Paris Match
Anne-Cécile Beaudoin
Le prince et
Laurence Guilhemsans, responsable des opérations de réintégration picturale,
devant les peintures restaurées de la galerie d'Hercule.
Olivier Huitel
A l'occasion de
restaurations dans la cour d'honneur du palais, des fresques du XVIe siècle ont
été découvertes.
La belle aux seins
nus a surgi un matin d’hiver dans l’alcôve d’une chambre du palais princier de
Monaco. Minois impassible, bouche gourmande, elle porte sur sa tête une
généreuse corbeille de pommes rouge désir. Impudique et sensuelle… Mais,
méfiance ! Si le visage et le buste sont humains, les jambes sont celles d’un
bouc. Cette créature est une satyresse. Et ses acolytes mâles ne sont pas loin.
Goguenards, ils tentent d’emporter le panier de fruits qu’ils tirent avec un
ruban. L’offrande servira sans doute à mieux soudoyer les nymphes avant de
s’amuser à les pourchasser. Ces canailles vieilles de près de cinq cents ans
attendaient patiemment leur renaissance, cachées derrière un faux plafond… «
J’ai présumé que cette pièce avait été remaniée, car les retombées de voûte
sont asymétriques et il y a des décalages de corniches », raconte Annie
Vandemalle, architecte et peintre en décor du patrimoine, qui participe à la
restauration des peintures du palais des Grimaldi. « En réalisant des
reconstitutions par plans, continue-t-elle, j’ai compris que ce n’était pas le
plafond originel que nous avions sous les yeux. J’ai donc creusé un trou, pas
plus large que la paume d’une main, et cette scène intacte est apparue. J’étais
sidérée ! » De l’intuition est née la révélation. Ainsi la demeure princière
est-elle hantée de personnages étranges aux membres feuillagés, caprins ou
serpentiformes ! Des chefs-d’œuvre du XVIe siècle que personne, pas même Albert
de Monaco, ne s’attendait à y découvrir.
La chasse aux
trésors débute en 2015. A cette époque, un grand chantier est en cours afin de
restituer leur splendeur aux façades qui bordent la cour d’honneur. « La
première surprise est venue de la galerie d’Hercule, qui dessert l’étage des
Grands Appartements, explique Christian Gautier, coordinateur des travaux. Des
accumulations de retouches et de vernis empâtaient les peintures où figurent
des allégories et le cycle de vie du héros de la Grèce antique. » Chargée des
premières missions de restauration, Isabelle Rollet commence à dégager au
scalpel, millimètre par millimètre, les couches de repeints sur les voûtes.
Soudain, des couleurs franches, très pures, apparaissent. Ocre, vert, rouge.
L’œil de l’experte identifie le support : un enduit fait de chaux et non un
simple badigeon blanc. S’ensuivent, après la batterie d’examens scientifiques,
des mois de nettoyage subtil à l’aide de scalpels, de cotons imbibés d’eau
déminéralisée et de brosses de fibre de verre, à la seule force de la patience
et du poignet. Les motifs originaux se dévoilent.
Le palais se
transforme soudain en chantier de fouilles archéologiques
Partout, une
sarabande d’anges joufflus, de masques rieurs ou grimaçants, de têtes
canéphores, un grouillement de satyres à la barbe furieuse et de délicieux
petits monstres phytomorphes, mi-hommes, mi-feuillage, dont les pattes font
volutes. « Contrairement à ce qui était admis jusqu’à présent, sourit Christian
Gautier, le décor de la galerie d’Hercule n’était pas une œuvre du XIXe siècle,
mais bien une fresque du XVIe, dans le plus pur style de l’art de la grotesque
maniériste. A partir de ce moment-là, nous n’étions plus sur un simple chantier
de réfection. Il fallait trouver des spécialistes de la Renaissance tardive.
Claude Palmero, président de la Commission consultative des objets d’art de SAS
le prince souverain, et Gilles Bandoli, régisseur du palais princier, ont lancé
un concours européen pour composer une équipe de 23 personnes : restaurateurs,
peintres, dessinateurs, architectes, ingénieurs… Nous avons aussi mis en place
un comité scientifique. Encouragés par Mgr Albert II, nous avons poursuivi les
investigations. »
Le palais se
transforme en chantier de fouilles archéologiques. Tous se prennent au jeu.
Comme les électriciens qui travaillent dans le salon Matignon. Ils sont en
train de passer un câble dans l’angle du plafond lorsqu’un fragment d’enduit se
décroche. Au verso, un fond vert foncé avec un point rouge qui n’a rien à voir
avec les couleurs ocre jaune visibles à cet endroit. Les ouvriers alertent
immédiatement les experts. Des sondages sont opérés. Au fur et à mesure des
dégagements émergent un bucrane, c’est-à-dire une tête de bœuf décharnée, mais
aussi des satyres, des guirlandes de feuillage et une scène centrale :
l’enlèvement d’Europe. Il faudra quatre années pour révéler l’ensemble qui
sommeillait sous le décor XIXe siècle et rendre à Europe la chair tendre et
rose de sa jeunesse. Les découvertes s’enchaînent dans le salon Louis XIII, où
les peintures s’écaillent. Un casque, une aile, un cheval sont mis au jour et,
enfin, la scène de Bellérophon en train de gravir l’Olympe pour se rapprocher
des dieux, avant d’être désarçonné par Zeus ! C’est également dans cette pièce
que la satyresse et ses compères sont dénichés en janvier 2019.
