Par Piersandra Di Matteo
Auteur de spectacles
qui, par leur puissance visuelle, fascinent autant qu’ils interrogent, Romeo
Castellucci focalise tous les regards : il s’apprête à mettre en scène Il primo omicidio. La dramaturge Piersandra
Di Matteo, l’une de ses proches collaboratrices, a dressé pour nous son
portrait.
L’art de Romeo
Castellucci vibre d’une tension visuelle et d’une puissance d’imagination qui
traversent le savoir de l’inconscient. L'utilisation de la technique ancienne
du théâtre est une tactique pour inaugurer un autre temps et un autre espace de
la vision dans un monde contemporain caractérisé par la négligence du regard.
Pour Castellucci, le théâtre est « l’occasion de penser, de penser à voir, de
voir à voir, de prendre conscience de la signification profonde de ce que
signifie être spectateur aujourd’hui », comme il l’a expliqué lors de son cours
magistral récent à l’occasion de la cérémonie de remise du doctorat honoris
causa de l’Université de Bologne. Dans son univers, le rideau s’ouvre lorsque
le spectateur fait son entrée et se retrouve devant des « problèmes créés
spécialement pour lui ». Le spectateur a droit à tous les honneurs : rien ne
lui est accordé. Il est inexorablement mis devant des images qui interpellent,
qui veulent être vues, qui ont besoin d’être vues. Leur pouvoir d’attraction
est ambivalent, car il provoque à la fois nausée et adhésion, honte et abandon.
C’est ce qui fait la force d’un art qui touche les niveaux les plus profonds du
système nerveux, qui embrasse les hauteurs et les profondeurs de l’expérience
humaine, qui arrache le réel au principe de réalité, sans jamais accepter de
compromis avec l’extrémisme violent de la beauté et avec le visage dérangeant
de l’obscène.
À observer
rétrospectivement l’histoire artistique de Castellucci – metteur en scène,
scénographe, créateur de lumières, de sons et de costumes – il est impossible
de ne pas reconnaître la portée d’un geste de création qui a modifié l’horizon
du théâtre à venir, en en déviant radicalement le point de vue. Un geste qui
s’inscrit dans le temps avec la Socìetas Raffaello Sanzio, la compagnie
théâtrale qu’il a fondée au début des années 1980 à Cesena, sa ville natale,
avec sa sœur Claudia et Chiara Guidi. C’est là que Castellucci commence son
étude absolue et verticale des formes de la représentation, là qu’il recherche
un théâtre « pré-tragique », fréquente l’iconoclastie pour invoquer un retour
du corps, fait preuve d’une hostilité ouverte pour la perspective comme «
sujétion à l’existant », revendique le droit d’en finir avec le langage
scénique soumis au « régime mimétique » et à l’approche logocentrique dominante
dans le théâtre occidental. Ce sont les débuts, déconcertants pour la
communauté théâtrale, de Kaputt Necropolis (1984), Santa Sofia, Teatro Khmer
(1985) et des épopées mythographiques du cycle de la Mésopotamie de La discesa
di Inanna (1989), de Gilgamesh (1990), de Ahura Mazda (1991).
Romeo Castellucci - Purgatorio, Avignon, 2008 © Luca del Pia
Le désamorçage de
chaque pratique illustrative du texte rencontre la catastrophe de la langue, ce
point de déchargement entre le logos et le soma, qui conduit, au cours des
années 1990, à la création du cycle Epopea della Polvere. Il s’agit d’un
enlisement total et rigoureux dans les grands classiques du théâtre occidental,
d’Eschyle à Shakespeare, qui porte les arts de la scène au-delà du théâtre,
au-delà de la représentation au sein même de la représentation. C’est une
descente aux enfers de la langue qui révèle un théâtre du corps artaudien, à
l’envers et toujours à refaire qui, précisément du fait de sa puissance
plastique, dévoile autre chose de lui-même. Le corps et sa kenosis - son
dépouillement - se retrouvent au centre et plus rien n’est comme avant. La scène
est foudroyée par l’apparition d’Hamlet. Dans La veemente esteriorità della
morte di un mollusco (1992), le prince danois est enfermé dans un autisme
aphasique qui le tient suspendu entre « être et ne pas être ». Dans Orestea
(una commedia organica?) (1995), le texte d’Eschyle connaît un déraillement du
sens dans la lignée de l’Alice de Lewis Carroll et du Jabberwocky traduit par
Artaud lorsqu’il était interné à l’asile de Rodez. Giulio Cesare (1997) cerne
l’empire de la rhétorique, la morphologie du monument et l’obsession pour la
statue, en présentant un drame absolu de la voix et de ses organes. La
confrontation avec le mythe biblique de la création de l’Homme ferme le cycle.
