sábado, 3 de febrero de 2018

MAÎTRE POUR LE TEMPS PRÉSENT. MAURICE BÉJART ET L’OPÉRA DE PARIS


Par Gérard Mannoni

Ensorcelant comme au premier jour, le Boléro de Maurice Béjart, est un « cas » singulier. Le rôle central (la Mélodie) admet d’être dansé par un homme ou une femme tandis qu’un groupe de danseurs interprète le Rythme. Créé le 10 janvier 1961 au Théâtre Royal de La Monnaie à Bruxelles, le ballet entre au répertoire de l’Opéra de Paris en 1970. À sa création, une femme (Duska Sifnios) tient le rôle principal, entourée d’hommes.
Depuis, les versions alternent. Lors de son dernier passage à l’Opéra de Paris en 2006 pour un programme conçu en son honneur, Maurice Béjart était revenu sur ce ballet emblématique et sur la relation singulière qu’il entretenait avec la Compagnie.
Pourrait-on qualifier le Boléro d’œuvre intemporelle ?
Maurice Béjart : Je n’ai jamais porté de regard particulier sur l’écoulement du temps. C’est bizarre. Je n’ai jamais regardé les gens en fonction de leur âge et je ne me demande jamais s’ils sont plus jeunes ou plus vieux. Je peux me tromper à vingt ans près dans les dates. Ça amuse beaucoup mon entourage, mais je n’ai jamais fixé cette notion du temps qui passe, ni le changement des années. Fêter le 1er janvier ou la nouvelle année n’a pas de signification ni d’intérêt pour moi. Je sais que j’ai fait beaucoup de ballets, les meilleurs et les pires, mais j’oublie de quand ils sont, à quelle période ils correspondent. En revanche, ils sont très liés à mes interprètes. Même ceux qui ont été dansés par de multiples danseurs comme le Boléro, restent pour moi le ballet d’une personne. L’interprète est primordial. Je crée pour lui, et non pour moi-même. Je pense que c’est pour ça que les danseurs, les plus célèbres comme les plus novices, ont toujours aimé venir travailler avec moi.
Quand vous reprenez une pièce de votre répertoire, est-ce à l’œuvre que vous accordez le plus d’importance ou à la manière dont vos nouveaux interprètes vont se l’approprier ?
Un peu des deux, mais le créateur reste terriblement présent. C’est lui qui incarne les pas, le mouvement. Il en est l’âme. Le ballet évolue parce qu’on est passé, par exemple, de Duska Sifnios à Jorge Donn - changement de sexe, changement d’époque - mais en même temps, c’est exactement le même Boléro.


Duska Sifnios, lors de la création de Boléro en mai 1961, Théâtre des Nations © Boris Lipnitzki / Roger-Viollet

Vous avez déclaré que même vos œuvres moins réussies, ou celles que vous n’aimez plus, ne vous paraissaient pas inutiles en ce qu’elles vous servaient en quelque sorte de réservoirs à idées. Est-ce toujours vrai ?
J’ai toujours beaucoup pratiqué cela. Il y a des œuvres que j’ai trouvé passionnantes à concevoir, qui n’étant pas pour autant réussies, n’en constituent pas moins des jalons. Elles sont à la fois des ratages et des mines d’or où je peux puiser des éléments qui me servent ailleurs. Beaucoup de compositeurs agissent de même. Ils ont écrit une sonate médiocre, au cœur de laquelle se trouvent dix mesures extraordinaires. Ils les reprennent ailleurs et les font revivre. Nous sommes tous un peu comme ça. On a besoin de retrouver certaines choses et de les reforger.