Le public aura accès à ces chefs-d'œuvre d'ici un an
« Les œuvres sont
pour la plupart en excellent état de conservation », indique Laurence
Guilhemsans, responsable des opérations de réintégration picturale. « La
technique de la fresque est basée sur le principe de la carbonatation : le
pigment est appliqué sur l’enduit à base de chaux encore humide qui, en
séchant, emprisonne les couleurs et devient aussi dur que de la pierre. Nous
restaurons les éléments altérés, mais on n’invente jamais. Un motif de
grotesque possède presque toujours son pendant qui nous servira de modèle. Nous
utilisons le tratteggio, méthode qui consiste à réaliser de fines hachures pour
reconstruire un modelé, un corps, une tête à demi effacée… » Cette sorte de
chirurgie esthétique, visible seulement de très près, permet de dissocier la
main originale de celle du restaurateur et de ne pas œuvrer comme un faussaire.
Les protocoles de retouches et l’ensemble des travaux réalisés sont soumis à la
charte écologique souhaitée par le prince. Les produits toxiques sont bannis au
profit de pigments et de liants naturels, et les procédés picturaux sont issus
de savoir-faire anciens. En parallèle, des recherches iconographiques et
historiques, indispensables à la compréhension, sont effectuées. Régulièrement,
le prince Albert II, maître d’ouvrage, passe voir les équipes et constater
l’avancée des travaux. « C’est une grande émotion, dit le souverain, de
découvrir toutes ces merveilles dans un palais que l’on croyait pourtant si
bien connaître. D’ici un an, le public y aura accès dans le cadre de la visite
des Grands Appartements, ouverts une partie de l’année. Nous allons modifier le
parcours muséal afin qu’il y ait un cheminement chronologique. »
En attendant, les
investigations se poursuivent pour connaître le (ou les) auteur(s) des
chefs-d’œuvre sauvés de l’oubli, et leur commanditaire. « La datation par
carbone 14 de fragments végétaux conservés dans certains murs, le style, les
techniques, les thématiques, tous ces indices tendent à montrer que les
fresques ont été réalisées dans la seconde moitié du XVIe siècle, révèle
Christian Gautier. Mais, pour l’heure, le seul document probant a été retrouvé
par Thomas Fouilleron, directeur des archives et de la bibliothèque du palais
princier. » Il s’agit d’une quittance établie en 1547. Elle atteste de la
remise d’une gratification à un habile peintre et fresquiste génois, Nicolosio
Granello, par le seigneur de Monaco, pour le travail de grande qualité qu’il a
réalisé. Depuis 1532, c’est un Grimaldi de Gênes, Etienne, dit « le Gubernant
», qui règne sur Monaco au nom du prince Honoré Ier, pas encore majeur.
Sous sa gouvernance,
la sécurité de la vieille citadelle est renforcée. Comme il n’y a ni source ni
puits sur le Rocher, l’architecte milanais Domenico Gallo di San Felice dessine
l’immense citerne de 1 700 mètres carrés qu’Etienne fait creuser au centre de
la forteresse. Pour la dissimuler, une cour – autour de laquelle s’ordonnent
les appartements princiers – est aménagée, ainsi que des galeries bordées
d’arcades. Le château médiéval s’ouvre aux raffinements et aux règles
esthétiques de la Renaissance. Le gros œuvre terminé, sculpteurs, peintres,
fresquistes entrent en scène. L’époque est à la plus grande splendeur. De la
redécouverte des œuvres de l’Antiquité naissent des déesses aux ravissants
arguments, loin des exigences éthérées de la mystique. La Domus aurea de Néron,
à Rome, inspire un univers coloré et sans perspective, peuplé d’êtres hybrides
que l’on baptise « grotesques ».
Les artistes
s’adonnent à ces bizarreries provocantes dans toute l’Europe. A la mort du
Gubernant, en 1561, sous le règne paisible d’Honoré Ier, les transformations du
palais se poursuivent. « Dans le salon Matignon, nous avons retrouvé jusqu’à
trois touches différentes, note Christian Gautier. Les fresques ne sont donc
pas l’œuvre d’un seul auteur. L’enquête sera encore longue. Nous cherchons des
pistes à Gênes dans des palais qui datent de la même époque, à l’université et
dans les archives d’Etat où nous épluchons les correspondances entre les
Grimaldi. Peut-être finirons-nous par trouver un acte notarié qui permettra
d’élucider le mystère… »
https://www.parismatch.com/Royal-Blog/Monaco-les-splendeurs-cachees-1626677
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