Auteur de la bande
originale des inoubliables « Parapluies de Cherbourg » ou « Demoiselles de
Rochefort » et de dizaines d’autres films, amateur de jazz, le pianiste et
chanteur est mort, samedi 26 janvier, à l’âge de 86 ans.
Par Bruno Lesprit
A Paris, en août
2009. Bruno Charoy/Pasco
Il était, depuis la
disparition en 2009 de Maurice Jarre, le plus célèbre compositeur français de
musique de films en activité dans le monde. Egalement arrangeur, orchestrateur,
chef d’orchestre, pianiste et chanteur, Michel Legrand est mort samedi 26
janvier à l’âge de 86 ans, selon son attaché de presse, après une vie
entièrement vouée à la musique, une muse qu’il aura servie avec curiosité et
gourmandise en explorant les territoires du septième art et du jazz, de la
variété et du easy listening – cette musique dite d’ambiance, beaucoup plus facile
à écouter qu’à concevoir.
Hyperactif et
excessif, Michel Legrand citait à l’envi cette phrase de Cocteau dont il avait
fait sa devise : « Le tact dans l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut
aller trop loin. » Une façon d’affirmer qu’il ne s’interdisait rien, refusant
toute hiérarchie entre les genres. C’est toutefois davantage dans les salles
obscures que sous le feu des projecteurs qu’il fit la plus éloquente démonstration
de son art. Si son nom est indissociablement lié à celui de son partenaire de
comédies musicales, le réalisateur Jacques Demy, il a laissé pour le grand
écran une œuvre monumentale : plus de 150 partitions.
Avec ses contraintes
qui n’étaient pas pour lui déplaire, la musique de film était le vecteur idéal
pour que s’exprime l’expression du talent de ce passe-muraille. Grâce à elle,
il a pu s’adonner à toutes les expériences : baroque (la musique de chambre
pour deux pianos nimbée de beauté mystérieuse pour Le Messager, de Joseph
Losey, en 1970) et romantisme, valse populaire et be-bop, percussions latines
et violons tziganes, pop-music et romances pour crooners. Avec, pour principe,
de ne jamais sacrifier la mélodie, cette exigeante maîtresse à laquelle il
avait juré fidélité.
Au Monde, en 2004,
Michel Legrand avait raconté la naissance de sa vocation. Il assiste à une
projection de La Belle Meunière (1948), de Marcel Pagnol. Schubert est
interprété par Tino Rossi : « Il se promène dans la nature, lève la tête et on
entend des glissandos de harpe qui descendent du ciel. Cut. On le voit ensuite
chez lui composer avec une plume. Cut. Huit secondes plus tard, il dirige un
concert. Je me suis dit : “Mais c’est ça que je veux faire ! Je lève le nez,
j’entends des trucs, je griffonne… Sublime !” »
De Schubert au jazz
Né le 24 février
1932 à Paris, Michel Legrand est le fils de Raymond Legrand, un musicien
autodidacte qui réalise des arrangements pour l’orchestre de Ray Ventura et de
Marcelle Der Mikaëlian, sœur de Jacques Hélian – dont l’ensemble de swing sera
en France le plus populaire de l’après-guerre. En 1935, le père déserte le
foyer familial. Son fils ne le lui pardonnera jamais et n’aura de cesse de
dépeindre son enfance comme solitaire : « Je haïssais le monde cruel des
enfants comme celui des adultes. »
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« La mort n’est pas la fin. Ça change tout ! »
A l’âge de 10 ans,
le garçon entre au Conservatoire national supérieur de Paris pour étudier le
piano et la composition, auprès notamment de la légendaire Nadia Boulanger. Sa
boulimie est déjà insatiable, l’adolescent assistant à une multitude de cours
en « passager clandestin » et apprenant à jouer de la trompette et même du
trombone à pistons. Pas un hasard qu’il s’agisse de deux cuivres. Après
Schubert, un deuxième choc esthétique s’est produit : la découverte du jazz en
1948, à l’occasion d’un concert du trompettiste américain Dizzy Gillespie à
Pleyel.
L’appel du large que
contient le be-bop métamorphose le prodige en rebelle : il ne se présentera pas
au prix de Rome, au grand dam de Nadia Boulanger, qui écrira à la mère une
lettre outrée. A 20 ans, Michel Legrand choisit de gagner sa vie. Pour un
musicien, le plus sûr moyen d’y parvenir à cette époque est de se tourner vers
le music-hall. Le pianiste obtient son premier contrat en accompagnant Henri
Salvador, avant de rejoindre en tant que directeur musical Maurice Chevalier,
grâce auquel il découvre l’Amérique en 1956.
