L'alcôve parisienne d'une mystérieuse courtisane abandonnée depuis
70 ans. À l'intérieur, une toile inconnue de Boldini, le grand portraitiste
mondain, ou encore des billets galants de la main de Clemenceau ou Deschanel.
Un best-seller américain revient sur l'histoire vraie de cette
"bonbonnière 1900" remplie de trésors, découverte par hasard, en
2010, par un commissaire-priseur et un expert de Drouot.
Sur l'acajou de la si romantique console à psyché, à l'ovale décoré
de palmettes, la poussière du temps s'est déposée comme neige. Année après
année. Depuis 1940, plus aucun soupirant n'est venu sonner à la porte de
l'appartement du 2, square La Bruyère. La charmante bonbonnière de Marthe de
Florian, demi-mondaine en vogue à la Belle Époque dont Paul Morand comparait la
beauté à celle d'Émilienne d'Alençon, est restée close pendant 70 ans.
Les aiguilles du temps se sont arrêtées sur le cadran du petit
réveil doré, posé au milieu des brosses et des fioles de parfum... lorsqu'au
printemps 2010, mandaté par un notaire de province, dans le cadre de la tutelle
de Solange Beaugiron, une vieille dame de 90 ans, habitante d'un petit village
d'Ardèche, Me Olivier Choppin de Janvry est chargé d'en dresser l'inventaire.
Le commissaire-priseur de Drouot ne se doute nullement de ce qui l'attend derrière
la porte. Et pourtant.
Marthe de Florian a affolé nombre d'hommes politiques à la Belle
Époque
Si on l'avait interrogé plus tôt, le miroir de la coiffeuse aurait
eu tant à dire. Tant d'indiscrétions et de secrets d'alcôve à dévoiler: ces
mots doux ou ces invitations licencieuses adressés par les lions de la 3eme
République, de Clemenceau à Deschanel, à cette jolie liane drapée de soieries
roses et qui s'était faite, les experts vont le découvrir, une spécialité
d'affoler ces messieurs de la Chambre.
De son vrai nom Mathilde Beaugiron, la courtisane est décrite à
l'époque dans les colonnes du Gil Blas en des termes sans équivoque: "Une
caillette blonde aux chairs potelées et roses comme les fleurs de cerisier, une
figure de bébé éclairée de deux jolis yeux." Le chroniqueur précise avec
entrain: "Habite un coquet appartement où le luxe le mieux compris s'allie
au meilleur confortable. Salon Louis XV, salle à manger Renaissance, chambre à
coucher... invisible pour le profane."
Avant d'introduire la clé dans la serrure rouillée, le
commissaire-priseur a été prévenu par le gérant de l'immeuble qu'en dépit de
l'abandon des lieux -Marthe de Florian est morte à Trouville le 29 août 1939-,
Solange Beaugiron, qui n'est autre que la petite-fille de Marthe, a continué à
régler les charges de l'appartement. Sans pourtant jamais y revenir.
Un nouveau mystère pour épaissir une histoire déjà follement
romanesque. "Nous sommes rentrés dans un appartement sombre, recouvert
d'une poussière ma foi fort vénérable, se souvient Choppin de Janvry. Tout
était resté figé en l'état avec un mobilier typique des intérieurs 1900, des
appliques aux lampadaires, un lit très amusant et une cuisine avec un fourneau
à bois. Enfin, un coffre-fort qu'il a fallu faire sauter à la dynamite... À
l'intérieur, des bijoux, mais surtout une série de lettres enrubannées de
rouge, de rose ou de bleu, signées par des politiques tels que
Waldeck-Rousseau, Deschanel, Clemenceau ou Poincaré. Ou encore des hommes
d'affaires, d'Aristide Boucicaut, le fondateur du Bon Marché, à Ernest Cognacq,
celui de la Samaritaine! Les billets des politiques, prudents, ne portaient pas
à conséquence: 'Au plaisir de vous revoir, ma chère Marthe', écrivaient-ils.
D'autres, bien plus brûlants, étaient d'un tout autre registre: 'Marthe, tes
mains, ton corps me manquent.' Nous n'avions plus de doute sur l'identité de la
jeune femme du grand tableau qui avait immédiatement attiré notre
attention."
Parmi les trésors qui peuplent l'appartement, une toile inconnue de
Giovanni Boldini
En effet, au milieu de ce décor rococo, vases de chine, bergères
Louis XVI, rideaux avec coquillages servant d'embrasse, le commissaire-priseur
tombe en arrêt devant un portrait grandeur nature de la cocotte saisie dans sa
préciosité exquise. La touche est nerveuse et virtuose. Inimitable et
reconnaissable entre toutes. Celle de Giovanni Boldini, portraitiste chéri du
grand monde, de Marthe Bibesco au comte Robert de Montesquiou.
