domingo, 2 de febrero de 2014

JEAN BABILEE MORT D'UN JEUNE HOMME




Le Monde.fr  
Par Rosita Boisseau
Un sourire à tomber, un profil de beau gosse éternel, une verve de conteur. Légende de la danse, Jean Babilée est mort à 7 heures du matin, jeudi 30 janvier, à quatre jours de son 91e anniversaire. Entré lundi à l'hôpital Cochin, à Paris, pour une fracture du col de fémur, il y est décédé de complications pulmonaires, suite à la reprise fulgurante d'un cancer du poumon. Il y a tout juste un an, pour ses 90 ans, sa femme Zapo Babilée, rencontrée en 1981, l'avait emmené au Sénégal où ce grand voyageur (il a arpenté l'Europe, l'Asie, l'Inde et les déserts d'Afrique du Nord) avait fêté son anniversaire sous les manguiers.

 LA LIBERTÉ EN BANDOULIÈRE

Toujours à moto jusqu'à l'âge de 85 ans, la liberté en bandoulière et une bienveillance immédiatement accordée à ceux qu'il rencontrait pour la première fois, Jean Babilée, qui reste pour toujours l'interprète du ballet Le Jeune Homme et la Mort, chorégraphié en 1946 par Roland Petit sur un argument de Jean Cocteau, était une star modeste, comme le sont ceux qui décident de leur vie sans souci de faire carrière.
Lorsqu'on le croisait, la sensation de voir un mythe vivant descendre de son piédestal était vite télescopée par l'extrême simplicité de cet homme de plain-pied dans le quotidien. Celui qui disait « qu'il montait sur un plateau non pour se montrer mais pour s'isoler » s'était construit un parcours de haute volée, librement sculpté autour de son talent infini et de son appétit pour la vie.

Jean Babilée, de son vrai nom Jean Gutman, est né à Paris le 3 février 1923. Babilée, qu'il choisira comme nom de scène et officialisera pour se marier avec Zapo en 2000, est celui de sa mère. En 1936, il commence ses apprentissages à l'Ecole de danse de l'Opéra de Paris, avant d'intégrer quatre ans plus tard les Ballets de Cannes. De retour dans la capitale, la guerre l'en éloigne de nouveau en 1944 et casse la ligne droite d'une carrière de danseur à l'Opéra comme Babilée aurait pu en rêver. Il décide de rejoindre le maquis et la résistance près de Tours. Très bon tireur, il participe à des opérations-commandos.

DE LA RÉSISTANCE À LA BARRE
Lorsqu'il revient à Paris en 1945, il a 22 ans. « Je venais de vivre beaucoup d'émotions, confiait-il en 2010. Je dormais dans les bois près de Tours avec la mitraillette serrée près de moi. Lorsque j'ai entendu que Paris était libéré, je suis monté en stop à Paris. Je me suis précipité dans un studio de danse de la rue de Douai et j'ai regardé les danseurs en train de faire des entrechats six. J'avais passé des mois dans la forêt, je n'avais jamais eu peur, je trouvais ça normal d'être dans la résistance. C'était la vie. J'ai toujours été heureux d'être né en 1923. »
Dès son retour, Jean Babilée se remet à la barre. Naît en 1945 le ballet Jeux de cartes, avec Janine Charrat, puis un an après, au sein des Ballets des Champs-Elysées où il dansera de 1945 à 1949, Le Jeune Homme et la Mort, avec Nathalie Philippart, dont il a une fille, Isabelle. Ce duo, qui l'a accompagné toute sa vie, et qu'il a interprété plus de deux cents fois entre 1946 et 1968, le fait grimper au rang des étoiles.
S'il fit crier à l'époque pour son réalisme cru – Babilée fumait, portait une montre-bracelet –, Le Jeune Homme et la Mort est devenu une œuvre immortelle. Régulièrement à l'affiche depuis sa création, il résulte d'un travail en complicité avec Roland Petit, sur une idée de Jean Cocteau. « Jean m'avait invité au restaurant, place de l'Alma, racontait Babilée. Il me dit qu'il voulait, comme Michel Fokine avait chorégraphié Le Spectre de la rose pour Nijinski, me faire mon Spectre à moi. »


