non, en 1963.
Après le succès du Cœur
innombrable, Anna de Noailles s’essaye au roman ; trois titres se succèdent
entre 1903 et 1905. Mais elle prend conscience que, dans ce nouvel exercice,
elle ne retrouve ni l’aisance ni le plaisir de l’écriture versifiée. En outre,
même si le public semble apprécier ces trois œuvres, ce n’est pas le cas de la
critique professionnelle qui lui conseille de s’en tenir à la poésie... Vexée
mais obstinée, elle opte alors pour la prose poétique et conçoit de cette
manière trois titres originaux, sortes de florilèges d’articles publiés dans la
presse, agrémentés de bribes d’un roman abandonné ou encore de vieux souvenirs.
Parmi ces ouvrages en prose paraît, en 1923, Les Innocentes ou La Sagesse des
femmes qui se compose de courts textes aux formes littéraires variées (lettres,
déclarations amour ou de séparation, récits, etc.), fruits des réflexions de la
poétesse sur le sentiment amoureux et ses complexes turbulences.
La Voix humaine s’inspire
clairement de l’une des proses de ce livre intitulée Duo à une seule voix. En
effet, à l’instar du texte de Cocteau, Duo à une seule voix se présente sous la
forme d’un dialogue tronqué puisque seules les paroles d’un personnage féminin
sont rapportées. L’histoire se résume brièvement ainsi : une femme se dérobe aux
avances de son amant et refuse habilement de céder alors qu’il la presse de se
donner à lui.
Les deux titres posent
question : qu’est-ce qu’une voix qualifiée, par Cocteau, d’« humaine », et donc
que serait une voix non humaine ou, pour Noailles, que signifie cette antithèse
« duo à une seule voix » ? Les deux auteurs font référence à un phénomène
propre à l’homme, la voix, mais qui appartient également à la terminologie
musicale. Cependant, chez la poétesse, ce « duo » ressemble davantage à un
soliloque ou à un solo. Si cette référence à la musique n’avait pas été si
flagrante, ce texte aurait pu s’apparenter à un scénario ou plus sûrement
encore aux répliques d’un texte d’un autre genre, celui du théâtre. Peut-être
Cocteau l’avait-il aussi compris car, lui, destine très clairement son texte à
la scène puisqu’il précise en préambule le décor, l’attitude de son personnage
et le ton : « La scène […] représente l’angle inégal d’une chambre de femme […]
La nervosité, l’inconfort. […] Peignoir chemise, plafond, porte,
fauteuil-chaise, housses, abat-jour blancs ». En outre, la question du genre
apparaît aussi dans les indications du dramaturge qui donne à son texte le nom
de « monologue-dialogue ». Appellation singulière qui ne laisse de nous
interroger sur les intentions de l’auteur et sur cette forme autre, nouvelle et
intermédiaire née de l’utilisation du téléphone.
Au-delà de cet artifice
littéraire, les auteurs livrent un solide discours argumentatif sur l’amour et
la puissance des mots.
Dans Duo à une seule voix,
on ne sait quasiment rien de la femme qui se refuse à la concupiscence
passagère d’un homme qu’elle appelle, comme chez Cocteau, « mon chéri » ou «
mon ami ». La situation est semblable dans les deux textes : chaque scène se
déroule un soir dans une chambre ; une femme parle à l’homme qu’elle aime. La
présence-absence de ce dernier, soit par le biais du téléphone soit par la
non-retranscription de ses propos, cette existence en creux détourne
l’attention de lui. On se focalise alors doublement sur le personnage féminin :
tout d’abord, pour tenter de reconstruire, par le biais univoque de ses
paroles, les parties du discours qui sont éludées, puis, dans un second temps,
pour comprendre ses réactions et commentaires. L’accent est donc mis sur
l’évolution de son attitude et de son raisonnement au fil du texte. D’ailleurs,
les héroïnes n’ont pas de visage ni d’aspect précis. Dans La Voix humaine, elle
n’est que vaguement caractérisée : aucune mention de ses traits ou de son
physique, il s’agit seulement d’ « une femme en longue chemise », nerveuse, «
amoureuse et victime médiocre ». Ces indications confirment que l’auteur
insiste davantage sur la dimension psychologique du personnage, mis en relief
par cette situation particulière mais finalement courante. C’est donc bien une
héroïne commune prise dans une banale histoire de séparation amoureuse.
Noailles, quant à elle, ne s’avère pas plus diserte sur son personnage.
La différence la plus
notable entre les deux œuvres réside dans les registres utilisés par les
auteurs. En effet, les pages noailliennes s’animent d’un ton enjoué et
humoristique qui contraste fortement avec le texte de Cocteau (mais aussi avec
les autres textes du recueil). Alors que la première héroïne repousse l’ardeur
empressée de son compagnon en faisant preuve de malice et de faconde, la
seconde se montre dès le début angoissée, perdue dans une détresse profonde.
