Son impérieuse
beauté, son intelligence cynique, sa froideur furieuse tendent vers un unique
but, régner sur Rome et le monde connu. Au prix de tous les incestes, des
complots, des meurtres. Jusqu’à faire de son fils Néron l’empereur. Jusqu’à ce
que, le 23 mars 59, le fils, terrorisé, fasse tuer sa mère. À deux reprises…
Nul, jamais, ne vit fils tant attentionné, tendre, respectueux. En cette nuit douce
de mars 59, au-dessus de Baïes et de la baie de Naples, les étoiles cloutent
d’argent le ciel quand les torchères, par légions, griffent d’or les abords de
la villa de Baules où Néron a invité sa mère pour célébrer les Quinquatries,
fêtes de Minerve. Il la choie, l’embrasse, l’installe près de lui à la place
d’honneur, la supplie de lui demander des faveurs pour ses affidés.
Surtout, tandis que
se succèdent tétines de truie, loirs enrobés dans le miel, grives en fleur de
froment, paons en pâtisserie et cent autres plats servis par une nuée
d’esclaves aux corps de danseurs, Néron l’entretient des affaires de l’empire,
sollicite ses avis. De quoi la griser plus encore que les vins d’Albe et de
Setia que son fils lui fait servir d’abondance.
Agrippine triomphe.
Après les humiliations, les chausse-trappes vicieuses où Poppée et Sénèque, la
favorite et le précepteur, se sont acharnés à la faire tomber, elle va de
nouveau régner sur Rome et un empereur, celui qu’elle a fait, la chair de sa
chair.
Elle a 43 ans, une
beauté qu’elle maintient à force de volonté et d’onguents, se persuade d’être
au bord de recouvrer toute sa puissance. Dans quelques heures, elle sera morte.
La petite Agrippine
perd son père à cinq ans mais pas le goût de la puissance
Mais avant, elle va
lutter, comme elle l’a toujours fait, depuis qu’enfant, elle a pris part au
triomphe de son père, Germanicus, avec ses frères et soeurs. Elle n’a pas 3
ans, alors, et intime de se taire à l’esclave qui répète au général victorieux
la phrase rituelle, "souviens-toi que tu es un homme".
Deux ans plus tard,
cependant, Germanicus, neveu et fils adoptif de l’empereur Tibère, tombe malade
et meurt à Antioche. La petite Agrippine a perdu son père, pas le goût de la
puissance. Dans ses veines coule le sang d’Auguste.
Au palais de Tibère,
elle assiste aux intrigues du préfet du prétoire Séjan qui fait empoisonner
l’héritier du trône avant d’éliminer la veuve et les deux premiers fils de
Germanicus, ultimes obstacles entre la pourpre impériale et lui.
Agrippine et
Germanicus peints par Rubens. Le père et sa fille, deux profils héroïques. ©
Universal History Archive/Universal Images Group via Getty Images
Agrippine, qui découvre l’amour à 14 ans dans les bras de son plus jeune
frère, Caligula, est mariée sur ordre de l’empereur à Domitius Ahenobarbus,
brute avide et cynique.
N’importe, elle ne plie pas, aiguise sa vengeance, convainc Tibère des
agissements réels de son cher Séjan. C’en est fait du tout-puissant préfet du
prétoire, tué sur ordre du vieil empereur. Qui meurt enfin en 17, pour laisser
la place à Caligula, ce dernier frère survivant d’Agrippine.
À force d'intrigues et d'assassinats, Agrippine règne sans partage sur Rome
La popularité initiale de cet être laid se mue en stupeur quand se révèle
sa folie. Le jeune empereur tue comme il respire, se passionne pour les jeux du
cirque, dilapide le trésor de Tibère, se proclame dieu, défie Jupiter lui-même…
Agrippine, qui a enfanté son fils unique, Néron, veut y mettre bon ordre.
Sa conjuration éventée, elle est exilée sur l’île de Pontia et n’en est libérée
qu’après l’assassinat de Caligula et l’avènement inopiné de son oncle Claude,
bègue, peureux et de faible constitution, qui passe à tort pour un idiot.
De retour à Rome, Agrippine y apprend qu’elle est veuve. Situation idéale
pour s’approcher enfin du pouvoir. Elle parvient à épouser son oncle Claude avec
la bénédiction du Sénat. Mieux, elle fiance son fils Néron, 10 ans, avec
Octavie, fille de Claude et Messaline.
En 50, l’empereur
adopte Néron et en fait son héritier, au détriment de son propre fils,
Britannicus. Agrippine touche au but et donne à son enfant
comme précepteur le philosophe et dramaturge Sénèque. Claude n’a plus qu’à
disparaître, subtilement empoisonné, pour que Néron revête la pourpre. Enfin,
Agrippine règne sans partage, au nom de son empereur de fils qui suit à pied sa
litière.
Sénèque s’attache à
libérer Néron de la tutelle maternelle
Sénèque ne l’entend
pas ainsi, s’attache à libérer son élève de la tutelle maternelle et le pousse
vers des amis délicieusement décadents. Ils ont nom Othon, Sénécion ou Pétrone,
l’auteur de Satyricon. Et lui prêchent la révolte. Agrippine, évincée, refuse
de céder, menace de défendre les droits bafoués de Britannicus. Néron a peur,
empoisonne le fils de Claude.
