LA
ROME DE PASOLINI
L'exposition, du 16
octobre 2013 – 26 janvier 2014
Commissariat : Gianni Borgna,
Alain Bergala, Jordi Balló
ALAIN BERGALA
Pasolini, qui n'était pas romain, est arrivé dans la capitale en 1950
à l'âge de 28 ans, pauvre, déshonoré, en exil involontaire du Frioul maternel.
À sa mort dramatique sur un terrain vague d'Ostie, 25 ans plus tard, en 1975,
il était devenu une figure majeure du monde intellectuel et artistique romain.
38 ans après sa mort, la vision qu'il a eue de son pays est toujours la plus
actuelle pour les Italiens, et éclaire plus largement le devenir de nos
sociétés européennes. Rome a été le principal combustible de cette incroyable
énergie de création et d'interventions que Pasolini a déployée pendant ces 25
années de vie artistique et publique. Approcher Pasolini dans ses rapports avec
la ville de Rome, c'est entrer de plain-pied dans tout ce qui le constitue et
le définit : l'amitié, la littérature, la politique, l'amour, le sexe, le
cinéma.
25 ANS DE PASSION
Pour lui, Rome n'a pas été un décor ni un simple lieu de vie. Il a
connu avec cette ville une relation passionnelle, avec des sentiments mêlés de
haine et d'amour, des phases d'attraction et de rejet, des tentations
d'éloignement et les plaisirs du retour. Les circonstances difficiles de son
arrivée à Rome l'ont immergé dans un monde et un langage qui n'étaient pas les
siens, ceux des sous-prolétaires des « borgate », des banlieues pauvres et populaires
où la précarité de sa situation le contraint d'habiter. Cette rencontre avec
l'altérité, comme cela arrive parfois en amour, va être un puissant moteur de
création. De cet univers dont il ne savait rien, va naître une puissante
inspiration et il va y trouver, sans avoir eu à les chercher, les sujets
constitutifs de ses premiers romans et de ses premiers films.
Plus tard, Rome va devenir pour l'homme public qu'a été aussi
Pasolini, analyste infatigable du devenir de la société italienne, le principal
espace d'observation, son champ permanent d'étude, de réflexion et de combat.
Ce sera aussi le théâtre des persécutions dont il ne va jamais cesser de
faire l'objet, de la part des pouvoirs de tous ordres et de l'acharnement
des médias pour lesquels il sera pendant vingt ans le bouc-émissaire, l'homme à
abattre, à cause de sa différence et de ses prises de position.
C'est à partir des transformations de cette ville qu'il a tant aimée,
qu'il analyse la mutation de son pays au tournant des années 60-70, d'où est
issue pour l'essentiel l'Italie d'aujourd'hui. Mutations qui l'éloignent de
plus en plus de cette Rome où il assiste, les poings serrés, au triomphe de la
société de consommation et à la montée en puissance d'une télévision nationale
qui impose le même modèle petit-bourgeois à une population ayant perdu toute
innocence et tout sens du sacré. Paris, New York, mais surtout le Tiers-Monde –
l'Inde, l'Afrique – vont devenir ses lignes de fuite, même si son centre de
gravité reste toujours la capitale désaimée. Rome a constitué Pasolini
romancier et cinéaste, mais la rencontre de cet homme et de cette ville a agi,
comme en amour, dans les deux sens. Il y a une Rome d'avant et une Rome d'après
Pasolini. Ses écrits et ses films en ont créé un nouvel imaginaire, en ont
déplacé les lignes symboliques, en ont refondé la géographie, lui ont rendu une
langue jusque-là trop minoritaire pour être audible, en ont prévu l'avenir.
Petrolio, sa dernière grande œuvre littéraire, inachevée du fait de son
assassinat, est l'ultime écriture, terriblement désillusionnée, de ce
mythe.
PASOLINI DECOUVRE ET REINVENTE
LE CINEMA
L'écrivain Pasolini naît au cinéma à presque 40 ans, inspiré par ces
quartiers périphériques de Rome et par leur population marginale, avec son
propre langage, sa propre vision de la vie, jusque-là ignorés, invisibles. Il
va inventer pour eux une nouvelle langue cinématographique qu'il définit comme
la langue même de la réalité. C'est le succès et le scandale de son premier
roman, Ragazzi di vita, et ses travaux alimentaires de scénariste qui vont le
sortir de la quasi-misère et lui ouvrir le chemin du cinéma : des cinéastes
comme Fellini ou Bolognini lui passent commande de scènes de maquereaux, de
prostituées, de marginaux. Ses films vont suivre les mêmes étapes que celles de
son amour et de ses désillusions pour Rome et la jeunesse romaine.
