jueves, 30 de mayo de 2019

COUR D´HONNEUR DU PALAIS DE MONACO : LES SPLENDEURS CACHÉES


Paris Match
Anne-Cécile Beaudoin



Le prince et Laurence Guilhemsans, responsable des opérations de réintégration picturale, devant les peintures restaurées de la galerie d'Hercule.
Olivier Huitel

A l'occasion de restaurations dans la cour d'honneur du palais, des fresques du XVIe siècle ont été découvertes.

La belle aux seins nus a surgi un matin d’hiver dans l’alcôve d’une chambre du palais princier de Monaco. Minois impassible, bouche gourmande, elle porte sur sa tête une généreuse corbeille de pommes rouge désir. Impudique et sensuelle… Mais, méfiance ! Si le visage et le buste sont humains, les jambes sont celles d’un bouc. Cette créature est une satyresse. Et ses acolytes mâles ne sont pas loin. Goguenards, ils tentent d’emporter le panier de fruits qu’ils tirent avec un ruban. L’offrande servira sans doute à mieux soudoyer les nymphes avant de s’amuser à les pourchasser. Ces canailles vieilles de près de cinq cents ans attendaient patiemment leur renaissance, cachées derrière un faux plafond… « J’ai présumé que cette pièce avait été remaniée, car les retombées de voûte sont asymétriques et il y a des décalages de corniches », raconte Annie Vandemalle, architecte et peintre en décor du patrimoine, qui participe à la restauration des peintures du palais des Grimaldi. « En réalisant des reconstitutions par plans, continue-t-elle, j’ai compris que ce n’était pas le plafond originel que nous avions sous les yeux. J’ai donc creusé un trou, pas plus large que la paume d’une main, et cette scène intacte est apparue. J’étais sidérée ! » De l’intuition est née la révélation. Ainsi la demeure princière est-elle hantée de personnages étranges aux membres feuillagés, caprins ou serpentiformes ! Des chefs-d’œuvre du XVIe siècle que personne, pas même Albert de Monaco, ne s’attendait à y découvrir.
La chasse aux trésors débute en 2015. A cette époque, un grand chantier est en cours afin de restituer leur splendeur aux façades qui bordent la cour d’honneur. « La première surprise est venue de la galerie d’Hercule, qui dessert l’étage des Grands Appartements, explique Christian Gautier, coordinateur des travaux. Des accumulations de retouches et de vernis empâtaient les peintures où figurent des allégories et le cycle de vie du héros de la Grèce antique. » Chargée des premières missions de restauration, Isabelle Rollet commence à dégager au scalpel, millimètre par millimètre, les couches de repeints sur les voûtes. Soudain, des couleurs franches, très pures, apparaissent. Ocre, vert, rouge. L’œil de l’experte identifie le support : un enduit fait de chaux et non un simple badigeon blanc. S’ensuivent, après la batterie d’examens scientifiques, des mois de nettoyage subtil à l’aide de scalpels, de cotons imbibés d’eau déminéralisée et de brosses de fibre de verre, à la seule force de la patience et du poignet. Les motifs originaux se dévoilent.
Le palais se transforme soudain en chantier de fouilles archéologiques
Partout, une sarabande d’anges joufflus, de masques rieurs ou grimaçants, de têtes canéphores, un grouillement de satyres à la barbe furieuse et de délicieux petits monstres phytomorphes, mi-hommes, mi-feuillage, dont les pattes font volutes. « Contrairement à ce qui était admis jusqu’à présent, sourit Christian Gautier, le décor de la galerie d’Hercule n’était pas une œuvre du XIXe siècle, mais bien une fresque du XVIe, dans le plus pur style de l’art de la grotesque maniériste. A partir de ce moment-là, nous n’étions plus sur un simple chantier de réfection. Il fallait trouver des spécialistes de la Renaissance tardive. Claude Palmero, président de la Commission consultative des objets d’art de SAS le prince souverain, et Gilles Bandoli, régisseur du palais princier, ont lancé un concours européen pour composer une équipe de 23 personnes : restaurateurs, peintres, dessinateurs, architectes, ingénieurs… Nous avons aussi mis en place un comité scientifique. Encouragés par Mgr Albert II, nous avons poursuivi les investigations. »

Le palais se transforme en chantier de fouilles archéologiques. Tous se prennent au jeu. Comme les électriciens qui travaillent dans le salon Matignon. Ils sont en train de passer un câble dans l’angle du plafond lorsqu’un fragment d’enduit se décroche. Au verso, un fond vert foncé avec un point rouge qui n’a rien à voir avec les couleurs ocre jaune visibles à cet endroit. Les ouvriers alertent immédiatement les experts. Des sondages sont opérés. Au fur et à mesure des dégagements émergent un bucrane, c’est-à-dire une tête de bœuf décharnée, mais aussi des satyres, des guirlandes de feuillage et une scène centrale : l’enlèvement d’Europe. Il faudra quatre années pour révéler l’ensemble qui sommeillait sous le décor XIXe siècle et rendre à Europe la chair tendre et rose de sa jeunesse. Les découvertes s’enchaînent dans le salon Louis XIII, où les peintures s’écaillent. Un casque, une aile, un cheval sont mis au jour et, enfin, la scène de Bellérophon en train de gravir l’Olympe pour se rapprocher des dieux, avant d’être désarçonné par Zeus ! C’est également dans cette pièce que la satyresse et ses compères sont dénichés en janvier 2019.