Cette femme subit et endure difficilement la fin de sa relation amoureuse. Dans
un premier temps, elle tente de se maîtriser et parle de vaines occupations
(vêtements, déjeuner…) pour donner le change et ne pas avouer sa tristesse.
Docilement, elle répond aux questions de son ancien amant, évite de le
culpabiliser et cherche même à minimiser sa responsabilité : « Ne t’excuse pas,
tu es gentil, je n’ai pas l’ombre d’un reproche à te faire ». Puis, on comprend
les raisons de cet appel téléphonique : l’homme veut récupérer leur
correspondance amoureuse avant son mariage. Et l’on saisit la détresse de cette
femme qui se sent outragée par ce manque de confiance et surtout par le
dépouillement de tout ce qui représentait ses sentiments et ses souvenirs. Seul
le mensonge autour de la paire de gants lui permet de garder une trace de
l’homme aimé. Dès lors, le malaise s’accentue : entre le jeu des apparences, du
mensonge et la souffrance, l’héroïne vacille, se comparant, par exemple, à une
« somnambule ». Mais plus encore, touchée au cœur, atteinte dans sa raison de
vivre, elle se déprécie et se dégrade elle-même (« idiote, stupide »). Le recours
aux références du meurtre (« criminel, coup, brutal, tombe, arme ») atteste de
la violence du choc qui est assimilé à la mort. Ainsi finit-elle par lui avouer
sa volonté de mourir et ne peut plus cacher sa souffrance. Cette marche vers
l’abîme s’accélère après qu’elle a compris le mensonge de cet homme qui prétend
indûment être chez lui.
Dans Duo à une seule voix
de Noailles, la femme est le maître du jeu. L’amour ne semble pas, dans un
premier temps, aussi grave ni tragique. De manière plus réfléchie, moins
passionnelle (les phrases sont plus longues, plus construites), elle explique
les raisons de son refus alors que toutes les conditions semblent réunies pour
un parfait moment d’amour. On ne perçoit d’abord aucune angoisse ni panique
même si elle se dit « inconfortable et nerveuse ». Pourtant, dans la dernière
partie de ses propos sourdent l’ennui et la tristesse de manière aussi
inattendue que définitive. La mort et la destruction apparaissent même
associées à une interrogation passablement agressive : « Qu’est-ce que cela
vous fait ma santé ? Ce n’est pas ma vie que vous aimez, c’est la part que vous
en pourriez détruire. » Cette remarque cinglante souligne la perspicacité de la
femme mais aussi un pessimisme certain.
Barbara Hannigan (Elle)
pendant les répétitions de La voix Humaine, mise en scène de Krzysztof
Warlikowski.* © Eléna Bauer / OnP
Tel est le point commun
fondamental entre ces deux œuvres : l’amour est une lutte, une sorte de guerre
intestine dont les armes de prédilection sont les mots et la parole. Jean
Cocteau a livré son héroïne à une véritable psychomachie, comme une bête
agonisante se débattant avec la mort. Mais au-delà de ce conflit à la fois
intérieur et extérieur, ces personnages féminins illustrent la vision que
partageaient les deux auteurs : l’amour demeure l’unique rempart à la vacuité
de l’existence, à l’angoisse du néant qui ronge les deux héroïnes. Si, chez
Noailles, la situation ne semble pas, dans ce texte, aussi inextricable que
chez Cocteau, c’est parce que l’homme est là, même réduit à un mutisme tout
artificiel. Il est physiquement présent et la parole lie – pour ne pas dire «
relie » au sens littéral – les deux personnages au même titre que le visage,
les yeux ou les gestes. Dans La Voix humaine, la parole possède l’immense
pouvoir de sauver (« Si tu n’avais pas appelé, je serais morte. ») mais aussi
d’anéantir et de détruire l’autre. Ici ce « coup » de téléphone, mot
polysémique, est assimilable au couperet de la guillotine (« coupe » répété
trois fois à la fin du texte). « Maintenant, j’ai de l’air parce que tu me
parles » susurre le personnage qui sombre peu à peu, comme l’héroïne
noaillienne qui crie cette injonction finale : « Parlez-moi ! ». Il s’agit donc
bien d’une question de vie ou de mort et si la vie de cette femme ne tient qu’à
un fil, c’est qu’elle n’existe pleinement que par la parole de l’autre. En
définitive, la situation s’avère totalement tragique et les personnages évoqués
ne sont pas sans ressembler à l’héroïne racinienne, Phèdre, également prise au
piège des mots de la passion, entre mensonge, mutisme et aveux.
La voix « humaine » de
Cocteau est donc bien celle qui humanise et anime l’autre, celle qui lui permet
d’exister par-delà la distance et le silence.
https://www.operadeparis.fr/magazine/anna-de-noailles
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