Le plus surprenant
est que Legrand est déjà connu depuis quelques années de l’autre côté de
l’Atlantique quand il y débarque. Personnalité incontournable de la scène
française (il est patron du Théâtre des Trois-Baudets et directeur artistique
de Philips), Jacques Canetti lui a offert un emploi d’orchestrateur au sein de
la compagnie phonographique. Il lui confie, contre 200 dollars pour solde de
tout compte, la mission de réaliser un 33-tours d’ambiance reprenant des
standards consacrés à Paris, commandité par le label new-yorkais Columbia.
Coltrane, Bill Evans, Miles Davis…
Avec sa pochette à
la photo pittoresque (un Français à béret et blouse grise, brune au bec et
potiron sur l’épaule), son obligatoire accordéon glissant sur une Seine de
cordes romantiques, I Love Paris fait les délices en 1954 des tympans
américains et s’écoule là-bas à 8 millions d’exemplaires en deux mois. Gêné par
la dérisoire rétribution du maître d’œuvre, Columbia se rattrapera en lui
offrant d’enregistrer un album avec le casting de ses rêves : ce sera Legrand
Jazz, fruit de trois séances new-yorkaises en 1958. Le Français y dirige, entre
autres, John Coltrane, Bill Evans et Miles Davis. Le trompettiste et celui
qu’il surnommait « la Grenouille » se retrouveront en studio en 1990 pour la
musique du film australien Dingo, avant-dernier enregistrement de Miles Davis
avant sa mort.
De son premier
séjour aux Etats-Unis, Legrand a rapporté quelques vinyles de la mode musicale
qui fait fureur, le rock’n’roll. Ils alimenteront en 1956 la première tentative
d’adaptation en France, quatre pastiches moqueurs (dont le fameux Rock’n’Roll
Mops) par un trio d’amoureux du jazz, à peine dissimulés derrière leurs
pseudonymes : Henry Cording (Salvador, chant), Vernon Sinclair (Boris Vian,
paroles) et Mig Bike (Legrand, le plus jeune et le moins méprisant des trois,
musique).
L’orchestre qui
porte le nom de Michel Legrand continue d’enregistrer des albums
d’instrumentaux à thèmes géographiques (Vienne, Rome, l’Espagne, Rio, Broadway,
Paris toujours et encore) et accompagne les vedettes du moment : Dario Moreno,
Jacqueline François et Zizi Jeanmaire. Ou un débutant comme Claude Nougaro,
pour lequel Michel Legrand compose alors la plupart des musiques, dont celle,
inoubliable, du Cinéma (« Sur l’écran noir de mes nuits blanches ») en 1962.
Encouragé par Brel, lui-même se décidera deux ans plus tard à s’emparer du
micro. Les envolées lyriques de sa voix flûtée et maniérée en irriteront plus
d’un(e). En 1964, il livre, en revanche, un album devenu culte, Archi-cordes,
des thèmes originaux de jerk, twist ou surf music engloutis sous une cascade de
violons stridents et agressifs.
Michel Legrand, en
1987. Patrick Jacob/Opale/Leemage
La rencontre avec Jacques Demy
A refuser de choisir
entre humeurs orchestrales, jazz et chanson, une quatrième voie synthétique
décide de son orientation. Les premiers contacts avec le cinéma remontent au
milieu des années 1950, notamment pour des documentaires de François
Reichenbach. Le carnet de commandes ne tarde pas à enfler, d’autant que le
compositeur évite de prendre parti dans la querelle opposant la Nouvelle Vague
aux tenants du réalisme poétique. Il travaille aussi bien pour Jean-Luc Godard
(à partir d’Une femme est une femme, 1960) que pour Gilles Grangier (Le Cave se
rebiffe, 1961).
C’est avec Jacques
Demy que se nouent une amitié fraternelle et une complicité historique qui
débute avec Lola (1961), le premier long-métrage du cinéaste. Leur troisième
collaboration tente l’impossible, une comédie musicale à succès en France, pays
rétif à l’art de Broadway. Premier film entièrement chanté, Les Parapluies de
Cherbourg remporte la Palme d’or au Festival de Cannes en 1964.
