EVOCATION >GUY DUPLAT AVEC BELGA
Gérard Mortier est mort dans la nuit de samedi à dimanche, d’un cancer du
pancréas. Il avait 70 ans. La ville de Gand ouvrira lundi un registre de
condoléances à l'Opéra de Flandre. "Perdre en une semaine deux icônes de
la culture est inimaginable. Gerard Mortier laisse un grand héritage au monde
de l'opéra international", a déclaré l'échevine de la Culture, Annelies
Storms, en référence au décès du spécialiste flamand d'art contemporain Jan
Hoet. Le collège communal signera le registre à 15h lundi à l'hôtel de Ville.
"Le registre sera ensuite transporté à l'Opéra de Flandre, où il sera
accessible au public de 10 à 16h tous les jours. Il sera ensuite emmené à
Anvers."
Gérard Mortier a occupé les plus grandes fonctions dans le monde de
l’opéra. Il fut un créateur infatigable, un innovateur, un agitateur d’idées,
un humaniste à l’immense culture, un grand défenseur de l’idée européenne et du
rôle des artistes, un pourfendeur des nationalismes.
Avec ce décès, non seulement la Belgique, mais l’Europe, voire les Etats-Unis
(il fut pressenti à New York), perd un des acteurs les plus importants de sa
vie artistique depuis trente ans. Il était un révolutionnaire dans le meilleur
sens du terme, un agitateur d’idées, un bâtisseur de cathédrales, un grand
humaniste. Chacun qui le rencontrait sortait grandi d’avoir discuté avec lui,
de l’avoir écouté quand il ouvrait grandes les portes de l’art, de l’histoire,
de l’imagination, de la création, de l’audace.
Il souffrait depuis quelques mois d’un cancer foudroyant du pancréas, une
maladie qu’il avait découverte au moment où il perdait, de manière scandaleuse
et politique, son mandat à la tête du Teatro Real de Madrid qui aurait dû
courir pourtant, jusqu’en 2016. Ces dernier mois, il habitait surtout à
Bruxelles, entouré de l’amitié de grands artistes comme Alain Platel, Tom
Lanoye ou le cinéaste allemand Michael Haneke. Il devait encore donner,
mi-mars, un exposé très attendu à la tribune des Grandes conférences
catholiques.
Gérard Mortier exerça les plus prestigieuses fonctions dans l’Opéra et les
festivals : directeurs de la Monnaie, du Festival de Salzbourg, de la
ruhrtriennale, de l’Opéra de Paris, de l’Opéra de Madrid. On peut dire qu’il y
a dans l’histoire de l’Opéra et dans l’histoire culturelle en général, un
avant-Mortier et un après. Serge Dorny à Lyon et bientôt Dresde, Peter De
Caluwe à la Monnaie, Bernard Foccroulle à Aix-en-Provence, et même Paul
Dujardin au Palais des Beaux-arts, suivent tous, la ligne neuve ouverte par
Mortier.
Celle de renouveler l’Opéra, de le rendre contemporain et nécessaire, plus
ouvert sur le monde d’aujourd’hui et à toutes les couches de la population sans
perdre l’exigence de qualité, amenant de nouveaux metteurs en scène (Mortier
amena Karl-Heinz et Ursel Herrmann, Peter Mussbach, Herbert Wernicke, Luc
Bondy, Patrice Chéreau), souvent venus du théâtre (Mortier fit confiance à Ivo
Van Hove, Christof Marthaler, Robert Wilson), sollicitant des grands artistes
plasticiens (Mortier fit appel aux Kabakov, à Bill Viola, Anselm Kiefer ou
Marina Abramovic), et des cinéastes (Michael Haneke). Après Maurice Huisman qui
introduisit Béjart à la Monnaie, et après l’échec de l’arrivée de Mark Morris
invité à Bruxelles par Mortier, il introduisit la danse contemporaine dans le
cercle trop feutré de l’Opéra avec Alain Platel qui avait déjà retrouvé Bach
d'une tout autre manière avec «Iets op Bach» et qui fit de même, à
l’instigation de Mortier, avec Mozart dans « Wolf » et avec Verdi et Wagner
dans son magnifique « C(h)oeurs ».
