Par Isabelle Calabre
Lyrisme, théâtralité, duel,
amours désaccordés… Tous les ingrédients sont réunis pour faire d’Onéguine,
l’une des œuvres les plus dramatiques du répertoire du Ballet de l’Opéra. Du
roman au ballet, John Cranko avive le feu entre trivial et sublime…
Karl Paquette (Eugène
Onéguine) et Ludmila Pagliero (Tatiana), Opéra national de Paris, 2014
© Julien Benhamou / OnP
Peu de drames sont aussi
ordinaires que l’intrigue d’Onéguine. Quoi de plus banal, en effet, qu’un amour
éconduit ? Quoi de plus courant, de même, qu’un revirement de sentiments
conduisant à adorer ce que l’on a jadis dédaigné ? Peu de situations, pourtant,
sont si intrinsèquement tragiques. Cette intensité dramatique tient tout
d’abord à la personnalité des deux protagonistes, devenus les figures
emblématiques de la passion non partagée. Onéguine, en premier lieu, que l’on
peut presque qualifier d’antihéros tant son comportement initial le fait
apparaître comme un être odieux. Tatiana ensuite qui, dès sa première
apparition, s’élève bien au-delà de la simple figure de la jeune fille
sentimentale - laissant ce rôle à sa sœur Olga - pour atteindre au sublime
amoureux dans ses accents les plus déchirants. Mais la force dramatique de
l’intrigue serait moins puissante si John Cranko, adaptant à la suite de
Tchaikovski le roman en vers de Pouchkine, n’avait pris soin de balancer
symétriquement l’action autour de deux scènes-phares, dont l’éclat et la portée
rejaillissent sur l’ensemble de l’œuvre.
Rappelons, en quelques
mots, l’argument du ballet : tandis que sa sœur, Olga, est fiancée au poète
Vladimir Lenski, Tatiana tombe éperdument amoureuse d’un ami de ce dernier, le
dandy Eugène Onéguine. La jeune fille lui écrit une lettre passionnée et
imagine leurs retrouvailles le temps d’un tendre pas de deux. Mais lorsqu’au
cours d’un bal, elle rencontre à nouveau Onéguine, celui-ci se montre froid et
distant. Pis, il déchire sous ses yeux la lettre que Tatiana lui a envoyée et
se met à flirter ostensiblement avec sa sœur. Ce faisant, il excite la colère
de son ami Lenski qui le provoque en duel. Le poète meurt sous le pistolet
d’Onéguine qui s’enfuit. Dix ans plus tard, de retour à Saint-Pétersbourg, il
se rend à un bal et y croise Tatiana, devenue l’épouse du prince Grémine.
Troublé, il prend conscience qu’il a gâché sa vie et écrit à la jeune femme
pour la revoir. Seul chez elle, il lui avoue son amour. Celle-ci, en retour,
lui confesse que ses sentiments n’ont pas changé mais, par fierté, finit par
déchirer la lettre d’Onéguine qui part désespéré.
Laura Hecquet (Tatiana) et
Stéphane Bullion (Eugène Onéguine) en répétition, Opéra national de Paris, 2018
© Julien Benhamou / OnP
On voit immédiatement le
parallèle entre la scène deux de l’Acte I, au cours de laquelle Tatiana déclare
en rêve sa flamme à un Onéguine consentant, et la scène inversée du troisième
acte qui clôt le ballet, où la jeune femme semble céder à l’amour tardif de ce
dernier avant de se ressaisir et de le chasser. La première, ardente et
superbe, est une déclaration d’amour réciproque. Elle baigne tout entière dans
une atmosphère langoureuse, celle de la passion partagée. Cranko multiplie avec
virtuosité les portés et les abandons sensuels, liant ses deux protagonistes
d’un fil invisible dont leurs yeux et leurs mains sont les constants relais. Ce
faisant, il marque un contraste saisissant avec leur rencontre initiale de la
scène 1 au cours de laquelle Onéguine, comme absent, affichait une indifférence
provocatrice et semblait se prêter malgré lui à une variation sous les yeux de
Tatiana, sans jamais pour autant croiser son regard.
