« Tu es un splendide papillon. Ce sont tes ailes qui te rendent
magnifique. » Traduction d'une chanson qui revient deux fois, signée du groupe des
années 90, The Magnetic Fields. Ces paroles paraissent d'abord d'une grande
ironie, étant donné que tous les personnages, fatigués et fragiles, sont loin
de voler comme des papillons : ils s'enfoncent de plus en plus dans leurs
angoisses et leurs idées noires. Et puis le ciel est bas, au-dessus de cet
immeuble de l'Est parisien sans aucun charme. Pourtant, il s'agit bien de ça :
une beauté aérienne, funambule, irradiante, que le film finit par libérer, on
ne sait comment.
De toutes les comédies de Pierre Salvadori (lire ci-contre), Dans
la cour est la plus étrange, la plus risquée. Cet admirateur de Lubitsch a
l'habitude d'inscrire ses héros dans des scénarios solidement construits. Il
semble, cette fois, les suivre, dans des virages non contrôlés, des errances
qui tournent à la dérive, et jusqu'au bord de gouffres d'une profondeur
insoupçonnée. D'emblée, rien ne va plus pour Antoine (Gustave Kervern),
musicien démissionnaire vidé de toute énergie, qui s'improvise gardien
d'immeuble sur les conseils de Pôle emploi. Quant à Mathilde (Catherine
Deneuve), retraitée dévouée mais anxieuse, elle passe ses insomnies à inspecter
des fissures, évolutives croit-elle, dans ses murs et ses plafonds, prémices de
terribles catastrophes, elle en est sûre.
Bref, c'est aussi drôle qu'alarmant quant à l'état de nos pauvres
cerveaux. D'autres habitants de l'immeuble manifestent l'un une apathie
carabinée doublée de kleptomanie (justifiée, selon lui, par la crise), l'autre
des obsessions sécuritaires pathologiques. Sur toutes ces névroses dans l'air
du temps, Pierre Salvadori propose des variations subtiles, aiguës, qui le
rapprochent, un moment, du Woody Allen de Blue Jasmine. Mais un Woody
Allen qui aurait encore de l'empathie et de l'amour pour ses personnages
suppliciés.
A rebours de toute recette comique, le cinéaste retient alors pour
seuls fils conducteurs la dépression du concierge apprenti, la déraison de la
retraitée débutante, et l'alchimie entre les deux. Il n'est pas question
d'attirance (il faut être un minimum en forme pour ça), mais seulement
d'entraide, fût-elle inefficace. Elle lui prépare des endives au jambon qui le
confortent dans sa morosité, son absence d'appétit. Il l'assiste dans
l'organisation d'une assemblée générale extraordinaire de la copropriété, où
elle entend faire partager ses terreurs les plus saugrenues — tout à fait
rationnelles pour elle. D'où une litanie de gags fêlés, voire bouleversants :
le film nous apprend que c'est possible.
Au bout du compte, Antoine et Mathilde ont un petit quelque chose des
frère et soeur de Love Streams, de John Cassavetes, dans leur usure,
leur désespoir burlesque, son envie à lui de s'enivrer, son besoin à elle
d'aider. Une scène en particulier brille de cet éclat borderline propre
au cinéaste américain disparu : ils sont en visite improvisée dans la maison
d'enfance de Mathilde à la campagne, et la voilà qui perd tout contrôle et
toute courtoisie face aux nouveaux occupants, simplement parce que plus rien
n'est conforme à ses souvenirs...
Gustave Kervern et Catherine Deneuve en alliés no future, il
fallait y penser. La douceur épuisée du pilier de Groland (devenu réalisateur,
avec Benoît Delépine) épouse idéalement la fébrilité de sa partenaire. Entre
leurs deux personnages se jouent des questions plus graves que dans la majorité
des comédies à la française : qui secourt qui ? Qui peut sauver l'autre ? Et
aussi : le cinéaste saura-t-il sortir par le haut de sa cour des débâcles ? Il
saura. In extremis, après des réalisateurs aussi différents que Philippe Garrel
(dans Le Vent de la nuit) et Christophe Honoré (dans Les Bien-aimés),
Pierre Salvadori prouve encore que rien ne vaut la voix off de Deneuve pour
donner à un film sa plus belle inflexion romanesque. — Louis Guichard
Généalogie d'un film
De Cible émouvante (1993), son premier long métrage, à Hors
de prix (2006), son plus grand succès public, Pierre Salvadori est un auteur
de comédies singulier : tous ses films, même les plus calibrés, véhiculent les
mêmes tourments, la même difficulté d'être. Pour lui, faire rire n'est pas
renoncer à témoigner des expériences humaines les plus secrètes et
douloureuses. Ce n'est pas un hasard s'il a donné à Guillaume Depardieu
l'écorché quelques-uns de ses plus beaux rôles, notamment dans Les Apprentis
(1995). Dans la cour évoque, par ses détours mélancoliques, un autre
portrait de femme un peu folle : Comme elle respire (1998), où Marie
Trintignant, menteuse manipulatrice en apparence, se révélait une innocente, à
qui la réalité ne pouvait suffire.
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