Provocateur ?
Mortier n’hésitait jamais à braver les conservatismes de Bruxelles,
Salzbourg, Paris ou Madrid. Non nécessairement par goût de la provocation, «
même si la provocation peut aider à briser des habitudes et à libérer des
œuvres qui furent récupérées par d’aucuns », disait-il, mais par un devoir
d’artiste. Quand on lui demandait s’il était le diable, il répondait : «
Non, je suis plutôt Méphisto, celui qui pose les questions. Ou Thyl
Uilenspiegel. C'est cette image de Thyl que je voudrais laisser. »
Sans cesse sur la brèche, sans cesse innovant et créant, il pourfendait
aussi les nationalistes (y compris la N-VA), l’extrême droite, de Jörg Haider
au Vlaams Belang, se battant pour une vraie Europe fédérale. Il voyait dans la
réussite culturelle de la Flandre, le contre-exemple aux nationalismes : « La
Flandre, nous disait-il, réussit car elle est multiculturelle,
parce qu’elle est le fruit d’un brassage de cultures. Tout ce qui est bâtard
est énergétique. Notre pays, notre région sont si petits qu’en roulant une
heure, je suis en France ou en Hollande. Le paysage même de la Flandre attire
vers des horizons lointains. Le ciel est partout. Si on lève les yeux, on est
déjà ailleurs. »
« L’identité, disait-il, est toujours associée à l’idéologie nationaliste.
Amin Maalouf parle des "identités meurtrières". On peut monter qui on
veut contre tout le monde. Quand j’étais enfant, un oncle essayait de me
montrer que Gand, c’était bien mieux et autre chose qu’Anvers. Pour moi, on ne
peut pas être à la fois européen et nationaliste flamand. La Belgique n’a pas
d’importance en soi, mais il ne faudrait pas la changer pour retomber sur un
nationalisme flamand et un nationalisme wallon. S’il faut changer la Belgique,
c’est pour aller vers un fédéralisme européen. Pour moi, l’identité flamande, ce
sont ses artistes et ses villes. L’identité flamande n’a rien à voir avec le
repli sur soi, c’est juste le contraire. »
Visite à Bochum
Parmi les innombrables souvenirs qu’il nous a laissés, voici par exemple,
une visite avec lui, à Bochum, au bout d’une petite rue boueuse où se
construisait alors la Jahrhunderthalle, « la halle du centenaire » pour la
ruhrtriennale dont il était alors le premier directeur. Les cheveux au vent,
courant sans cesse comme un gamin, mesurant à grandes enjambées « son » grand
hall, il exultait. « C'est formidable, incroyable. Il y a plus de cent
mètres par là, et cent mètres par là. Regardez ces verrières, ces structures
métalliques. On va construire ici, trois grandes salles de spectacles de plus
de mille places chacune, un tout nouveau foyer et des loges sur six étages. » Devant
nous, des flaques d'eau recouvraient le sol. D'énormes baies vitrées fermaient
la vue et surplombaient le bâtiment. « Ici, je mettrai le Phèdre monté
par Chéreau. Là, Il y a Kabakov qui montera le Saint François
d'Assise de Messian, dirigé par Cambreling. Kabakov voit un gigantesque cône
qui part des spectateurs et monte jusqu'aux verrières, devenues les vitraux
d'une église orthodoxe. Il imagine des colombes volant dans le cône et de
milliers de bougies tout autour. On présentera aussi Pina Bausch dans cette
partie de la salle avec Le Sacre du printemps et Café Müller. Et j'installerai
en plein milieu un théâtre total, refermé, le théâtre de Gropius du Bauhaus
pour montrer à 500 spectateurs le soulier de satin de Claudel.» Au
gazomètre géant et voisin d'Oberhausen (100 mètres de haut et 60 mètres de
diamètre), il voyait des vidéos géantes de Bill Viola sous le titre de « five
angels for the new millenium ».
