Par Adrien Schwyter
INTERVIEW - Le
philosophe analyse les dérives des réseaux sociaux. Il livre avec franchise les
ressorts de son addiction à Twitter, présence vitale pour lui pour la survie de
la démocratie.
Le philosophe
Raphaël Enthoven est un twittos actif. Et clivant.
AFP
Challenges - Comment avez-vous commencé sur Twitter?
Raphaël Enthoven:
Quand je suis arrivé à Europe 1. C’était d’ailleurs presque contractuel. La
première question (ou presque) qui m’a été posée était "est-ce que tu
twittes?" Je ne savais même pas exactement ce que ça voulait dire... Or,
moi qui croyais entrer dans un gentil réseau où chacun vante ce qu’il fait, je
suis tombé sur une agora haineuse où, grâce à l’anonymat, les gens pouvaient
tranquillement se conduire comme des animaux. Deux animaux l’emportent sur tous
les autres: Twitter a un QI de poule et une mémoire d’éléphant. Ce qui en fait
un tribunal sans avocat ni appel. Tout ce que vous y dites peut être un jour
retenu contre vous.
Pourquoi dès lors avoir investi ce réseau?
Ce qui m’a séduit,
c’est le spectacle ingénu de la mauvaise foi. Car la mauvaise foi décomplexée
est assez rare dans la vie quotidienne. Nous sommes ordinairement comptables,
dans nos rapports avec autrui, d’une identité sociale. On fait attention à ce
qu’on dit. Le regard d’autrui est un garde-fou qui tempère ce que nous
pourrions avoir envie de dire ou de faire, et qui interpose entre le monde et
nous le filtre salutaire d’un peu de respect. Or, sur Twitter, les gens n’ont
pas cette contrainte. Ils sont comme Gygès, le pêcheur qui devient pécheur dans
La République de Platon. C’est l’histoire d’un homme qui met la main sur un
anneau d’or (Tolkien n’a rien inventé avec Le Seigneur des Anneaux), dont il
découvre qu’en en retournant le chaton, il devient invisible. Aussitôt, le
brave homme devient un monstre, tuant, violant et usurpant… Moralité: ce n’est
pas la justice qu’on respecte, ni la loi qu’on redoute, mais ce sont les forces
de l’ordre, et le regard d’autrui, à sa manière, est une force de l’ordre. Eh
bien, sur Twitter, il y a des tas de petits Gygès, qui échappent au regard et,
du coup, font caca devant tout le monde. Ce qui est passionnant.
A cela s’est ajouté
le combat politique. Pour la liberté. J’ai le sentiment (hérité de Tocqueville)
que l’espace entre les gouvernants et les gouvernés doit être investi par la
presse, les syndicats, les associations… Et qu’il est essentiel de donner une
forme à ce qu’on transmet, sous peine de transmettre de l’informe. Il n’y a pas
de liberté dans un régime d’opinions péremptoires et exclusives. Une opinion se
construit avant d’être brandie. Pour l’exposer au jugement d’autrui, il faut
l’avoir exposée d’abord elle-même à toutes les critiques possibles. Or, les
réseaux sociaux, qui sont en train de remplacer ces filtres, n’y sont pas
propices. C’est la raison pour laquelle il est si important d’y injecter de la
dialectique. L’enjeu est de civiliser autant que possible un endroit, qui sera
bientôt l’unique intermédiaire entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont
gouvernés.
N’est-ce pas une tâche de Sisyphe?
Tout à fait, mais ça
me va très bien. Il n’y a aucune possibilité pour que je change quoi que ce
soit. Albert Camus écrit dans Noces (alors qu’il n’a que vingt ans): "Je
ne vois pas ce que l’inutilité ôte à ma révolte mais je vois bien ce qu’elle
lui ajoute". On ne saurait mieux dire. Je n’ai pas besoin du sentiment
d’être utile pour faire ce que je fais. Je ne suis pas là pour changer le
monde, mais pour le seconder dans la guerre que lui font nos fantasmes…………….
https://www.challenges.fr/high-tech/enthoven-twitter-a-un-qi-de-poule-et-une-memoire-d-elephant_652352#xtor=EPR-2-[ChaActu18h]-20190406
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