Par Michèle Laird
Le Musée des Beaux-Arts de
Berne a publié une première liste des œuvres découvertes dans la collection
controversée de Cornelius Gurlitt. Un trésor de qualité inégale, dont il reste
à éclaircir les origines. Tout n’a pas été acquis illégalement, mais la présence
de certaines pièces est clairement sujette à caution. L’enquête suit son cours.
Lithographie de Cornelia
Gurlitt, tante de Cornelius, dédiée à son amant, le critique d'art Paul
Fechter.
(Vilna Gaon State Jewish
Museum)
L’attente était à son
comble. Ceux qui espéraient découvrir des chefs-d’œuvre valant plusieurs
milliards de dollars dans la liste des œuvresLien externe retrouvées risquent
d'être déçus.
Ce catalogue répertorie
certes des créations de Rembrandt, Renoir, Chagall, Picasso, Monet et Toulouse-Lautrec,
mais celles-ci sont souvent sur papier. Par ailleurs, la collection comprend un
grand nombre d'estampes, lithographies, gravures sur bois et affiches.
Mais la liste présente un
tout autre intérêt: elle témoigne des intentions de Hildebrand Gurlitt, l’un
des marchands officiels nazis qui a constitué cette collection. Son fils
Cornelius l’avait alors secrètement gardée jusqu’à ce qu’elle soit découverte
par accident en 2012. Décédé en mai dernier, Cornelius a indiqué dans son
testament vouloir céder la totalité des pièces au Musée des Beaux-Arts de
Berne.
En tenant l'information
secrète pendant près de deux ans tant que les recherches en provenance
n'avaient pas été accomplies, les autorités allemandes ont paradoxalement
contribué à en amplifier l'importance.
De plus, dans la mesure où
la publication de la liste en format PDF empêche l'agrégation des données et
ralentit encore les recherches, de nouvelles surprises ne peuvent pas être
exclues.
Par exemple, la grande
quantité d'oeuvres expressionnistes et des peintres de la Nouvelle Objectivité,
honnis par le IIIe Reich, indiquerait que Hildebrand Gurlitt ne les a pas
obtenues individuellement et laisse supposer qu'il n'a pas agi seul.
Informations manquantes
Il demeure des zones
d’ombre. Les autorités n’ont pas encore livré toutes leurs informations.
Du reste, l'institution
héritière suisse a pris ses précautions, annonçant en tête de chaque page du
catalogue que «le Musée des Beaux-Arts de Berne ne peut garantir ni
l'exhaustivité ni la véracité des dites listes».
Ruth Gilgen, porte-parole
du Musée, a justifié cette prudence en expliquant que la liste n’était qu’un
point de départ à partir duquel les autorités allaient approfondir leurs
recherches.
Les listes de Munich et de
Salzbourg
La liste a été réalisée par
deux entités différentes: d’un côté, une task-force allemande s’est chargée de
compiler les œuvres retrouvées dans l’appartement munichois de Cornelius
Gurlitt.
Le trésor de Munich
contient au total 1278 pièces, dont 34 œuvres qui se sont ajoutées aux
découvertes initiales. «La collection munichoise se divise en trois parties»,
indique Matthias Henkel, chef de la communication de la task-force. La première
est constituée de 499 œuvres qui ont été identifiées en janvier 2014 comme
spoliées. Celles-ci ont déjà été placées dans la base de données allemande Lost
ArtLien externe, qui répertorie les objets culturels volés pendant la période
nazie.
La famille GurlittCornelius
Gurlitt était né à Hambourg le 28 décembre 1932. Ses parents étaient Hildebrand
Gurlitt (1895-1956), un des quatre marchands d’art officiels, et Helene
Gurlitt, danseuse. La sœur de Hildebrandt, Cornelia, était artiste
(1890-1919).Le grand-père de Cornelius, qui portait le même prénom (1850-1938),
était architecte et historien de l’art. Son arrière-grand-père, Heinrich Louis
Theodor (1812-1897), était paysagiste et son frère, aussi nommé Cornelius
(1820-1901), compositeur.
La seconde est constituée
de 477 pièces qualifiées d’«art dégénéré», les peintures modernes détestées par
Hitler et qu’il cherchait à éliminer. Parmi celles-ci, 230 pièces ont été
rachetées à des musées avant 1933 et ne sont donc pas considérées comme
spoliées. La troisième partie appartient à la famille Gurlitt.
Compilée par le Musée des
Beaux-Arts de Berne, la deuxième partie de la liste recense les œuvres
découvertes en février 2014 dans la maison autrichienne de Cornelius Gurlitt.