Une première époque (Accattone, Mamma Roma, La ricotta) est celle d'un
cinéma réaliste-lyrique, ancré dans la réalité des faubourgs de la ville,
suivie de L'Évangile selon Saint Matthieu qu'il veut accessible à tous,
croyants ou non croyants. Il tient à se démarquer du néo-réalisme rossellinien
comme du cinéma de la Nouvelle Vague qui lui est contemporain, pour trouver ses
propres modèles de représentation. Quand il commence son premier film,
Accattone, il ne connaît à peu près rien à la technique du cinéma mais il sait
exactement ce qu'il en attend : isoler et sacraliser des morceaux du réel, un
visage, un coin de mur, un geste énigmatique. Son modèle de représentation,
c'est celui de Masaccio, de Giotto : sacralité, frontalité, séparation du fond
et du personnage. Puis, avec le temps des déceptions et du désamour de Rome, il
manifestera un rejet radical de la culture de masse et de toute récupération
consumériste de ses œuvres. Il choisit, par réaction, une forme de cinéma plus
cryptée, aristocratique, travaillant la métaphore et le mythe (Œdipe Roi,
Porcherie, Théorème, Médée).
Dans les années 70, dans sa Trilogie (Le Décaméron, Les Contes de
Canterbury, Les Mille et une Nuits), il tente avec l'énergie du désespoir
d'échapper à ce qu'il a appelé le « génocide culturel » de l'Italie, en filmant
des corps qu'il voudrait encore innocents et un érotisme libre, joyeux et
païen. Mais il va abjurer rapidement cette tentative volontariste et réactive
dont il juge qu'elle a perdu son sens devant la fausse tolérance sexuelle du
pouvoir consumériste. Il tourne alors son dernier film, Salò ou les cent vingt
journées de Sodome, objet unique dans l'histoire du cinéma, d'une absolue
radicalité, intraitable, une mise à l'épreuve permanente du spectateur à qui
l'écran renvoie sans cesse son propre regard auquel il refuse toute entrée
empathique. Cette mise à mort du dispositif de l'identification au cinéma
coïncide avec le massacre de son auteur, qui n'assistera pas à la première de
son film.
C'EST PASOLINI QUI NOUS GUIDE
L'exposition Pasolini Roma s'organise de façon chronologique en six
sections, qui vont du jour de l'arrivée à Rome de Pasolini et de sa mère, à la
nuit de son massacre aux confins de la plage d'Ostie, avec un petit flash-back
sur ses années frioulanes. On y retrouve, d'étape en étape, quelques fils
rouges qui permettent de suivre à la trace la traversée d'un quart de siècle
(1950-1975) par cet homme d'une incroyable vitalité : les lieux de vie, les
lieux des romans et des films, la poésie, le cinéma, les amis, les amours, les
persécutions, les combats et les engagements dans la cité, les abjurations. On
y trouve des dessins et des tableaux de Pasolini, dont certains autoportraits,
mais aussi la galerie idéale des peintres contemporains qu'il a décrite avec
précision dans un poème : Morandi, Mafai, De Pisis, Rosai, Guttuso. Jamais
exposition sur Pasolini n'a été riche d'autant de matériaux de toutes natures,
éclairant toutes les facettes de ses multiples activités, dont certains sont
inédits à ce jour. Tous ces matériaux sont de première main : tout Pasolini
mais rien que Pasolini. Des murs-écrans scandent le parcours de section en
section, où le visiteur est immergé dans la Rome d'aujourd'hui, dans des lieux
pasoliniens qui permettent de mesurer la justesse de ses analyses sur le
devenir de la ville.
Nous avons voulu que cette exposition accompagne au plus près les
années romaines de cette vie foisonnante, en tension permanente, celle d'un
homme créant et luttant sur tous les fronts. Nous avons voulu que le visiteur
ait l'impression que c'est Pasolini lui-même qui lui parle, le guide, et
l'autorise avec bienveillance à le suivre et à découvrir en même temps que lui
un cheminement imprévisible, sans cesse ouverte aux rencontres, aux doutes, aux
revirements, aux abjurations, aux départs nouveaux. Le visiteur y découvrira un
homme à la fois exceptionnel (par sa puissance de création, son incroyable
vitalité, ses combats permanents, sa passion pour tout ce qu'il entreprend), et
un homme comme tous les autres, avec ses moments d'exaltation, de croyance, d'enthousiasme,
de joie, mais aussi ses moments de doute et d'angoisses. Nous aimerions qu'en
sortant de l'exposition, le visiteur ait partagé ses émotions et emporte avec
lui le sentiment que Pasolini est plus que jamais actuel, que ses films et ses
livres nous parlent de nous, que ses analyses nous aident à comprendre le monde
dans lequel nous vivons aujourd'hui.
http://www.cinematheque.fr/fr/expositions-cinema/pasolini-roma/exposition.html
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