Dans Genesi : from the museum of sleep (1999), la création est associée à son
revers le plus extrême : Auschwitz. La création est ici « l’acte de la
souveraineté absolue par laquelle la Divinité consentait à ne pas demeurer plus
longtemps absolue », pour reprendre les propos de Hans Jonas.
Le théâtre de
Castellucci est constamment lié au monde grec, avec le récit qui fonde la
communauté, avec la grande tragédie attique. Pour Castellucci, la tragédie «
est le point de référence de toute représentation ». Mais comment se frotter à
une forme inégalée ? Selon lui, « la tragédie grecque est une forme esthétique
extrêmement lisse. Il est impossible de polir davantage l’Orestie d’Eschyle. On
ne peut pas aller au-delà de cette synthèse extrême et parfaite. Il est par
conséquent inutile d’essayer de la surpasser. Il convient plutôt de disparaître
dans la tragédie, d’en être absorbé. Pour cette raison, je crois qu’il ne faut
pas regarder le théâtre grec avec nostalgie, ni avec une approche académique :
ce serait la pierre tombale du théâtre attique. Au contraire, il vaut mieux
l’imaginer comme un point ferme dans l’espace, une étoile polaire. »
Cette tension fait
écho aux forces scéniques du cycle colossal de la Tragedia Endogonidia
(2002-2004), qui se déroule sur 11 épisodes dans 10 villes européennes. Cet
organisme spectaculaire, qui se fonde sur une idée d’autoreproduction, opère
dans une sorte de vacuum juridique sur le « tragique », la seule condition qui
puisse en autoriser la résurgence à notre époque : ici le héros est de fait
immortel, incapable de mourir, et le chœur est mis à la porte, en attente, car
plus aucun mot ne parle à et pour tous. Mais, à bien y regarder, la technologie
du tragique agit dans les fibres composant chaque œuvre. Elle est évidente dans
Purgatorio, deuxième acte de la trilogie librement inspiré de la Divine Comédie
de Dante Alighieri et présenté au Festival d’Avignon en 2008, à l’occasion de
la nomination de Castellucci en tant qu’artiste associé. En effet, tout le
spectacle tourne autour d’un interdit : l’acte de violence. Comme dans la
tragédie, nous n’assistons pas au viol d’un père sur son fils, mais ici même le
récit est nié : on reste seul, paralysé par des gémissements et des hurlements.
Le risus paschalis généré par Sul concetto di volto nel Figlio di Dio (2010)
tient également du tragique. Entre le regard intense du Christ, représenté dans
un agrandissement gigantesque du Salvator Mundi d’Antonello de Messine, et le
spectateur s’impose l’immersion hyperbolique dans les excréments d’un vieux
père incontinent assisté avec amour par son fils. Cette morphologie de la
dispersion (les excréments), construite selon la syntaxe d’un gag comique
policé, touche une angoisse qui ne peut disparaître (non liquet) sauf dans
l’abjection du corps et dans ses symptômes, élevés à une sublime interrogation
sur l’homme et sur sa caducité.
Mais l’intérêt
fondamental de Castellucci pour le monde grec antique se trouve sur un versant
oriental : non seulement la Grèce solaire et harmonieuse donc, mais également
la Grèce nocturne, chtonienne, parcourue d’irrémédiables contradictions, celle
des Mystères d’Éleusis et de Samothrace, du culte de Déméter redécouvert par
Bachofen. C’est sur ce terrain que se joue la rencontre avec Friedrich
Hölderlin, poète et philosophe auquel Castellucci dédie plusieurs œuvres. Si
Hölderlin, avec sa traduction inégalable de l’Œdipe de Sophocle, veut rendre la
langue du tragique au pathos sacré des origines, Castellucci, dans sa mise en
scène de l’Ödipus der Tyrann (2015)entrée au répertoire du théâtre de la
Schaubühne de Berlin depuis mars dernier, fait se disloquer l’histoire de la
boiterie mentale d’Œdipe dans des corps amorphes qui révèlent « la profondeur
énigmatique de l’essence de l’être ». Ces masses adipeuses uniquement dotées
d’orifices d’expulsion réduisent le logos tragique à l’état de bruits intestinaux.