Mortier avait rêvé de profiter de ces friches pour casser la peur que les
jeunes et les classes populaires ont à l'égard des temples habituels de la
culture. Pour les amener à retrouver les lieux de la culture ouvrière ancienne
et de comprendre la culture contemporaine. « Je suis enfant de petits
commerçants de Gand,disait-il. Mes parents n'ont été à l'école que
jusqu'à 15 ans. Mais je sais de les avoir vus, que la qualité émotionnelle de
ces classes sociales ne s'épanche pas dans les piètres programmes télévisés et
dans la culture qu'on leur offre. Je ne parle pas du divertissement sans
intérêt, mais de la vraie culture, celle qui provoque une réaction, qui n'a pas
peur de choquer, qui se met en danger. »
Biographie
Gérard Mortier est né à Gand, le 25 novembre 1943, fils d’un boulanger et
d’une mère qu’il admira toute sa vie. « Une femme modeste d’une grande
poésie, racontait-il, qui allait à l’opéra. A 11 ans, j’avais
insisté pour l’accompagner et ce fut la découverte de la Flûte enchantée. Mes
parents m’ont toujours soutenu dans mes projets artistiques. » M.
Vandenbunder, un jésuite, professeur de rhétorique dont le frère était un
spécialiste de cinéma, aura, la dernière année de ses études secondaires, une
énorme influence sur lui. Il faisait lire Hugo Claus, Sartre, Camus, Heidegger,
Françoise Sagan. II lisait Les Mouches, Antigone, Peer Gynt. Mortier estimait
que c’était lui qui lui avait donné l’amour du langage et du théâtre.
Mortier termina ensuite des études de docteur en droit à Gand. Le droit
car, disait-il « c’était alors des études qui permettaient de garder du
temps libre pour continuer la musique et parce que le droit, comme la musique,
parle des passions humaines et permet de les régler. »
Après ses études, il poursuit une formation en management artistique,
travaille au festival des Flandres, puis pendant trois ans à l’Opéra de Paris
avec Rolf Liebermann, et puis, à la direction artistique des opéras de
Düsseldorf, Francfort et Hambourg ou il croisa le chef d’orchestre Christof von
Dohnanyi. Il rencontra alors aussi, le chef d’orchestre Sylvain Cambreling et
l’écrivain Tom Lanoye.
Le grand public belge le découvrit en 1981 lorsqu’il fut nommé à 38 ans, à
la tête de la Monnaie, par la ministre flamande Rika De Backer. Un choix
audacieux qui s’avéra gagnant. Il resta dix ans à la tête de la vénérable
institution assoupie sur ses succès soixante-huitards, qu’il transforma en une
des meilleures scènes d’Opéra d’Europe. Il secoua les habitudes, y introduisant
des metteurs en scène très contemporains comme Luc Bondy et les époux Hermann.
Il innova en donnant autant d'importance à la partie scénographique qu'à la
partie musicale. Symboliquement, il rénova le bâtiment, demandant un nouveau
plafond à l’entrée et un nouveau carrelage à Sol Lewitt et Sam Francis. Ce seul
geste a changé toute l'image du Théâtre en une seule saison. Il dut néanmoins
résister à des critiques parfois acerbes et laissa une dette de 400 millions de
francs belges qu’il fallut apurer par la suite. Et Béjart, brouillé avec lui,
s’exila en 1987, en Suisse.
En 1991, alors que Bernard Foccroulle continuait brillamment à la tête de
la Monnaie tout en assainissant les comptes avec l’aide efficace d’un directeur
financier, Bernard Coutant, il partait pour diriger le festival de Salzbourg.
Là aussi, il renouvela les mises en scène, apporta du sang neuf, n'hésita pas à
provoquer, son tropisme naturel, tout en remplissant les salles et - il le
répétait - en terminant son mandat avec des comptes en bénéfices accrus
(contrairement à Bruxelles…). On se souvient de ses combats face à l'extrême
droite de Jörg Haider ou ceux avec une certaine bourgeoisie conservatrice de
Salzbourg. «La ville est belle mais deux jours seulement. Salzbourg,
c'est Disneyland». Il n'aimait pas les Salzbourgeois quand ils ne sont
que commerçants et conservateurs.