La synchronisation
miraculeuse entre les deux compères, qui ont dû réajuster dialogues et musiques
au fil des scènes, invente littéralement un langage cinématographique dont le
réalisateur américain Damien Chazelle se revendiquera pour La La Land, triomphe
de l’année 2016. Legrand en profite pour signer son premier hit international
avec le mélodramatique air de La Gare, chanté par Danielle Licari. Adapté en
anglais sous le titre I Will Wait For You, il est repris par Astrud Gilberto,
Connie Francis et Frank Sinatra. Le tandem Demy-Legrand approfondira son
travail insolite dans Les Demoiselles de Rochefort (1968), cette fois avec un
tube guilleret, La Chanson des jumelles, puis Peau d’âne (1970) et Trois places
pour le 26 (1988).
Quatre fois nommés
aux Oscars 1966, Les Parapluies de Cherbourg n’obtiennent aucune récompense
mais Legrand a compris que sa manière a séduit Hollywood. Il s’y installe
l’année suivante pour y vivre dès ses débuts sa « plus belle aventure »,
L’Affaire Thomas Crown (1968), film de Norman Jewison avec Steve McQueen et
Faye Dunaway. « Personne ne savait comment le monter, racontait-il. Comme
l’intrigue tenait en vingt minutes, je leur ai proposé d’écrire et
d’enregistrer la musique, puis de faire le montage ensemble. Le film a été
entièrement construit à partir des articulations musicales. »
Outre la scène de
baiser alors la plus longue jamais vue à l’écran, Thomas Crown comporte l’air
le plus fameux du compositeur, The Windmills of Your Mind, interprété dans le
film par Noel Harrison. Les paroles ont été écrites par Alan et Marilyn
Bergman, couple américain avec lequel Legrand se lie à vie, et adaptées en
français par Eddy Marnay (Les Moulins de mon cœur). D’autant plus éternelle
qu’elle est inspirée de l’andante de la Symphonie concertante pour violon et
alto de Mozart, la mélodie vaut à Legrand sa première statuette dorée. Doublée
d’une deuxième, en 1972, pour le thème élégiaque d’Un été 42, blockbuster de
Robert Mulligan, dont Barbra Streisand donne aussitôt une version chantée,
toujours avec des paroles des Bergman. La collaboration entre Legrand et la
diva de Broadway remonte à Je m’appelle Barbra (1966), un album dans lequel
Streisand s’essayait à des chansons en français. Elle culminera avec Yentl
(1983), le premier film réalisé par la chanteuse-actrice, dont la partition
offre à Legrand son troisième Oscar.
Des Oscars aux Césars
Tombé en dépression,
Legrand ne sera resté que trois ans à Los Angeles. A son retour en France, les
plus jeunes ont bientôt à l’oreille le thème composé pour la série d’animation
Oum le Dauphin. Au cinéma, c’est avec Jean-Paul Rappeneau que s’établit une
collaboration durable pour la trilogie La Vie de château-Les Mariés de l’an
II-Le Sauvage. Le musicien finira par passer derrière la caméra pour Cinq jours
en juin (1988), un récit de souvenirs dédié à sa mère, qui n’en a pas laissé
d’impérissable. Régulièrement convié à animer la soirée des Césars, il capte
l’attention avec son numéro de musicien fou, qui peut sembler théâtral alors
que s’exprime son naturel.
De plus en plus
tenté par les infidélités au septième art, le vaillant sexagénaire se lance,
avec l’écrivain Didier van Cauwelaert, dans la comédie musicale scénique, un
domaine où il se sent « débutant ». Cela donnera en 1997 l’opéra-bouffe Le
Passe-Muraille puis, en 2014, un « opéra populaire », Dreyfus. Pour John
Neumeier, directeur du ballet de Hambourg, il compose la musique de Liliom
(2011) avant de publier le premier volume de ses Mémoires, Rien n’est grave
dans les aigus (Le Cherche Midi), puis d’épouser, à 82 ans, un amour de
jeunesse, l’actrice Macha Méril.
Ces dernières
années, on avait surtout vu le pianiste en compagnie d’une fan, la soprano
Natalie Dessay, avec laquelle il a publié l’album Entre elle et lui (2013),
recueil de ses airs les plus célèbres, que le duo a promenés en tournée.
L’entente s’est prolongée en 2017 avec Between Yesterday and Tomorrow, «
oratorio pour une voix et orchestre symphonique ». La retraite ? Jamais.
Heureux de cette vie si remplie, Michel Legrand ne nourrissait qu’un regret :
être né trop tard pour avoir pu proposer ses services à Vincente Minnelli et
Judy Garland.
https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2019/01/26/le-compositeur-michel-legrand-est-mort_5414863_3382.html
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