On parle souvent de ce qui différencie les danseurs d’aujourd’hui de ceux que l’on voyait voici vingt ou trente ans. Qu’en dites-vous ?
Ils ne sont en général pas si différents. Mais mon expérience est particulière. À Bruxelles, j’ai eu la chance de former une troupe qui ne correspondait à aucun pays ni à aucune école précise. Il est évident que l’Opéra de Paris actuel n’est pas celui d’il y a quarante ans. Il y a d’autres maîtres de ballet, d’autres danseurs, un autre répertoire, mais il a toujours une unité, une tradition française ancestrale, même si elle a évolué. Moi, il y a quarante ans, j’ai débuté avec des danseurs de tous horizons. La créatrice de Juliette était japonaise. Ensuite il y a eu un Roméo italien avec Paolo Bortoluzzi, puis Suzanne Farrell, qui était Étoile chez Balanchine est venue, et ainsi de suite. Ils venaient tous d’horizons différents et sont entrés dans ce melting pot qu’était la compagnie. On y avait un point de vue international, non seulement par ces multiples nationalités, mais parce que nous tournions sans arrêt en écumant tous les pays. Ces contacts avec des danseurs et des publics étrangers rendaient la compagnie unique en son genre. Ensuite, quand j’ai fondé Mudra, ce fut aussi une école très internationale, autant par les élèves que par les professeurs qui venaient aussi bien de Russie que de chez Martha Graham. À Lausanne, il en a été de même. Peut-être inconsciemment, d’ailleurs, ai-je toujours voulu ce contact entre tous les pays. C’est pourquoi les changements de style, de technique ou de sensibilité, qui ont pu se produire avec le temps me frappent sans doute moins que d’autres, car je n’ai jamais eu d’idée préconçue sur un type d’école ni de danseur.
Vous ne reconnaissez donc pas l’existence d’une technique béjartienne ?
Non. J’ai été formé à la grande école classique avec des professeurs russes à Paris, Lioubov Egorova, Olga Preobrajenska, Madame Rousanne, et à Londres pendant un an, avec Nicolas Sergueiev, le dernier assistant direct de Petipa. Une très grande chance ! J’ai vu les livres de Petipa écrits de sa main. Mais avec cette formation hyper traditionnelle, j’ai fait Symphonie pour un homme seul qui ne ressemblait à rien de ce qu’on faisait à l’époque et qui pouvait sembler étranger à l’héritage que j’avais reçu.


Maurice Béjart © Francette Levieux

Quelle a été votre histoire avec l’Opéra de Paris ? N’est-elle pas un peu incohérente ?
C’est vrai. Quand j’ai débarqué à Paris, à vingt ans, je n’étais pas un très bon danseur, mais un très bon partenaire. Il n’y en avait pas beaucoup à l’Opéra. Alors, quand on voulait faire des galas, on faisait appel à moi. J’ai ainsi dansé avec Lycette Darsonval, Solange Schwarz, Yvette Chauviré. Ce fut mon premier contact avec ce théâtre, comme danseur hyper classique. Ensuite, ma première commande officielle fut curieusement pour une mise en scène d’opéra. J’ai débuté à l’Opéra de Paris avec La Damnation de Faust ! Ce fut un succès, et le moment où j’ai eu le plus de contact avec les danseurs. Ils étaient très investis car ils voulaient rivaliser avec les chanteurs et les choristes. Ils ont été formidables. Il y avait notamment Atanassoff, un génie de la danse. L’année suivante, on m’a demandé de monter « Le Sacre », dans un programme dirigé par Boulez, où figuraient aussi Noces et Renard. Après, il y a eu une succession incessante de directeurs et bien des problèmes. Le théâtre était un peu paumé ! Quand ça s’est stabilisé, je suis revenu régulièrement, pour des créations ou des ballets de mon répertoire.

Quels sont les ballets de votre répertoire auxquels vous êtes resté le plus attaché ?
Ça change tout le temps ! Avec ma compagnie, nous donnons en permanence une douzaine de ballets, mais ce ne sont pas forcément ceux que je préfère. Du reste, mes attachements sont très inconstants !

Avez-vous définitivement tourné le dos à la mise en scène lyrique ?
C’est beaucoup trop de travail. D’ailleurs, j’ai mis en scène la plupart des opéras que j’aime. Dans les années qui me restent, je préfère me consacrer aux danseurs. Je ne cesse d’en découvrir de nouveaux, magnifiques, parmi les jeunes qui viennent à moi, et c’est pour eux que je veux désormais travailler.


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