Par Simon Hatab
Dans Tosca, Pierre
Audi a choisi de placer la religion et ses rapports complexes avec le pouvoir
politique au centre de sa mise en scène : un choix qui résonne aujourd’hui
encore dans l’actualité. Le metteur en scène s’entretient ici avec le
philosophe Henri Peña-Ruiz, spécialiste de la laïcité.
Pierre Audi, lorsque
le rideau se lève sur votre Tosca, on est frappé par le crucifix qui envahit
tout l’espace scénique. Comment en êtes-vous venu à imaginer cette croix
monumentale, qui se substitue tout à la fois à l'Eglise Sant'Andrea della Valle
dans l’acte I, au Palais Farnèse dans l’acte II et au Château Saint-Ange dans
l’acte III ?
Pierre Audi :
Concernant l’église, le rapprochement était évident : toutes les églises sont
construites à partir d’une croix – les bras formant les chapelles et l’axe
central, l’allée qui mène au crucifix. Aussi me semblait-il intéressant, dans
l’acte I, de retourner aux sources et de styliser l’église jusqu’à revenir à la
croix qui constitue son essence même. L’acte II est celui de la torture de
Cavaradossi. Ici encore, il était naturel que la croix se mue en instrument de
torture, puisque c’est ce qu’elle était à l’origine, avant de devenir un
symbole chrétien. Enfin, pour l’acte final, celui de l’exécution, il s’agit
davantage d’un parti pris : nous avons choisi de délaisser le Château
Saint-Ange pour situer l’action dans un champ misérable et abandonné, au-dessus
duquel plane la croix. Notez que le château était encore connecté à cette
thématique religieuse puisque, comme son nom l’indique, la statue d’un ange le
surplombe.
Cette immense croix
est le signe de l’importance que prend dans votre mise en scène la religion –
plus précisément la collusion entre le religieux et le pouvoir politique
incarné par le personnage de Scarpia…
Pierre Audi : Oui,
il faut d’abord dire qu’en comparant la Tosca de Puccini à la pièce de Sardou
qui l’a inspirée, on est frappé par l’importance qu’y prend la religion.
Puccini lui-même, en composant l’ouvrage, avait demandé à ses librettistes
d’accentuer cet aspect du drame. L’opéra commence dans une église, l’acte I
s’achève par un Te Deum et, après que Tosca a poignardé Scarpia, elle dépose
sur sa poitrine un crucifix… Je pourrais citer bien d’autres exemples. Je pense
que Tosca est une œuvre profondément ancrée dans la culture italienne. Or, en
Italie, la politique et la religion entretiennent des liens intimes et ambigus.
Les artistes italiens se sont toujours plu à raconter cette ambiguïté, ce
paradoxe flottant. Aujourd’hui encore, en 2016, la frontière est floue et ce
flou arrange bien du monde. Il m’a semblé que c’était l’un des thèmes centraux
de l’opéra de Puccini.
Dans son opéra,
Puccini semble effectivement distinguer deux aspects de la religion : l’un qui
relève de la foi personnelle et de l’espérance, l’autre qui relève de
l’instrumentalisation de la religion comme outil de domination et d’oppression.
Ainsi, Scarpia persécute les républicains avec la bénédiction du Pape mais,
lorsqu’elle se jette dans le vide, Tosca lui fixe rendez-vous devant Dieu, ce
qui est une manière de rêver une religion libérée de la corruption du pouvoir
politique. Henri Peña-Ruiz, en préparant cet entretien, vous me confiiez que
cette distinction faite par Puccini était fondamentale pour vous…
Henri Peña-Ruiz :
Pour moi qui suis philosophe spécialiste de la laïcité, c’est effectivement une
différence fondamentale qui fonde ma démarche. Ce que j’appelle la « laïcité »
ne s’en prend pas à la religion tant que celle-ci demeure une spiritualité
libre, choisie, et que cette spiritualité ne prétend pas dicter la loi
politique, la loi commune. L’idée laïque, qui a émergé en Europe - avant d’être
diffusée aux Etats-Unis par Thomas Jefferson ou Benito Juárez - n’est pas à
comprendre comme une conscience antireligieuse. C’est plutôt la volonté d’une
stricte séparation de la religion et du pouvoir politique qui organise et règle
les rapports entre les hommes – qu’ils soient croyants, athées ou agnostiques.
De ce point de vue, la religion n’est finalement qu’une forme de spiritualité parmi
d’autres. Prenez l’exemple, en France, de Victor Hugo, qui est un contemporain
de Puccini : il est croyant mais cela ne l’empêche nullement d’être
anticlérical. Comment peut-il concilier les deux ? Par sa croyance religieuse,
il manifeste une certaine spiritualité. Par le rejet du cléricalisme il
manifeste un refus de toute volonté de pouvoir et de régulation de l’Eglise sur
la sphère politique, s’insurgeant notamment lorsque l’Eglise prétend contrôler
les écoles. En 1850, il a cette formule qui demeurera célèbre : « L’Etat chez
lui, l’Eglise chez elle. » Il me semble que, dans Tosca, Puccini rejoint cette
position laïque.
