Claus Guth
en répétition à l’Opéra Bastille avec le comédien Henri Bernard Guizirian
(double de Rigoletto)
© Eléna Bauer / OnP
© Eléna Bauer / OnP
À partir du 9 avril, Claus Guth fait ses débuts à l’Opéra Bastille où il
met en scène Rigoletto de Verdi. L’élégance de ses productions
et l’acuité avec laquelle il examine les partitions ont fait de lui un metteur
en scène incontournable sur les scènes européennes. Portrait de cette force
tranquille du monde lyrique.
Le travail de Claus Guth témoigne d’un amour de l’opéra comme spectacle
total, mosaïque d’expressions se réalisant sur le plateau. Une passion certaine
quand on sait que le metteur en scène y a presque entièrement consacré sa
carrière. Claus Guth est né à Francfort en 1964. Enfant, son premier contact
avec la mise en scène a pour théâtre le jardin de ses parents, armé d’une
caméra Super 8. C’est une fascination pour le cinéma – toujours patente dans
son travail – qui le conduit à vouloir donner vie à ses propres images. Il
poursuit des études en philosophie, littérature allemande et théâtre à la
prestigieuse université munichoise Ludwig-Maximilian. En 1989, il intègre laTheaterakademie August
Everding de Munich pour étudier la mise en scène de théâtre et d’opéra. Dans
les années 1990, il met en scène des pièces de théâtre telles que Léonce
et Léna de Büchner mais se spécialise très vite dans la mise en scène
d’opéra, avec la particularité de s’atteler à des œuvres contemporaines. Des
créations remarquées à la Biennale de Munich lui ouvrent les portes des scènes
les plus prestigieuses d’Europe où il aborde un très large répertoire, de
Monteverdi et Purcell à Mozart et Verdi, et de Wagner et Strauss à Britten et
Martinu. Mais Claus Guth réserve toujours une part de son agenda – rempli à craquer
jusqu’en 2020 – à la création contemporaine, défendant l’opéra comme genre
vivant et terrain d’expérimentation.
Le Messie mis en scène par Claus Guth à l’Opéra national de Lorraine, 2009
© Opéra national de Lorraine
L’art du
contrepoint
Chez Claus Guth, la musique est à la base de la réflexion dramaturgique et
ce que l’on voit sur scène tour à tour caresse, frictionne, questionne ce que
l’on entend. Le metteur en scène fait sa première apparition en France à
l’Opéra national de Lorraine en 2009, dans une co-production avec le Theater an
der Wien du Messie de Haendel, oratorio réputé aride à la mise
en scène. Particulièrement dans ce spectacle, l’invention scénique découle de
l’écoute critique du metteur en scène, elle est le contrepoint de l’œuvre
musicale et l’enrichit d’une nouvelle strate de signification. Par exemple, l’Alléluia –
célébration par excellence, comme l’a dit Hannah Arendt, de « l’espérance et de
la foi dans le monde »[1] dont
la naissance est porteuse – est chanté autour d’un cercueil. Au centre de cette
production, un personnage de suicidé, un businessman raté, privé de toute
virilité par son épouse adultère. Les personnages sont vêtus de la banalité du
costume-tailleur, mais mis à l’épreuve de situations extrêmes dans un
dispositif scénique faisant se succéder grâce à un plateau tournant divers
lieux où l’intime entre en collision avec le paraître, du funérarium à
l’entreprise en passant par la chambre conjugale. Une constante dans le travail
de Claus Guth est non pas d’illustrer, mais d’offrir un reflet nouveau aux
œuvres en y distillant ses propres signes et symboles, sans s’inféoder ni aux
rythmes ni aux timbres. Le drame qu’il tisse sur scène actualise le lyrisme de
Haendel et rend palpable l’urgence originellement présente dans l’œuvre. Cette
incarnation du Messie illumine ses thèmes fondamentaux qui
sont la culpabilité, le rapport à la mort et l’espoir, tout en réussissant le tour
de force de faire de cet oratorio le théâtre d’un mal-être contemporain dans un
monde bouleversé par les crises – autant spirituelle, familiale, qu’économique.
Parsifal au Teatre Liceu de Barcelone, 2011 © Antonio Bofill / Teatre Liceu
Raconter les
récits cachés des opéras
Dans une co-production de l’Opernhaus de Zürich et du Teatro Liceu de
Barcelone en 2011, Claus Guth dépouille Parsifal de sa
mystique comme il avait dépouillé le Messie de sa christianité
pour le transposer dans l’Allemagne de la Première Guerre mondiale. Le décor
nous fait évoluer dans les différentes pièces d’un manoir/sanatorium en
décrépitude, servant d’hôpital de campagne, où les chevaliers recueillent des
soldats blessés. Dans cet ancien monde en train de s’écrouler, l’opéra de
Wagner est présenté comme la transformation d’un de ces jeunes soldats blessés
en leader charismatique. En proposant cette lecture de l’œuvre, il nous fait
réentendre la puissance d’exaltation de la musique wagnérienne, nous fait
pressentir sa dangerosité potentielle, sa vénénosité intestine. Proposition
osée et à la réception délicate car rappelant des heures sombres de l’Europe ou
le fascisme s’annonce. Claus Guth n’est pourtant pas un metteur en scène qui
cherche à choquer où se complaire dans la polémique. Si les relectures fortes
sont caractéristiques de son travail, l’ostentation ne l’est certainement pas.