Romeo Castellucci - The Four Seasons Restaurant, Avignon, 2012 ©
Christophe Raynaud de Lage
Ce que Castellucci
accomplit constamment dans ses mises en scène est donc un geste radical dans le
sens étymologique du terme. Il s’enfonce avec rigueur dans les racines de la
tradition pour couper son lien avec les formes de la représentation et exciser
les représentations apprivoisées du déjà-connu. Dans le contexte indiqué par
Hans Blumenberg, l’action théâtrale semble souvent pouvoir irradier d’une scène
mythique, située hors du temps. Le potentiel mythique se retrouve comme
l’élaboration matérielle autrement indicible qui vit dans les corps, dans le
monde sensible de la scène. Le sommet se manifeste dans la puissance incarnée
de l’animal, force biologique incompressible de chaque dramaturgie. Chevaux,
chiens, babouins, ânes albinos, singes macaques, boucs sont en scène, depuis
les premiers spectacles, tels des dons enfermés dans la perfection de la forme.
Pour cette raison, l’acteur que Castellucci poursuit est celui capable de
retenir l’exactitude objective « d’un chien qui arrive sur la place ». Et c’est
là, au sein de cette objectivité, que le « comme si » du théâtre, sa dimension
de fiction, peut être poussée à la limite extrême. Il s’agit de « feindre dans
la fiction. Feindre de feindre, adopter un double jeu en assumant sciemment
l’élément étranger, en érigeant une structure complexe pour passer un pacte
symbolique avec elle et enfin l’abattre. Feindre exige une présence complète,
comme le faire. [...] Son approximation et son indétermination calculées créent
un espace disponible pour le spectateur, une espèce de porte laissée ouverte
donnant accès à une autre pièce. » Dans The Four Seasons Restaurant (2013), les
jeunes femmes vêtues à la façon Amish se tranchant la langue dans le gymnase
d’une école pour filles est la « mise en scène » déclarée d’un acte volontaire,
qui provoque la « simulation du théâtre ». Le texte de La mort d’Empédocle de
Hölderlin – littéralement récité sur scène – est engagé dans un saut mortel de
la fiction qui encadre l’autre langue de la poésie narrant le suicide esthétique
du philosophe dans le cratère de l’Etna. La performance Metope del Partenone
(2015) met en scène une friction totale. Un dispositif hyperréaliste ordonne
par séquence les moments immédiatement consécutifs à des accidents de
différente nature. De véritables équipes médicales professionnelles pratiquent
les techniques de premiers secours à l’aide de vrais instruments médicaux,
tandis que les acteurs, maculés de faux sang, dans le rôle des victimes,
feignent des états traumatiques et la mort, tandis qu’une série de devinettes
énigmatiques suspend, dans un contre-rythme, l’ultraréalisme de cette frise
contemporaine de la douleur.
Les œuvres de
Castellucci – qu’il s’agisse d’installations, de spectacles théâtraux ou de
mises en scène d'opéras – ne cessent de faire émerger des images profondes,
physiques, parcourues par l’alliance intime entre image et son. Des couleurs et
jeux de lumières, des pulsations sonores et des images acoustiques participent
à la création d’une intensité atmosphérique sollicitant la forme, la
transposant dans une vibration vivante, praticable. La scène devient une mise
en page sensée, plastique, profondément picturale, aucunement séduite par la
simulation de l’énigme ou par le goût pour la formalisation esthétisante. Il ne
s’agit pas de tendre des pièges à ce qui n’est pas représentable, ni de le
contraindre à trahir, même en partie, son mystère, mais d’ouvrir des passages
dans l’ordre de la perception. Vue, ouïe et toucher sont les premiers convives.