Survient Poppée,
épouse d’Othon, dont l’empereur s’éprend. Son mari écarté, elle rêve de devenir
impératrice. Agrippine comprend la manoeuvre, adopte le parti d’Octavie, en
passe d’être répudiée. Poppée riposte, feint de partir, outrée par
l’humiliation faite à son amant.
Charme contre
charme, vêtue des voiles transparents des courtisanes, Agrippine offre à son
fils des caresses qui n’ont rien de maternel. L’inceste est au bord d’être
consommé lorsqu’Acté, maîtresse délaissée et téléguidée par Sénèque, prévient
Néron que les légions ni le peuple ne le supporteraient sans se révolter.
De nouveau,
Agrippine est en disgrâce. Jure de faire acclamer Octavie par les prétoriens. Cette fois, pour l’empereur, c’est tuer ou être tué. Mais assassiner sa
mère serait un crime impardonnable aux yeux des Romains. Il faut un accident.
Agrippine réchappe d'un premier attentat dans le golfe de Naples
Anicet, commandant la flotte de Misène, a la solution. Néron doit faire la
paix avec Agrippine retirée dans sa demeure d’Antium, sur le golfe de Naples,
l’inviter à célébrer avec lui les fêtes de Minerve, lui envoyer une trirème
pour traverser la baie jusqu’à la villa de Baules où l’attend son fils. Le
navire sera truqué et sombrera au large.
C’est là faire fi des imprévus. Le soir fatidique, la mère de Néron préfère
prendre la route pour rejoindre son fils qui tremble qu’elle ait tout
découvert. Au retour cependant, ivre de vin, lasse et rassurée par les
attentions dont elle a été l’objet, elle accepte d’embarquer sur la trirème
impériale.
Le Naufrage
d’Agrippine, de Gustav Wertheimer. Cette oeuvre de la toute fin du XIXe siècle
montre le bateau truqué sur lequel a pris place la mère de Néron pour traverser
le golfe de Naples. À droite du tableau, on voit les marins achever les
serviteurs de l’impératrice mère encore accrochés au plat-bord. Agrippine entoure d’un bras protecteur sa dame d’honneur Acerronia qui sera
achevée à coups d’aviron quand elle tombera à l’eau. Les rameurs l’avaient
pris pour sa maîtresse. © Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images
Au milieu de la
traversée, le toit chargé de plomb du pavillon s’effondre soudain sur le lit de
repos où est alanguie Agrippine, la blesse à l’épaule, tandis que des trappes
s’ouvrent sous la ligne de flottaison. Le bateau gîte, Agrippine tombe à l’eau
et nage vers
la côte, sans un
mot, malgré la douleur. Épuisée, elle est recueillie plus loin par une barque
de pêche qui l’emmène jusqu’au rivage.
"Lequel de vous
osera frapper le premier la fille de Germanicus, la veuve de Claude, la mère de
Néron!"
Rentrée chez elle,
elle se fait panser et réfléchit. Si Néron croit qu’elle soupçonne un attentat,
elle est perdue. Alors elle lui écrit: "La bonté des dieux et ta fortune, mon
cher fils, m’ont sauvée d’un grand péril. Mais je te prie, tout effrayé que tu
puisses être par le danger de ta mère, de différer ta visite parce que j’ai
grand besoin de repos."
La missive est confiée à l’affranchi Agerinus. À la villa de
Baules, cependant c’est la panique. Les pêcheurs ont parlé et l’empereur
sait que sa mère vit, qu’elle va se venger, s’il n’ordonne d’achever ce qui
a été commencé.
Anicet et ses hommes vont à la curée quand arrive Agerinus. Néron lui jette une
dague entre les jambes et hurle au meurtre. La garde se saisit de l’affranchi. La version officielle sera qu’Agrippine
l’a envoyé tuer son fils.
Pendant ce temps,
Anicet est à Antium, la porte de la demeure enfoncée à coups de bélier.
Allongée sur son lit, Agrippine a compris. Quand l’amiral fait irruption dans
sa chambre, suivi d’un triérarque et d’un centurion de la flotte, elle se
redresse. Les assassins l’entourent, elle les tient en respect. "Lequel de
vous osera frapper le premier la fille de Germanicus, la veuve de Claude, la
mère de Néron!"
Ce sera le
triérarque. Il l’assomme à demi d’un coup de bâton. Malgré
la douleur, elle se tourne vers le centurion qui s’avance, le glaive haut, et
arrache sa tunique de nuit. "Frappe au ventre, ordonne-t-elle, il a porté
Néron!" Il ne lui obéit pas, elle s’écroule, le coeur transpercé.
Informé, l’empereur blêmit et balbutie, "ce n’est pas possible, non,
ce n’est pas possible". Néron va passer la nuit dans des angoisses atroces
et commencer de sombrer dans une folie qui culminera avec l’incendie de Rome.
Par Antoine Michelland
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