Matthias Henkel a refusé de
dire si les listes étaient complètes, ou si d'autres oeuvres devaient encore
être dévoilées. Il a indiqué que la présence d’affiches et de lithographies
complique leur identification, car les tirages en grandes séries font qu'il est
pratiquement impossible de remonter au musée auquel ces œuvres ont été achetées
ou confisquées. Le porte-parole s'est gardé d'évoquer des situations dans
lesquelles des oeuvres auraient pu être prises directement achez des artistes
aux abois.
Une des surprises de cette
publication est le portrait qu'elle offre de Hildebrand Gurlitt ou plutôt des
trois portraits distincts qui se dégagent de la même personne.
L'homme de famille
Plusieurs pièces
proviennent de l’héritage familial des Gurlitt. Près de 150 tableaux ont par
exemple été réalisés par Heinrich Louis Theodor Gurlitt, le grand-père
dano-allemand de Hildebrand.
D’autres membres de la
famille ont aussi acheté de nombreux beaux livres. La collection inclut aussi
120 œuvres de Cornelia Gurlitt, sœur de Hildebrand, qui s’est suicidée en 1919
à l’âge de 29 ans.
La totalité du patrimoine
familial représente déjà un cinquième du catalogue.
Photo non datée de
Hildebrand Gurlitt avec sa sœur Cornelia.
(TU Dresden Archive
Cornelius Gurlitt legacy)
L'envoyé spécial d'Hitler
Le deuxième portrait est
celui du marchand d'art mandaté par Adolf Hitler, lui-même artiste raté, pour
constituer le musée le plus prestigieux de la planète à Linz, la ville
d’origine du Führer.
La collection a
manifestement été conçue de manière à inclure les grands noms de l’histoire de
l’art européenne du XVe au XVIIIe siècles, comme Dürer, Cranach, Rembrandt,
Delacroix ou Fragonard.
Difficile de dire si les
innombrables pièces de la fin du XIXe siècle (de Rodin, Manet, Monet, Renoir,
Maillol et Pissarro) étaient également destinées au musée de Hitler, qui n’a
jamais vu le jour. Il est probable que ces artistes étaient considérés comme
déjà trop modernes par le dictateur.
Malgré cette volonté
manifeste d'inclure autant de grands artistes dans la collection, il ne semble
pas à prime abord, qu'il s'agit de chefs d'oeuvres.
Le "sauveur"
d'art dégénéré
La dernière partie de la
collection est la plus troublante: celle consacrée aux «artistes dégénérés» du
XXe siècle, dont les vies ont été brisées par Hitler. Certains d’entre eux ont
dû fuir l’Allemagne nazie pour sauver leur vie. Hildebrand Gurlitt n’a eu alors
qu’à récupérer leurs travaux en toute tranquillité.
La collection Gurlitt
détient ainsi plus de 30 œuvres signées Georg Grosz, qui s’était réfugié aux Etats-Unis
en 1933, et plus de 25 de Karl Schmidt-Rotluff (dont plusieurs aquarelles). Ce
dernier avait été exclu de la guilde des peintres.
On a également répertorié
plus de 40 pièces d’Erich Heckel, dont toute l’œuvre avait été confisquée aux
musées allemands, et les gravures sur bois et les plaques détruites. A
l’époque, l’artiste pronazi Emil Nolde lui-même (34 œuvres retrouvées) était
devenu persona non grata pour le régime.
Quelques perles
Certains artistes sont
aussi à redécouvrir comme Heinrich Campendonk (plus de 38 pièces retrouvées),
qui avait fui à Amsterdam, Rolf Grossman (plus de 84), porté disparu durant la
Seconde Guerre Mondiale, et Max Liebermann (plus de 60), dont les «Deux
cavaliers sur la plage» seront probablement restitués ces prochains jours.
Les autorités doivent
désormais achever leurs recherches pour déterminer avec précision les
conditions d’acquisition des différentes pièces. Une chose, au moins, paraît
certaine: le fait que Hildebrand Gurlitt ait continué à cacher l’existence de
la collection après la guerre tend à prouver qu’il agissait dans son propre
intérêt et non pour protéger les tableaux des foudres nazies.
C’est donc un défi de
taille pour le Musée des Beaux-Arts de Berne. Mais l’institution helvétique se
dit prête à mener cette enquête exigeante et vient de recevoir un coup de
pouce: un donateur anonyme vient de lui offrir un million de francs pour
l’aider à terminer ce travail.
(Adaptations de l’anglais:
Clément Bürge), swissinfo.ch
http://www.swissinfo.ch/fre/quand-un-mus%C3%A9e-joue-les-d%C3%A9tectives_les-petits-secrets-de-la-collection-gurlitt/41146772
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