Le public aura accès à ces chefs-d'œuvre d'ici un an
« Les œuvres sont pour la plupart en excellent état de conservation », indique Laurence Guilhemsans, responsable des opérations de réintégration picturale. « La technique de la fresque est basée sur le principe de la carbonatation : le pigment est appliqué sur l’enduit à base de chaux encore humide qui, en séchant, emprisonne les couleurs et devient aussi dur que de la pierre. Nous restaurons les éléments altérés, mais on n’invente jamais. Un motif de grotesque possède presque toujours son pendant qui nous servira de modèle. Nous utilisons le tratteggio, méthode qui consiste à réaliser de fines hachures pour reconstruire un modelé, un corps, une tête à demi effacée… » Cette sorte de chirurgie esthétique, visible seulement de très près, permet de dissocier la main originale de celle du restaurateur et de ne pas œuvrer comme un faussaire. Les protocoles de retouches et l’ensemble des travaux réalisés sont soumis à la charte écologique souhaitée par le prince. Les produits toxiques sont bannis au profit de pigments et de liants naturels, et les procédés picturaux sont issus de savoir-faire anciens. En parallèle, des recherches iconographiques et historiques, indispensables à la compréhension, sont effectuées. Régulièrement, le prince Albert II, maître d’ouvrage, passe voir les équipes et constater l’avancée des travaux. « C’est une grande émotion, dit le souverain, de découvrir toutes ces merveilles dans un palais que l’on croyait pourtant si bien connaître. D’ici un an, le public y aura accès dans le cadre de la visite des Grands Appartements, ouverts une partie de l’année. Nous allons modifier le parcours muséal afin qu’il y ait un cheminement chronologique. »

En attendant, les investigations se poursuivent pour connaître le (ou les) auteur(s) des chefs-d’œuvre sauvés de l’oubli, et leur commanditaire. « La datation par carbone 14 de fragments végétaux conservés dans certains murs, le style, les techniques, les thématiques, tous ces indices tendent à montrer que les fresques ont été réalisées dans la seconde moitié du XVIe siècle, révèle Christian Gautier. Mais, pour l’heure, le seul document probant a été retrouvé par Thomas Fouilleron, directeur des archives et de la bibliothèque du palais princier. » Il s’agit d’une quittance établie en 1547. Elle atteste de la remise d’une gratification à un habile peintre et fresquiste génois, Nicolosio Granello, par le seigneur de Monaco, pour le travail de grande qualité qu’il a réalisé. Depuis 1532, c’est un Grimaldi de Gênes, Etienne, dit « le Gubernant », qui règne sur Monaco au nom du prince Honoré Ier, pas encore majeur.

Sous sa gouvernance, la sécurité de la vieille citadelle est renforcée. Comme il n’y a ni source ni puits sur le Rocher, l’architecte milanais Domenico Gallo di San Felice dessine l’immense citerne de 1 700 mètres carrés qu’Etienne fait creuser au centre de la forteresse. Pour la dissimuler, une cour – autour de laquelle s’ordonnent les appartements princiers – est aménagée, ainsi que des galeries bordées d’arcades. Le château médiéval s’ouvre aux raffinements et aux règles esthétiques de la Renaissance. Le gros œuvre terminé, sculpteurs, peintres, fresquistes entrent en scène. L’époque est à la plus grande splendeur. De la redécouverte des œuvres de l’Antiquité naissent des déesses aux ravissants arguments, loin des exigences éthérées de la mystique. La Domus aurea de Néron, à Rome, inspire un univers coloré et sans perspective, peuplé d’êtres hybrides que l’on baptise « grotesques ».

Les artistes s’adonnent à ces bizarreries provocantes dans toute l’Europe. A la mort du Gubernant, en 1561, sous le règne paisible d’Honoré Ier, les transformations du palais se poursuivent. « Dans le salon Matignon, nous avons retrouvé jusqu’à trois touches différentes, note Christian Gautier. Les fresques ne sont donc pas l’œuvre d’un seul auteur. L’enquête sera encore longue. Nous cherchons des pistes à Gênes dans des palais qui datent de la même époque, à l’université et dans les archives d’Etat où nous épluchons les correspondances entre les Grimaldi. Peut-être finirons-nous par trouver un acte notarié qui permettra d’élucider le mystère… »

https://www.parismatch.com/Royal-Blog/Monaco-les-splendeurs-cachees-1626677

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