Pierre Audi : Sur le
plan dramatique, je voudrais ajouter que ce rapprochement du politique et du
religieux se révèle terriblement efficace : il permet à Puccini d’opposer le
côté froid et implacable du monde politique de Scarpia au romantisme
sentimental de l’intrigue amoureuse entre Cavaradossi et Tosca. La police
politique qui agit avec la bénédiction du Pape, le sacristain qui se révèle
être l’indicateur de Scarpia, la messe qui interrompt la traque d’Angelotti,
puis le couteau, le crime, le sang, le crucifix… Tout cela constitue une
recette fort appétissante pour un dramaturge. Par ailleurs, il me semble qu’au
final, Puccini prend position moins nettement que Verdi, par exemple. Il aime
laisser les choses en suspens. C’est ce que j’ai ressenti en élaborant ma
lecture de l’œuvre. Je n’ai pas cherché à souligner à outrance que l’opéra
prenait parti contre l’Eglise ou contre le pouvoir politique. J’ai vu dans le
rapprochement de ces deux univers l’opportunité de construire ma mise en scène,
parce qu’il m’a semblé que c’était ainsi que Puccini avait construit son
opéra.
Tosca est l’une des grandes héroïnes du
répertoire. Or, en tant que femme, on a l’impression qu’elle est la première
victime de cette collusion entre le religieux et le politique...
Henri Peña-Ruiz :
Oui, et, dans une certaine mesure, ce n’est guère étonnant que l’oppression que
Scarpia fait subir à Tosca, la menace du viol qu’il fait planer sur elle, se
fasse avec l’aval du pouvoir clérical. Lorsque l’Eglise intervient dans les
mœurs, c’est souvent au détriment des femmes. Que l’on songe au Tartuffe de
Molière et à sa célèbre formule :
Couvrez ce sein, que
je ne saurais voir.
Par de pareils
objets les âmes sont blessées ;
Et cela fait venir
de coupables pensées.
Les hommes essaient
d’exercer un contrôle sur le corps des femmes, que l’on soit en France, en
Italie ou en Espagne, dans les sociétés longtemps marquées par le patriarcat et
la domination sexiste. De ce point de vue, la plupart des religions codifient
cette domination en la présentant comme voulue par Dieu, en la sacralisant. De
Molière à Puccini, l’une des missions que se sont assignés les artistes est de
dénoncer l’hypocrisie de cette posture.
Pierre Audi : C’est
une question intéressante qui appelle plusieurs niveaux d’analyse. Oui, bien
sûr, Tosca est victime de la domination masculine et d’abord de Scarpia qui
tente de la violer. Mais Puccini est également un homme et fait lui-même partie
de cette société : à bien y regarder, il ne se montre pas particulièrement
tendre avec son héroïne. Il la décrit comme jalouse et manipulatrice. Elle a un
côté shakespearien certain, dont il joue d’ailleurs pour amorcer sa machine
dramatique : c’est sa jalousie qui provoque l’arrestation de son amant et qui,
d’une certaine façon, finit par l’acculer au suicide.
Dans votre mise en
scène, Tosca ne se jette pas dans le vide. Lors d’une scène plus fantasmatique
que réaliste, elle semble se dissoudre dans le paysage. Est-ce justement une
façon de sauver l’héroïne malmenée par Puccini en la soustrayant au châtiment ?
Pierre Audi : Disons
que je ne voulais pas d’une fin trop morale. Dans le livret, Tosca meurt en se
jetant dans le vide, et la musique ne laisse planer aucun doute sur cette mort.
Mais il y a ensuite une coda qui suggère autre chose. Certains metteurs en scène
profitent de cette coda pour que les soldats regardent dans le vide.
Personnellement, j’ai toujours trouvé cette image un peu trop littérale, un peu
ridicule : ces trois sbires qui se jettent vers le parapet pour vérifier que
Tosca est bel et bien morte… La musique de Puccini est sublime, elle nous
invite à autre chose, et je trouve qu’à ce moment, il faut s’appuyer sur cette
musique pour libérer le drame… J’ai donc cherché une belle image, une fin plus
ouverte, qui laisse davantage d’espace au spectateur pour se projeter…
Puccini investit un espace sacré pour en faire le lieu où va se
nouer un drame. Le théâtre ne fonctionne pas autrement…
Pierre Audi
Outre la religion,
l’art occupe une place centrale dans votre mise en scène. Dans le premier acte,
vous avez choisi de remplacer le portrait de Marie-Madeleine, que Cavaradossi
peint dans l’église, par un tableau érotique de Bouguereau : Les Oréades, qui
représente un groupe de nymphes fuyant le regard concupiscent des satyres…
Pierre Audi : Oui,
on réduit parfois Tosca à une histoire sordide… Mais l’aspect artistique, le
statut d’artiste qu’a Mario Cavaradossi me semble également primordial. L’air
principal de Tosca est tout de même « Vissi d’arte… » qui exalte la vie
d’artiste. J’ai donc souhaité accentuer quelque peu cette liberté créatrice en
proposant cette fresque assez libre. Ces femmes nues sont comme une guirlande
qui s’enroulerait autour de l’autel. C’est un peu osé. J’ai le sentiment que
cette vie d’artiste est l’un des ressorts du drame. Cette liberté dans laquelle
vivent Cavaradossi et Tosca est insupportable pour Scarpia. Il les envie : lui
qui possède le pouvoir politique, lui qui est à la tête de la police secrète,
pourquoi ne peut-il tomber amoureux et séduire une femme ? C’est le troisième thème
que développe Puccini : face à la religion et à la politique, quelle est la
place de l’artiste.