Dans la seconde partie de M.#10 MARSEILLE la scène toute entière se transforme
en un événement cinético-visuel, sans interprètes. Elle s’anime, devient
elle-même le drame, par l’utilisation intégrée d’écrans tels que les utilise
Edward Gordon Craig, d’objets géométriques et de pulsations lumineuses. Le
sacre du Printemps (2014) se joue comme une danse moléculaire de poussière de
30 tonnes d’os d’animaux, produite industriellement pour la fertilisation
agricole. Une « poudre folklorique », pulvérisée et explosée en masses
gazeuses, incarne l’idée de danse, composant une partition rythmique en étroite
relation avec les ostinati statiques et les accents dynamiques de la musique de
Stravinsky. Pour Romeo Castellucci, le son est, en effet, le chemin le plus
court pour atteindre une sensation. Le son est et produit l’action, construit
la vision, puisqu’il adhère à la matière. Il agit avant toute barrière
critique. Dans ses spectacles, la présence du corps sonore est une arme : du
chant grégorien aux courbures physiologiques produites par des procédés
électroniques de matières organiques (os, roches, feu) de Scott Gibbons. Et
c’est principalement sur cette piste que se greffe le contexte inauguré avec
les mises en scène d’Opéra. L’attraction de Castellucci pour l’univers
wagnérien a pour porte d’accès son plaisir acoustique réel. Dans Parsifal
(2011) la dimension insidieuse de la « mélodie infinie » dans la trame du
leitmotiv devient l’arène d’où partent la fouille philologique et la
pénétration philosophique de l’action scénique sacrée. Dans Orfeo ed Euridice
(2014) la musique de Gluck et la puissance du mythe permettent d’embrasser la
condition existentielle la plus extrême : le coma. Dans Neither de Morton
Feldman (2014) l’acceptation de la réduction psychique, de la détection de la
dictée musicale composée par Morton Feldman, le tour de force de vocalises
déchirées dans lesquelles est emprisonnée la short prose de Samuel Beckett,
mènent à un simulacre d’entrelacement narratif séduit par le roman noir, dans
une histoire sans sujet qui déraille jusqu’à devenir pure image psychique.
La technologie de
l’œil est invitée, dans les scènes tactiles, afin de révéler la puissance de la
vision, entendue comme la chose vue – qui est l’ouverture d’un espace de
création imaginaire –, mais surtout comme l’activité même du voir. Les divers
éléments qui marquent l’image – la puissance de l’icône, la disposition en
série de l’image pop, l’utilisation d’une technique publicitaire précise, le
piège vertigineux du filmique, le comique sous forme de gag antiphrasique, la
biodimensionnalité recherchée de l’hyperréalisme, la monumentalisation de la «
machine rhétorique », la mise en page de partitions gestuelles pour des
revenants picturaux et sculpturaux prélevés synchroniquement de l’histoire de
l’art occidental, l’iconographie édulcorée des images pieuses – n’ont donc
jamais de valeur en tant que tels. Et ils peuvent encore moins être liquidés
dans le réseau herméneutique du citationnisme ou compris comme des
régurgitations postmodernes. Ils sont plutôt des dispositifs pour exprimer des
soupçons dans le commerce des regards, pour préparer l’émergence de quelque
chose d’inattendu, une arrière-scène, peut-être un manque, qui concorde avec
une secousse essentielle, universelle, celle que l’on expérimente en se sentant
exposé, observé au plus profond de son existence, plongé dans la vie nue, comme
si nous étions presque, nous les spectateurs, de trop, et pour cette raison le
centre de la scène. C’est exactement ce qui se produit lorsque l’incident
volontaire de l’être spectateur se renverse dans l’incidence (ou tangence) de
la vision, donnant corps à quelque chose qui vous re-garde, qui vous en-cadre,
qui vous fait cadre. Parce que regarder signifie être vus par l’image. Par la
scène en tant que telle.
En définitive,
devant l’œuvre de ce philosophe de la scène il s’agit de s’occuper des images.
Des images inexorables parcourues d’intensités universelles. Les réalisations
de Romeo Castellucci ont la force d’un art capable de toucher, de savoir
toucher sans trop toucher, d’émouvoir, d’une émotion corticale qui s’oppose au
sentimentalisme, des images devant lesquelles on ne peut que décider de couper
le regard, hésiter, ou peut-être se soumettre.
https://www.operadeparis.fr/magazine/un-philosophe-de-la-scene
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