UN ÉCLAT SUBTIL ET MAT
Ce sera Le Jeune Homme, ce pas de deux somptueux, amoureux et mortifère qui finit par le suicide du personnage principal. « Le jeune homme, c'était moi. Tout était d'une extrême facilité. J'avais un corps qui faisait exactement tout ce que je désirais, une énergie qui obéissait à mes envies et la musique. C'était ma vie que je dansais. »
Un don infini, entretenu avec rigueur. La griffe Babilée a marqué les plateaux de tous les styles. Car ce tempérament aiguisé et aventureux, désiré par tous les chorégraphes et metteurs en scène, a su et aimé se propulser vers d'autres horizons que la danse classique. Il enchaîne nombre de collaborations, avec le Ballet de l'Opéra de Paris, où il est nommé danseur étoile en 1952 avant de quitter la maison un an après pour se risquer sur des terrains artistiques plus excitants, à la Scala de Milan. Il fonde sa propre troupe en 1956, fait du cinéma, tournant sous la direction de  Georges Franju ou Jacques Rivette, mais aussi du théâtre, avec Raymond Rouleau et Jean Genet. Il dirige un temps le Ballet du Rhin entre 1972 et 1973.



En 1979, Life, chorégraphié par son ami Maurice Béjart, est un succès et tourne jusqu'en 1985. Gourmand, libre avant tout, Jean Babilée se risque aussi dans des créations contemporaines, comme L. et eux, La Nuit (1989), chorégraphié par François Verret. En 2003, il participait – et ce sera sa dernière apparition sur scène – au spectacle Il n'y a plus de firmament, mis en scène par Josef Nadj.
  

SON CHAT SUR SA MOTO
Souvenir de cet homme droit à la silhouette graphique, en chemise blanche et pantalon noir posé comme un hiéroglyphe sur le plateau. Babilée s'inscrivait dans l'espace quoi qu'il fasse, d'un éclat subtil et mat, qui poinçonnait la mémoire.
Des innombrables créations réalisées avec le gotha de la scène, Jean Babilée aimait extraire le ballet Mario e il Mago, spécialement imaginé et mis en scène pour lui par Luchino Visconti en 1956, à la Scala de Milan. Sur une nouvelle de Thomas Mann, dans une chorégraphie de Léonide Massine, Babilée conservait de cette œuvre forte et magique un souvenir inoubliable, qui représentait pour lui une « perfection de production ». Il retravailla avec Visconti un an plus tard, dans une pièce intitulée Maratona di danza, créée à Berlin, sur le thème des marathons de danse.
Dans son minuscule appartement de la rue du Bac, à côté de son chat qu'il baladait avec lui sur sa moto et de sa barre de danseur qu'il accrochait à un lit, Jean Babilée recevait ses invités avec la bienveillance classe et souriante d'un seigneur qui a tout connu. Depuis quelques années, Zapo lui avait glissé un pense-bête sur son téléphone portable avec les dates et autres précisions chronologiques de sa carrière et de sa vie, pour immédiatement s'y référer en cas de flou. Il n'en avait que rarement, plongeant dans ses souvenirs pour en revenir avec des brassées d'images et de sensations fraîches qu'il restituait en conteur.

 « SI J'AVAIS SU, À L'ÉPOQUE... »
Babilée avait la voix, belle et grave, de celui qui connaît son outil, en use mais n'en abuse pas. Il possédait aussi ce goût de la langue et du mot juste, mixant vocabulaire recherché et populaire, avec une gouaille légère. Il évoquait aussi facilement « la bonne bouille » d'un adolescent que « l'inexorable qui est sans importance ». Lorsqu'il se confiait sur les différents moments de sa vie, il tenait en haleine et distillait un véritable plaisir pour celui qui l'écoutait tant du point de vue des anecdotes, des commentaires dont il les sertissait que de sa façon de le mettre en mots.
Dans le livre Jean Babilée ou la danse buissonnière que sa sœur Sarah Clair lui a consacré en 1995, Jean Babilée raconte : « Dès l'adolescence je me suis trouvé laid, je n'aimais pas mon visage et je n'avais aucune idée de mon apparence réelle. Je me suis revu dans des films où j'avais 22 ans. Si j'avais su à l'époque que j'étais comme ça, j'aurais agi autrement. Vraiment, je me suis trouvé beau… Mais en définitive, c'est heureux que je ne l'ai pas su… » Tout Babilée, dans un sourire.
Rosita Boisseau
Journaliste au Monde 