Il fit ensuite trois ans à la tête de la ruhrtriennale, une expérience dont
il gardait un souvenir fabuleux. Des moyens très importants étaient mis à sa
disposition, des salles nouvelles construites dans les friches industrielles et
il y créa des spectacles mémorables avec Platel, Marthaler ou la Fura dels
Baus.
Il fut alors désigné pour diriger l'Opéra de Paris et ses 1 700 employés où
il apporta aussi son lot bienvenu de nouveautés face à un public fort
conservateur, même si son mandat fut difficile avec le chef d’orchestre Sylvain
Cambreling systématiquement hué et une presse souvent hostile. Il transmettra
les rênes de l'institution en 2009 à Nicolas Joël infiniment plus conservateur
et consensuel au point que la presse regretta parfois Mortier ! Non sans avoir
encore entre-temps, créé un opéra avec le peintre Anselm Kiefer.
Gérard Mortier avait espéré diriger à Gand, sa ville natale, une grande
salle imaginée par l'architecte Neutelings (Toyo Ito avait proposé un
merveilleux projet qui ne finit que deuxième du concours), mais le gouvernement
flamand a finalement renoncé à ce flamboyant projet, considéré comme doublon du
Concertgebouw de Bruges.
Il fut nommé ensuite à New York, à la tête du City Opera « pour faire
entrer cet Opéra audacieusement dans le futur avec une vision, de l'initiative
et du raffinement avec des productions novatrices d'œuvres classiques ou
contemporaines et à sa tradition d'"opéra du peuple », annonçait
la présidente de l’institution. Mais, la crise fit avorter ce projet.
Mortier fut alors nommé à la tête du Teatro Real à Madrid. Là-aussi, un «
challenge « en pleine crise, face à un Liceu de Barcelone aux immenses
problèmes et avec un gouvernement qui avait coupé les subsides au Teatro Real
de 30 % en trois ans. Mortier a totalement renouvelé les chœurs de l’opéra et
organisé autour de lui, disait "Le Monde", un "climat
d’excitation, de nouveauté et de défi ". Madrid apparaissait
grâce à lui, sur l’avant scène culturelle européenne. Il y créa ainsi un « Cosi
fan tute » remarqué par Michael Haneke, « C(h)oeurs» d’Alain Platel, et tout
récemment une version opéra de « Brokeback Mountain »
Le rôle de l’art
Il y a quelques semaines, nous lui demandions quel rôle l’art pouvait
encore jouer dans l’obscurité ambiante. Il nous répondait : « L'obscurité
est la conséquence d’une crise dont nous refusons de voir les raisons en nous
obstinant à n’y voir qu’une question d'économie. Non, c'est toute une mutation
de la société qui est en jeu, et y inclus, la situation économique. Les grands
thèmes -vieillissement, globalisation, fédéralisme européen, digitalisation,
Education dans ce monde, réchauffement climatique, énergie nucléaire, détresse
de nos démocraties parlementaire- ne sont pas abordés. Quant aux arts, ce n'est
pas même pas un thème car c'est un jouet qu'on n'achète plus quand il n'y a
plus de l'argent. »
Il avait expliqué : « Qualifier les artistes d’élitistes, c’est un
sophisme. La tâche des hommes politiques devrait être de rapprocher le peuple
des artistes, mais les populistes ne veulent pas le faire car ils préfèrent
garder le peuple sous leur seule emprise. Ils ont d’autres projets que le
bonheur du peuple. »
« Mon rôle est
d’essayer de semer le doute dans les esprits », nous avait-il dit. Un
doute salvateur qui nous manquera.
http://www.lalibre.be/culture/musique/gerard-mortier-mort-d-un-batisseur-de-cathedrales-531c2804357024dca856a33a
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