En 2008, Agnès Varda
signait « Les plages d’Agnès », un sublime film-autoportrait où elle partait à
la pêche au temps perdu. Elle se racontait à TéléObs
Par Marjolaine Jarry
Article initialement publié le 20 décembre 2008.
La neige vient de
s’arrêter. Un calme ouaté est tombé sur la ville. Derrière une façade toute
rose de la rue Daguerre, à Paris, se niche la maison d’Agnès Varda et sa
société de production Ciné-Tamaris. Ambiance de vibrant cocon. Le téléphone
n’arrête pas de sonner, le chat de la maison bondit sur la table basse pour
shooter d’un coup de patte dans le magnéto et la réalisatrice déboule en
chemise léopard, coupe au bol bicolore (blanc neige sur le dessus, roux cuivré
aux pointes), gambettes fines et rapides comme des aiguilles à tricoter. A 80
ans, elle vient de réaliser un film-autoportrait, « les Plages d’Agnès ». Il y
a les plages du Nord de son enfance ; celle de Sète à l’adolescence ; les
rubans de sable de Californie, et Noirmoutier, pays de l’amour avec son mari le
réalisateur Jacques Demy, disparu en 1990. D’un horizon l’autre, Agnès Varda-la
glaneuse est partie à la pêche au temps perdu. Une balade à la façon d’un
Montaigne, où la digression rêveuse est portée au sommet de son art. A travers
cette peinture intime d’une vie, c’est le genre humain tout entier qui se donne
à voir. Un film, tout en échos et en résonances, qui fait rire, pleurer et
donne à espérer que l’on puisse, à l’image de cette créatrice protéiforme -
photographe, réalisatrice, plasticienne -, toujours se réinventer. Chez elle,
entre des ailes d’anges accrochées au mur, un autoportrait de Jacques Demy et
des photos de patates - « vieillies, ratatinées et qui ont pourtant le culot de
germer à nouveau ! » -, Agnès Varda présente quelques morceaux de ce sublime
puzzle.
Les plages
« C’est le plus beau
des paysages. Il y a la terre, la mer, le ciel... Le monde entier est là. C’est
un lieu métaphysique. »
L’autobiographie
« L’exercice est
périlleux. Il faut garder le cap d’un récit qui s’adresse aux autres, plus
qu’une introspection. Un film, ce n’est pas un poème secret, c’est du
spectacle. Moi, j’arrive avec un bagage, une vie relativement protégée, même si
je parle aussi des creux, des trous, des passages à vide... J’ai voulu raconter
tout cela dans un langage de cinéma : un peu comme une fiction (on a fabriqué
quelques décors), comme du cirque (il y a des voltigeurs et moi qui fais des
clowneries) et comme un medley de mes films. J’ai aussi pensé à Montaigne qui,
dans la préface des «Essais», écrit à propos de son livre : « Je l’ai voué à la
commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce
qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver certaines de mes
conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus entière et
plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. »
Comme s’en vont les écrevisses
« A 80 ans, j’ai eu
envie de revenir un peu en arrière. Je marche à reculons mais toujours face à
la caméra ! Comme dans le poème d’Apollinaire : « Incertitude, ô mes
délices/Vous et moi nous nous en allons/Comme s’en vont les écrevisses/A
reculons, à reculons. »
Agnès Varda (Ciné Tamaris)
Le miroir
« C’est l’outil de
l’autoportrait. J’en ai fait installer plusieurs sur la plage de
Knokke-le-Zoute La Panne, en Belgique, quel bin’s ! On pense aussi aux vanités,
ces tableaux évoquant la précarité de l’existence qui mettent en scène un
miroir, des objets familiers et un crâne. Mon film dit aussi que je vais y passer
bientôt, comme Montaigne ! »
Sauvée des eaux
« Ma mémoire est en
péril. Elle n’est pas aux ordres, elle est récalcitrante. Alors, j’ai pris ce
qu’elle m’a proposé. C’est toujours ça de sauvé. »
Picasso ou la réinvention de soi
« A 15-16 ans, j’ai
découvert Picasso avec enthousiasme. Ses périodes. La bleue, le cubisme, le
néoclassicisme, et hop, il repart en flambée, il décompose les visages. Cela
m’a accompagnée toute ma vie, un tel culot ! Le Pablo Picasso, c’est un génie
rebondissant. J’adore aussi l’idée de Piccoli qui attend 80 ans pour réaliser
un film, puis deux. Moi, j’ai attendu d’avoir 76 ans pour devenir plasticienne.