Révélateur des récits cachés des opéras, Claus Guth met en exergue des
subversions souterraines qui affleurent sans étouffer le spectateur. Toujours
élégamment mises en espace, avec une palette de couleurs harmonieuse, les
productions de Claus Guth concilient l’intelligence avec le sensationnel grâce
à une qualité d’exécution à l’attrait universel. Mais sous la surface soignée
des décors, la violence n’est pas moins présente et le destin des personnages
ne nous apparaît pas de façon moins implacable. Car tous ces moyens sont
orientés vers un même but : raconter l’histoire. Claus Guth cherche à libérer
notre vision et notre écoute des traditions de représentation de ces grands
opéras pour nous les faire découvrir à nouveau, sous un angle inédit.
Laboratoire des émotions humaines
Claus Guth aime les projets d’ampleur – il a monté Wagner dans son
intégralité ! Dans ce sens, il s’est vu confié la tâche de porter sur la scène
du Festival de Salzbourg la trilogie Da Ponte de Mozart. Il monte
successivement Le Nozze di Figaro, Don Giovanni et Così
fan tutte de 2007 à 2009, axant l’opera buffa et les deux drammi
giocosi autour des thématiques du désir et de la mort, d’Eros et
Thanatos. Le metteur en scène est attiré par la face cachée ou face sombre des
comédies. L’humour chez Claus Guth n’est pas délassant mais au contraire
déroutant. En témoigne son Nozze di Figaro monochrome où le
dispositif scénique épouse la mécanique des sentiments pour mettre à nu les
contradictions des personnages. Impossible de parler du travail de Claus Guth
sans évoquer celui de Christian Schmidt. La fidèle collaboration entre le
scénographe et le metteur en scène depuis les débuts de ce dernier ne tend pas
à forger une esthétique immuable au fil des productions sinon à inventer des
solutions propres à chaque œuvre. Cette trilogie constitue le sommet de cette
synergie à bien des égards. Les décors des trois volets sont autant de
laboratoires pour une dissection des émotions humaines implacablement juste.Don
Giovanni selon Claus Guth se déroule dans la nuit d’une forêt de
sapins, éclairée par Christian Schmidt pour offrir une déclinaison infinie de
perspectives, et où les intrigues amoureuses se croisent et se répondent. Le
metteur en scène donne une lecture nouvelle du drame en transformant le meurtre
du père de Donna Anna en un duel provoqué par un Commandeur outragé voulant
venger l’honneur de sa fille et qui, s’il meurt comme l’indique le livret,
porte avant de mourir un coup fatal à Don Giovanni qui, le temps de l’opéra,
devient plus que jamais un être-pour-la-mort. Tout ce dont il veut encore jouir
est intensifié par l’imminence de son trépas. Il en est de même pour les personnages
féminins : elle s’offrent à leur séducteur, et, si elles résistent sans doute,
leur résistance n’est pas dénuée d’ambiguïté, elles résistent pour mieux
s’offrir si bien qu’on en arrive à se demander si le prédateur n’est pas
parfois la proie. On est loin du monde manichéen du prédateur et des victimes
innocentes, ce Don Giovanni est sulfureux et d’une finesse
incisive. Così fan tutte reprend les symboliques et principes
dramaturgiques développés les années précédentes pour les mêler dans une ultime
lutte des passions : l’intérieur bourgeois desNozze se fait
progressivement envahir par la forêt orgiaque et angoissante deDon Giovanni.
Ce triptyque est révélateur d’un metteur en scène inspiré dans ses concepts et
néanmoins proche de ses interprètes, avec une direction d’acteur extrêmement
précise, exigeante et un casting loin d’être laissé au hasard. Erwin Schrott en
2009 par exemple, travaillé au corps, crée un Leporello d’anthologie : looser,
toxicomane, et incapable de s’arracher de la symbiose avec son patron. Un
marginal affublé de tics qui fait passer les douleurs de la blessure de Don
Giovanni au moyen d’une seringue de morphine ou d’héroïne.
La monstruosité des pulsions intérieures et le lustre
des surfaces
Le soin apporté à la construction des personnages est un moyen de
prédilection de Claus Guth pour illuminer la profondeur psychologique des
œuvres. Peut-être est-ce précisément cela qui évite au metteur en scène le
piège dans lequel tombent certains de ses pairs à la carrière dont la longévité
et la stabilité n’est possible qu’en provoquant un certain consensus, et donc
un manque de folie. Claus Guth n’a pas peur d’explorer les imperfections des
personnages. Des productions telles que celle de Die Frau ohne Schatten de
Richard Strauss à la Scala de Milan en 2012, reprise à Covent Garden l’année
suivante, kaléidoscope freudien de projections de l’esprit du personnage
principal de l’Impératrice, témoignent d’une passion pour les possibilités théâtrales
qu’offre l’inconscient. Du travail de Claus Guth émane une fascination pour les
tensions entre la monstruosité des pulsions intérieures et le lustre des
surfaces. Les mobiles et les volontés, scrutés par l’œil aiguisé du metteur en
scène, sont dépouillés et les personnages écorchés vifs. Les ressorts
dramatiques des carambolages humains que sont la plupart des opéras nous
apparaissent avec une vérité accablante. L’on ressent chez Claus Guth, comme
souvent dans les productions modernes au retentissement durable, – et le
metteur en scène en a signé plus d’une – que les sujets du drame ont peu ou
rien appris de leur expérience. Nous – les spectateurs – sommes les sujets que
Claus Guth responsabilise au fil de ses mises en scènes qui sont comme autant
de miroirs critiques. Claus Guth nous promet un Rigoletto sans
espoir de rédemption et nul doute que le metteur en scène saura offrir à
l’œuvre des prolongements insoupçonnés.
https://www.operadeparis.fr/magazine/lhumain-et-ses-masques
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