Mais le parti des
dévots marque un point : dans la reproduction du tableau de Bouguereau que
peint Cavaradossi, des voiles noirs couvrent les corps des Oréades dénudées…
Henri Peña-Ruiz :
Ces voiles me rappellent les grandes heures de la censure religieuse. Au cours
de l’Histoire, l’Eglise n’a pas cherché qu’à déborder sur le politique : elle
entendait également imposer un contrôle de l’activité artistique. Au XVIe
siècle, il y a un épisode célèbre lors duquel le Pape demande à Daniele da
Volterra dit « Braghettone » - littéralement « le faiseur de culottes » - de
peindre des culottes sur les nus de Michel-Ange, notamment sur Le Jugement
dernier de la Saint-Chapelle. Cette censure s’est bien sûr étendue à la
littérature, avec la création de l'Index librorum prohibitorum – plus
communément appelé l’Index - qui interdit un certain nombre d’auteurs comme
François Villon, Molière, Victor Hugo…
Ces dernières années,
un certain nombre de spectacles ont défrayé la chronique en provoquant des
réactions très violentes d’une faction conservatrice du public : Sur le concept
du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci ou Golgota picnic de Rodrigo
García… Les questions de la censure, du blasphème, de la confrontation des
artistes à une certaine morale religieuse est encore d’actualité. Pensez-vous
que le théâtre soit un lieu privilégié d’émancipation ?
Henri Peña Ruiz :
Question complexe qui touche à la finalité de l’art ! L’art a-t-il une autre
finalité que lui-même ? À cette question, la philosophie a souvent répondu non.
L’art est sa propre fin car il est cette merveilleuse activité par laquelle
l’homme exprime une créativité qui produit de belles œuvres dont on jouit pour
elles-mêmes. Kant affirmait que « l’art est une finalité sans fin ». Toutefois,
force est de constater que cela n’a jamais empêché les artistes de prendre
position dans un but émancipateur, démystificateur, critique, relativement à
une situation historique donnée. L’Histoire nous a montré que lorsque des êtres
humains souffrent, revendiquent, luttent pour leur liberté, des artistes ne
peuvent y rester insensibles. J’ai cité tout à l’heure Victor Hugo, je pourrais
également évoquer le cinéma de Bernardo Bertolucci, d’Ettore Scola ou encore
Arturo Toscanini dans le domaine de l’opéra... Ce sont des artistes que
j’admire.
Pierre Audi : Que le
théâtre soit le lieu d’une émancipation est un fait. Mais je voudrais souligner
une autre dimension du spectacle qui me fascine : sa dimension « rituelle » :
dans l’Antiquité, le théâtre naît d’un rituel religieux. Et je voudrais sur ce
point revenir à Tosca. Il me semble que le génie de Puccini est précisément de
s’en souvenir et d’en jouer. Si l’on regarde Tosca, on se rend compte que toute
l’œuvre est organisée autour de trois rituels : dans le premier acte c’est la
messe, dans le second c’est la torture et dans le troisième c’est l’exécution
d’un prisonnier. En ce sens, il y a un lien très fort qui unit Tosca au théâtre
grec et je suis très sensible à cette filiation de l’œuvre avec la tragédie
antique. Le pouvoir – des dieux, de l’Eglise – y est représenté comme une force
noire. Partant de ce rituel, Puccini parvient à composer une œuvre profondément
humaine et absolument ouverte. Il est d’ailleurs très significatif qu’à la fin
du premier acte, il fasse rentrer les fidèles dans l’église : à ce moment-là,
il investit un lieu sacré pour en faire le lieu où va se nouer le drame. Le
théâtre ne fonctionne pas autrement…
Iriez-vous jusqu’à
employer le mot « sacré » ?
Pierre Audi :
Personnellement, je trouve que le sacré est une notion qui m’est très utile :
la forme sacrée, le cadre. Cela ne signifie pas que je monte des messes pour le
public [rires], ce n’est pas de cela dont il s’agit. Pour moi, le sacré est une
forme, comme un cercle ou un carré, une forme à l’intérieur de laquelle je peux
installer ma mise en scène. C’est un prisme à travers lequel je peux dialoguer
avec le public.
Propos recueillis
par Simon Hatab
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