Tout autre est leur dernière
entrevue, Acte III. Après une scène de bal construite en écho avec celle de
l’Acte II, centrée sur une Tatiana souveraine et distante face à un Onéguine
humble et repentant, les deux amants se retrouvent dans l’intimité d’une
chambre semblable à celle où, jadis, la jeune fille rêvait à l’amour. Mais
contrairement à l’évidente fluidité qui baignait leur premier duo amoureux, le
pas de deux de leurs retrouvailles n’est qu’une suite d’allers et retours
heurtés, tragiques, au cours desquels leurs corps ne paraissent se toucher que
pour mieux se fuir. Tandis qu’Onéguine se traîne littéralement aux pieds de la
princesse Grémine, celle-ci ne cède à son étreinte que sous la contrainte de
sentiments qu’elle repousse. Et leurs redditions successives au sol, qui sonnent
comme autant de défaites - elle ployée sous lui à terre, lui rampant à genoux
derrière elle - condamnent à l’avance l’envolée factice du grand porté final.
Loin du bonheur illusoire de l’Acte I, la passion s’éprouve dans le drame et
l’incommunicabilité.
Pour accentuer ce sentiment
oppressant d’une félicité qui, sans cesse, se dérobe, Cranko a resserré
l’action jusqu’à l’épure. Les personnages secondaires tels que Madame Larina,
la mère des deux jeunes filles, ou même le prince Grémine ne sont plus que les
témoins impuissants d’une tragédie à quatre, et surtout à deux, qui repose tout
entière sur les sentiments intérieurs des protagonistes. Significative est, à
cet égard, la décision du chorégraphe de ne pas reprendre la partition de
l’opéra de Tchaikovski. Plutôt que de s’abandonner à une composition obéissant
à ses propres règles stylistiques, John Cranko a préféré commander à Kurt-Heinz
Stolze une réorchestration de différentes partitions du compositeur qui épouse
son propre découpage. Extraites des « Saisons », les subtiles pièces pour piano
accompagnent les états d’âme successifs des solistes, tandis que le duo de
l’ouverture de Roméo et Juliette, autre drame de la passion, ainsi que le poème
symphonique Francesca da Rimini s’accordent aux grands deux pas de deux des
premier et troisième actes. La « tonalité de musique de chambre », selon les
mots mêmes de Stolze, donnée au ballet, est le subtil pendant des variations
agitant l’âme des héros. En accord avec sa vision intimiste du drame, Cranko a
donc créé un climat musical purement sentimental dont l’évolution n’a d’autres
ressorts que ceux du cœur.
À cette intrigue recentrée
et cette partition complice, John Cranko ajoute enfin deux atouts essentiels
qui sont en quelque sorte sa signature artistique : son sens aigu de la
dramaturgie et une chorégraphie traversée en permanence d’un véritable flux
émotionnel. Deux qualités dont sont empreints tous ses ballets et qui
transforment une histoire d’amour manquée en archétype de la passion. Présente
à chaque scène, Tatiana est un véritable personnage de théâtre, dont on suit la
moindre pensée et le moindre sentiment. Loin du vocabulaire codifié du ballet
classique, Cranko invente pour elle une gestuelle vibrante, notamment dans la
scène de bal de l’Acte II. Lui qui est capable, dans ses pas de deux, de la
plus grande complexité acrobatique, réussit à faire « parler » son héroïne même
lorsqu’elle ne danse pas, d’un regard furtif ou d’un simple mouvement retenu de
la main. Du grand art, plus impressionnant encore que ses envolées périlleuses.
En donnant ainsi la mesure sensible du feu intérieur brûlant la jeune fille,
Cranko démontre une nouvelle fois sa capacité presque empathique à traduire les
états affectifs de ses personnages, en particulier féminins.
De fait, Tatiana,
contrairement au titre du ballet et même au roman de Pouchkine, est bien la
principale héroïne du drame. Depuis la toute première scène, où elle croise
avec effroi le regard d’Onéguine dans son miroir, à la dernière, dramatique,
qui marque leur séparation définitive, elle ne cesse de se consumer sous nos
yeux, victime d’un amour doublement impossible - d’abord non payé de retour,
puis adultère et coupable. Personnifiant jusqu’à la crucifixion cette impasse
émotionnelle nommée passion, version tragique du célèbre : « Il n’y a pas
d’amour heureux ».
https://www.operadeparis.fr/magazine/je-taime-moi-non-plus?utm_source=Selligent&utm_medium=email&utm_campaign=&utm_content=&utm_term=_
No hay comentarios:
Publicar un comentario