Ensorcelant comme au
premier jour, le Boléro de Maurice Béjart, est un « cas » singulier. Le rôle
central (la Mélodie) admet d’être dansé par un homme ou une femme tandis qu’un
groupe de danseurs interprète le Rythme. Créé le 10 janvier 1961 au Théâtre
Royal de La Monnaie à Bruxelles, le ballet entre au répertoire de l’Opéra de
Paris en 1970. À sa création, une femme (Duska Sifnios) tient le rôle
principal, entourée d’hommes.
Depuis, les versions
alternent. Lors de son dernier passage à l’Opéra de Paris en 2006 pour un
programme conçu en son honneur, Maurice Béjart était revenu sur ce ballet
emblématique et sur la relation singulière qu’il entretenait avec la Compagnie.
Pourrait-on qualifier le
Boléro d’œuvre intemporelle ?
Maurice Béjart : Je n’ai
jamais porté de regard particulier sur l’écoulement du temps. C’est bizarre. Je
n’ai jamais regardé les gens en fonction de leur âge et je ne me demande jamais
s’ils sont plus jeunes ou plus vieux. Je peux me tromper à vingt ans près dans
les dates. Ça amuse beaucoup mon entourage, mais je n’ai jamais fixé cette
notion du temps qui passe, ni le changement des années. Fêter le 1er janvier ou
la nouvelle année n’a pas de signification ni d’intérêt pour moi. Je sais que
j’ai fait beaucoup de ballets, les meilleurs et les pires, mais j’oublie de
quand ils sont, à quelle période ils correspondent. En revanche, ils sont très
liés à mes interprètes. Même ceux qui ont été dansés par de multiples danseurs
comme le Boléro, restent pour moi le ballet d’une personne. L’interprète est
primordial. Je crée pour lui, et non pour moi-même. Je pense que c’est pour ça
que les danseurs, les plus célèbres comme les plus novices, ont toujours aimé
venir travailler avec moi.
Quand vous reprenez une
pièce de votre répertoire, est-ce à l’œuvre que vous accordez le plus
d’importance ou à la manière dont vos nouveaux interprètes vont se l’approprier
?
Un peu des deux, mais le
créateur reste terriblement présent. C’est lui qui incarne les pas, le
mouvement. Il en est l’âme. Le ballet évolue parce qu’on est passé, par
exemple, de Duska Sifnios à Jorge Donn - changement de sexe, changement
d’époque - mais en même temps, c’est exactement le même Boléro.
Duska Sifnios, lors de la
création de Boléro en mai 1961, Théâtre des Nations © Boris Lipnitzki /
Roger-Viollet
Vous avez déclaré que même
vos œuvres moins réussies, ou celles que vous n’aimez plus, ne vous
paraissaient pas inutiles en ce qu’elles vous servaient en quelque sorte de
réservoirs à idées. Est-ce toujours vrai ?
J’ai toujours beaucoup
pratiqué cela. Il y a des œuvres que j’ai trouvé passionnantes à concevoir, qui
n’étant pas pour autant réussies, n’en constituent pas moins des jalons. Elles
sont à la fois des ratages et des mines d’or où je peux puiser des éléments qui
me servent ailleurs. Beaucoup de compositeurs agissent de même. Ils ont écrit
une sonate médiocre, au cœur de laquelle se trouvent dix mesures
extraordinaires. Ils les reprennent ailleurs et les font revivre. Nous sommes
tous un peu comme ça. On a besoin de retrouver certaines choses et de les
reforger.
On parle souvent de ce qui
différencie les danseurs d’aujourd’hui de ceux que l’on voyait voici vingt ou
trente ans. Qu’en dites-vous ?
