—Par Paola Dicelli
Don Quichotte, Prologue,
Rudolf Noureev, Palais Garnier, 2012
© Julien Benhamou / OnP
Né sous la plume de Miguel
de Cervantès entre 1605 et 1615, l’Homme de la Manche est un vivier
d’inspiration. Ses multiples facettes inspirent nombre de cinéastes et
chorégraphes. Tandis qu’Arthur Hiller et Wilhelm Pabst font voyager l’hidalgo
et son acolyte Sancho Pança, Rudolf Noureev choisit de recentrer son intrigue
autour des amours de la jeune Kitri et du barbier Basile. Tous ont su redonner
vie à ces héros inénarrables.
Après l’avoir plusieurs
fois dansé avec le Ballet du Kirov, Rudolf Noureev revisite en 1966 la
chorégraphie de Marius Petitpa, pour l’Opéra de Vienne (il entrera au
répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris en 1981). Il ajoute et complexifie les
pas, respecte les lignes des danseurs, réduit le ballet en trois actes et un
prologue et rassemble en un même tableau les épisodes des moulins à vent, des
gitans et du théâtre de marionnettes. Le chorégraphe dépoussière l’ancienne
version pour en faire un spectacle athlétique, vif et grandiloquent. Mais, ce
qui frappe surtout, c’est qu’à aucun moment, Noureev n’accable don Quichotte.
Il fait de cette figure emblématique - persuadé d’être un chevalier errant
alors qu’il n’est qu’un vieil homme passionné de livres de chevaleries - un
héros touchant et poétique. Jamais il ne le prend en pitié. Don Quichotte
devient une sorte de pantin désarticulé, tout droit sorti de la Commedia
dell’arte, et se montre même plutôt bienfaiteur envers le couple central, Kitri
et Basile.
Cette lecture positive
contraste avec celle de nombreux réalisateurs. Dès les prémices du cinéma,
l’hidalgo et son acolyte Sancho Pança ont inspiré les cinéastes, qui ont
parfois eu un regard beaucoup plus dur sur leur héros. Parmi eux, Wilhelm Pabst, en 1923. Le réalisateur
autrichien en fait un être pitoyable, accentuant cette caractéristique par le
point de vue des habitants, qui le qualifient de « fou ». Dans son film, le
vieil Homme de la Manche est une Norma Desmond de « Sunset Boulevard » avant
l’heure, vivant dans ses illusions. Ainsi lors de la scène du théâtre, fasciné par
un acteur qui joue un chevalier, don Quichotte monte sur le tréteau et demande
à être adoubé (dans le roman, c’est un aubergiste qui simule l’adoubement). Les
spectateurs, qui se moquent, renforcent son humiliation. Et pour annihiler
toute forme d’héroïsme, Pabst fait mourir l’hidalgo alors qu’il combat les
moulins (sans doute la scène la plus culte du roman). Le parallèle avec le
ballet est intéressant, parce que si le don Quichotte de Noureev s’écroule
également après avoir défié les moulins, il se relève aussitôt, de façon
presque comique.
Don Quichotte de Georg
Wilhelm Pabst avec Fedor Chaliapine, 1933 © Rue des archives
La jovialité est donc au
coeur du spectacle, le chorégraphe laissant même au premier plan l’histoire
d’amour entre Kitri et Basile, qui n’existe dans aucune autre adaptation (pas
même chez Cervantès). Au cours des trois actes, le chevalier errant est
secondaire, ne revenant que pour des épisodes cultes. Il ne sert qu’à alimenter
la principale intrigue : celle de Kitri et Basile, qui vont tout faire pour
vivre leur amour malgré les obstacles. Dans ce sillage, un cinéaste s’est servi
de don Quichotte comme instrument pour raconter un autre propos.
Entre 1955 et 1969, Orson
Welles a tenté d’adapter le roman de Cervantès. Mais, après de nombreux
épisodes catastrophiques (dont la mort de l’acteur espagnol qui devait jouer le
héros !), le film est demeuré inachevé jusqu’en 1992, lorsque Jess Franco a
monté les rushes et incorporé quelques effets visuels. Dans ce film très
pasolinien dans sa réalisation, don Quichotte et Sancho échouent dans une
époque moderne. Comme pour le ballet, l’humour est assez présent (Dulcinea
roule en Vespa !) et surtout, le héros, ancré dans le passé, sert à jeter un
regard sur l’Espagne contemporaine, devenant ainsi quasi-secondaire. Ce qui
compte, pour Welles comme pour Noureev, c’est que derrière l’histoire de don
Quichotte, « la vie continue dehors ». Cela s’illustre notamment dans le
ballet, lorsque la scène qui suit le prologue est celle d’une rue festive, contrastant
avec l’enfermement de don Quichotte dans ses délires et illusions.
Ce même procédé - très
cinématographique - se retrouve sensiblement chez Arthur Hiller. En 1972, il
adapte la comédie musicale The Man of la Mancha, qui reçut cinq Tony Awards en
1966. Miguel de Cervantès, joué par Peter O’Toole, est emprisonné par
l’Inquisition espagnole et raconte l’histoire de don Quichotte à ses
co-détenus. Dos à la caméra, en poursuivant son récit, il se maquille pour
entrer dans la peau de son héros, comme au théâtre. Le spectacle se met en
place, les co-détenus se cachent sous des draps pour imiter les chevaux, et ce
n’est que dans la scène suivante que l’on entre totalement dans l’illusion,
avec un véritable décor et de vrais chevaux.
L'Homme de la Manche (Man
of la Mancha) d’Arthur Hiller avec Peter O'Toole et James Coco, 1972 © Rue des
archives
Un passage de la réalité à
l’illusion, à l’instar du prologue du ballet, cité précédemment. Après avoir lu
un énième livre de chevalerie, don Quichotte s’endort, sombre dans son délire
et rêve de Dryades, qui apparaitront plus tard dans la brume. A son réveil, il
n’est plus dans la réalité mais bien dans la sienne. Et c’est sans doute la
raison pour laquelle, plus tard dans le ballet, il détruit de son épée le
théâtre de marionnettes, qui rejoue son histoire. Seule sa réalité compte, la
fiction n’existant pas.
Tantôt grave, pitoyable,
héroïque, intemporel, cette figure mythique fascine et transcende les arts.
Parallèlement au ballet, une nouvelle adaptation cinématographique signée Terry
Gilliam (au tournage si catastrophique qu’il durât 20 ans), sortira en 2018.
L’Homme de la Manche n’a pas fini de livrer ses secrets.
https://www.operadeparis.fr/magazine/du-grand-ecran-a-la-scene
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