Un Boldini inconnu! Encore faut-il le prouver. L'expert Marc Ottavi
est immédiatement dépêché sur place. "Lorsque j'ai vu ce portrait
merveilleux sorti de la pénombre, j'ai su tout de suite que c'était lui, se
souvient le spécialiste. Boldini avait allongé son coup de pinceau. Cette
spontanéité, cette envolée gestuelle, ce lyrisme du trait étaient sa marque. Le
modèle était admirable: ses mèches romantiques à l'anglaise sur son front; son
décolleté profond paré d'un collier de perles scintillant; son épaule dénudée
et ses mains sortant d'un frou-frou de soieries roses."
Une mention de l'oeuvre dans une monographie de l'artiste par sa
veuve, Emilia Cardona, ainsi que plusieurs cartes manuscrites de la main de
l'artiste, confirment l'intuition de l'expert. "Nous avons daté l'oeuvre
de 1903. La correspondance laissait à penser que Marthe de Florian avait été la
maîtresse de Boldini et que ce dernier lui a fait un traitement de faveur en
réalisant son portrait. Car cela coûtait une fortune à l'époque."
La romancière Michelle Gable s'est écartée de la réalité historique
dans son best-seller
Mais comment expliquer l'ascension sociale de cette fille d'un
peintre sur porcelaine et d'une brodeuse sur soie? Née en 1864, Mathilde
Beaugiron exerce d'abord le métier de sa mère avant de vite oublier le point de
croix. À partir de 1893, le Gil Blas nous retrace le parcours de celle
"que le comte de S a si bien dénommée Vénus". On la croise à
Longchamp, "très liliale dans un costume blanc à la Marguerite de
Faust" ou au bois de Boulogne "très en flirt avec un galant
boyard".
La plupart des chroniqueurs louent sa beauté hiératique:
"Marthe de Florian est belle, de l'aristocrate beauté des châtelaines pour
lesquelles on rompait des lances au temps de la chevalerie." Est-ce en
mémoire de ce compliment de trouvère que Marthe de Florian a l'idée de se faire
aménager cette salle à manger néo-Renaissance avec plafond à caissons? Quoi
qu'il en soit, on perd sa trace aux alentours de 1902. Elle délaisse sans doute
le costume d'Ève.
Ce sont ces pointillés que la romancière américaine Michelle Gable
a rempli en imaginant le journal intime de la grande horizontale dans son livre
L'Appartement oublié. Dans ce récit haletant, ce que l'on nomme aujourd'hui un
page turner, on s'écarte de la réalité historique pour apprendre que notre
héroïne est en réalité la fille adultérine de Victor Hugo! Ceci après enquête
d'une experte en art dépêchée par Sotheby's New York... Bon prince, Marc
Ottavi, expert à Drouot, a accepté de rédiger pour la version française de ce
best-seller un livret relatant l'histoire vraie.
Le destin de sa petite-fille Solange Beaugiron est lui aussi tout à
fait romanesque
Mais au fond, le roman à écrire n'était-il pas à chercher plutôt du
côté de Modiano? Dans le destin de Solange, partie de l'appartement au moment
de l'exode en 1940, après une union avortée avec un Russe.
Une photo empreinte de tristesse nous la montre en jeune mariée
devant le portrait de sa scandaleuse aïeule. Fille d'Henri Beaugion, enfant
adultérin que Marthe avait eu avec un banquier, la jeune femme va connaître une
certaine célébrité en écrivant après-guerre, sous le pseudonyme de Solange
Bellegarde, des romans à l'eau de rose pour Jours de France. L'un de ces
feuilletons, Gloria, sera même adapté à l'écran par Claude Autant-Lara.
"Il est savoureux de penser qu'elle écrivait des bluettes ayant souvent
pour décor la Belle Époque", s'amuse Me Choppin de Janvry.
Le commissaire-priseur s'interroge encore: "Solange se
sentait-elle coupable du passé sulfureux de sa grand-mère?" "On s'est
ensuite aperçu qu'elle était propriétaire de cinq immeubles dans Paris,
poursuit son confrère Marc Ottavi. Il y avait manifestement un secret de
famille. Le passé avait été occulté." À son décès, une vente est organisée
à Drouot. Le Boldini atteint des records: 2,1 millions d'euros.
Épilogue savoureux, la manne revient à un héritier inattendu:
l'épicier qui, dans son village d'Ardèche, livrait Solange à domicile. Qu'à un
siècle d'intervalle, les bénéfices du fruit défendu viennent alimenter le petit
commerce, voilà une morale bien boutiquière pour un si joli conte grivois.
L'Appartement oublié, de Michelle Gable, traduction Christine
Bouchareine, Éditeur Des Falaises, 496 pages, 21,50 euros.
Par Thomas Pignot,
http://www.pointdevue.fr/culture/lappartement-aux-secrets-de-marthe-de-florian_7672.html?xtor=EPR-1-[]-[20181119]&utm_source=nlpdv&utm_medium=email&utm_campaign=20181119
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