 Jean Babilée
3 février 1923 Naissance de Jean Babilée, né Jean Gutmann, dans le 6e arrondissement de Paris.
1936 Entre à l’école de danse de l’Opéra de Paris.
1940 Débute aux Ballets de Cannes. Devient second quadrille à l’Opéra de Paris.
1945-1949 Devient célèbre aux Ballets des Champs-Élysées.
1945 Danse dans Jeu de cartes, de Janine Charrat.
1946 Triomphe avec Le Jeune Homme et la Mort, de Roland Petit, créé par Jean Cocteau.
1956 Danse à la Scala de Milan dans Mario e il Mago de Luchino Visconti.
1956-1959 Dirige les Ballets Jean Babilée.
1959 Joue au théâtre La Descente d’Orphée de Tennessee Williams.
1960 Joue au théâtre Le Balcon de Jean Genet.
1960 Joue dans le film Les Loups dans la bergerie de Hervé Bromberger.
1961 Joue dans Pleins feux sur l’assassin de Georges Franju.
1961 Joue dans le film Amélie ou le Temps d’aimer de Michel Drach.
1963 Joue dans le film Dragées au poivre de Jacques Baratier.
1963 Joue sur scène dans La Reine verte de Maurice Béjart.
1969 Sur scène, joue Charlie de Donald Driver.
1971 Joue au théâtre Histoire du soldat, texte de Charles Ferdinand Ramuz.
1976 Joue dans le film Duelle de Jacques Rivette.
1979 Danse dans Life de Maurice Béjart, créé pour lui.
1989 Danse dans L. et eux, La Nuit, de François Verret.
2003 Il n’y a plus de firmament, de Josef Nadj. Dernière apparition.
Jean Babilée, à propos du « Jeune Homme et la Mort »

« L'idée vient de Jean Cocteau. Un jour, il m'invite au restaurant place de l'Alma en compagnie de Boris Kochno. Jean me dit : ''Nijinski a eu son Spectre de la rose chorégraphié par Michel Fokine, j'ai envie de te faire ton Spectre à toi.'' Et voilà. Pendant la guerre, je dansais Le Spectre à Cannes. J'avais un trou à mon chausson et lors du grand saut final, je me suis accroché le pied à un clou qui traînait par là. Je me suis instantanément évanoui. J'ai été récupéré par un machiniste. J'avais le ménisque de la jambe droite démoli.
Après une vingtaine de jours dans le plâtre, j'ai recommencé à m'entraîner. J'avais l'habitude de répéter en maillot de bain et jambes nues. Je n'avais plus de muscle dans la jambe. En me baladant, je suis tombé sur une salopette que j'ai achetée et c'est devenu mon vêtement de travail. La guerre se termine. Je reviens à Paris et l'on commence à répéter Le Jeune Homme. Jean voulait que je m'habille avec une chemise blanche et un pantalon noir. Bof. J'étais tellement bien dans ma salopette que je l'ai convaincu. Et va pour la salopette !


En ce qui concerne la chorégraphie, je commençais un mouvement que Cocteau continuait et que Petit terminait, voilà tout. Le jour de la générale, on n'avait pas encore décidé de la musique sur laquelle devait se dérouler le ballet. Il durait 16 minutes, le temps de la Passacaille de Bach. J'ai dû garder ma montre pour repérer précisément au bout de combien de temps il fallait que je me pende. J'étais allongé sur le lit et j'attendais. Le rideau se lève, je regarde l'heure et c'est parti. A la fin du ballet, je marche sur la passerelle pour sortir de scène et aller me pendre, il y avait un technicien adorable qui me glissait toujours ''attention, petit, tu vas te casser la gueule…''.
Et je me rappelais à chaque fois de l'opéra Samson et Dalila auquel j'avais participé enfant et au cours duquel je sortais de scène à reculons pour me jeter dans le vide en haut des marche du temple. Celui qui chantait Samson trouvait toujours le moyen de me glisser gentiment ''vas-y petit, te casse pas la gueule''. Un changement de registre qui à chaque fois me sidérait. »

http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/01/31/le-danseur-jean-babilee-est-mort_4357651_3246.html

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