Ils ne sont en général pas
si différents. Mais mon expérience est particulière. À Bruxelles, j’ai eu la
chance de former une troupe qui ne correspondait à aucun pays ni à aucune école
précise. Il est évident que l’Opéra de Paris actuel n’est pas celui d’il y a
quarante ans. Il y a d’autres maîtres de ballet, d’autres danseurs, un autre
répertoire, mais il a toujours une unité, une tradition française ancestrale,
même si elle a évolué. Moi, il y a quarante ans, j’ai débuté avec des danseurs
de tous horizons. La créatrice de Juliette était japonaise. Ensuite il y a eu
un Roméo italien avec Paolo Bortoluzzi, puis Suzanne Farrell, qui était Étoile
chez Balanchine est venue, et ainsi de suite. Ils venaient tous d’horizons
différents et sont entrés dans ce melting pot qu’était la compagnie. On y avait
un point de vue international, non seulement par ces multiples nationalités,
mais parce que nous tournions sans arrêt en écumant tous les pays. Ces contacts
avec des danseurs et des publics étrangers rendaient la compagnie unique en son
genre. Ensuite, quand j’ai fondé Mudra, ce fut aussi une école très
internationale, autant par les élèves que par les professeurs qui venaient
aussi bien de Russie que de chez Martha Graham. À Lausanne, il en a été de
même. Peut-être inconsciemment, d’ailleurs, ai-je toujours voulu ce contact
entre tous les pays. C’est pourquoi les changements de style, de technique ou
de sensibilité, qui ont pu se produire avec le temps me frappent sans doute
moins que d’autres, car je n’ai jamais eu d’idée préconçue sur un type d’école
ni de danseur.
Vous ne reconnaissez donc
pas l’existence d’une technique béjartienne ?
Non. J’ai été formé à la
grande école classique avec des professeurs russes à Paris, Lioubov Egorova,
Olga Preobrajenska, Madame Rousanne, et à Londres pendant un an, avec Nicolas
Sergueiev, le dernier assistant direct de Petipa. Une très grande chance ! J’ai
vu les livres de Petipa écrits de sa main. Mais avec cette formation hyper
traditionnelle, j’ai fait Symphonie pour un homme seul qui ne ressemblait à
rien de ce qu’on faisait à l’époque et qui pouvait sembler étranger à
l’héritage que j’avais reçu.
Maurice Béjart © Francette
Levieux
Quelle a été votre histoire
avec l’Opéra de Paris ? N’est-elle pas un peu incohérente ?
C’est vrai. Quand j’ai
débarqué à Paris, à vingt ans, je n’étais pas un très bon danseur, mais un très
bon partenaire. Il n’y en avait pas beaucoup à l’Opéra. Alors, quand on voulait
faire des galas, on faisait appel à moi. J’ai ainsi dansé avec Lycette Darsonval,
Solange Schwarz, Yvette Chauviré. Ce fut mon premier contact avec ce théâtre,
comme danseur hyper classique. Ensuite, ma première commande officielle fut
curieusement pour une mise en scène d’opéra. J’ai débuté à l’Opéra de Paris
avec La Damnation de Faust ! Ce fut un succès, et le moment où j’ai eu le plus
de contact avec les danseurs. Ils étaient très investis car ils voulaient
rivaliser avec les chanteurs et les choristes. Ils ont été formidables. Il y
avait notamment Atanassoff, un génie de la danse. L’année suivante, on m’a
demandé de monter « Le Sacre », dans un programme dirigé par Boulez, où
figuraient aussi Noces et Renard. Après, il y a eu une succession incessante de
directeurs et bien des problèmes. Le théâtre était un peu paumé ! Quand ça
s’est stabilisé, je suis revenu régulièrement, pour des créations ou des
ballets de mon répertoire.
Quels sont les ballets de
votre répertoire auxquels vous êtes resté le plus attaché ?
Ça change tout le temps !
Avec ma compagnie, nous donnons en permanence une douzaine de ballets, mais ce
ne sont pas forcément ceux que je préfère. Du reste, mes attachements sont très
inconstants !
Avez-vous définitivement
tourné le dos à la mise en scène lyrique ?
C’est beaucoup trop de
travail. D’ailleurs, j’ai mis en scène la plupart des opéras que j’aime. Dans
les années qui me restent, je préfère me consacrer aux danseurs. Je ne cesse
d’en découvrir de nouveaux, magnifiques, parmi les jeunes qui viennent à moi,
et c’est pour eux que je veux désormais travailler.
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