Et aujourd’hui, je me réinvente avec ce nouvel exercice... »
Je est un autre
« C’est en racontant
les autres que je parle le plus de moi. Comme lorsque je filme cette vieille
dame qui perd la mémoire, mais se souvient par coeur du poème de Paul Valéry, «
le Cimetière marin ». Si elle avait retenu les cours de la bourse, elle
m’aurait moins intéressée ! »
Je est tout le monde
« Je me sens un peu
comme tout le monde. Dans le film, je voulais passer par ces carrefours que
nous avons tous connus : la brisure de l’amour, l’émerveillement devant le
cirque ou la mer et les enfants, mais aussi le deuil, les vieux qui perdent la
tête... »
Agnès Varda (Ciné
Tamaris)
Agnès circus
« J’aime bien me
déguiser, faire le clown, je ne me prends pas au sérieux. »
La Chine, Cuba et Jacques Demy
« Je suis partie en
Chine comme photographe en 1957 et à Cuba, en 1961. Au moment de Mai-68,
j’étais aux Etats-Unis, je filmais les Black Panthers. Quant à Jacques Demy, je
l’ai rencontré alors qu’il n’avait pas encore tourné «Lola». C’est bien de
connaître les révolutions à leur début et les hommes avant qu’ils soient
célèbres. »
Le plus chéri des morts
« Je dis cela de
Jacques, dans le film. On a tous un mort plus chéri que les autres. Le deuil
peut entraîner de la colère ou une mélancolie aiguë. Parfois, je pense à ce
dernier plan dans « Jacquot de Nantes ». Jacques est assis sur la plage, il
regarde l’horizon, on sait qu’il n’a plus très longtemps à vivre. Moi, je
marche vers lui, en filmant l’eau avec une caméra 16 mm au bout de mon bras. A
l’époque, il n’y avait pas d’écran de contrôle, je ne pouvais pas viser. Et
pourtant, j’ai fait « panoter » la caméra vers le haut et je suis tombée pile
sur lui. Il est là, avec ce beau sourire indulgent... C’est plus que du hasard,
c’est de l’intuition, des vibrations, des inconscients qui se parlent. »
Travail de deuil
« Jacques est mort
quelques jours après la fin du tournage de « Jacquot de Nantes ». Il me fallait
finir le montage. Devant l’écran, surtout les plans où l’on voyait Jacques, mes
larmes ne cessaient de couler et, en même temps, je disais à Marie-Jo Audiard,
la monteuse : « Deux images de plus, qu’en penses-tu ? Et là, le son, un peu
plus tard. » Mon cerveau de cinéaste fonctionnait à 200%, pendant que mon coeur
pleurait. Des peines, j’en ai eu mon compte. Mais il y a quand même l’immense
plaisir du travail qui permet de traverser des moments difficiles. »
Agnès Varda (Ciné
Tamaris)
Jeux de hasard
« Je trouve une
richesse dans le fait de ne pas tout contrôler. En décor naturel, on est
dépendant de ces glissements de lumière, qu’on appelle « fausses teintes » au
cinéma et qui sont, pour moi, des cadeaux, la vie qui passe. Comme ce souffle
de vent, sur la plage en Belgique, au début du film, qui pose mon foulard sur
ma figure. On ne l’a pas commandé, le vent, et pourtant, c’est lui qui fait la
séquence. Le hasard me rend heureuse. Sur un tournage, je l’attends : il ne
s’agit pas qu’il me fasse défaut ! »
L’une chante, l’autre pas
« Je tente de faire
coïncider intuition et construction, hasard et persévérance. Je suis un peu
double, comme dans mon film « L’une chante, l’autre pas ». La contradiction,
c’est intéressant. Par exemple, pleurer d’amour et se déguiser en patate... »
Coeur de patate
« Les gens que
j’aime le plus sont un peu marginaux. Ils ont trouvé un chemin à leur goût.
Mais quand on est hors norme, on est souvent rejetés. C’est comme pour les
patates qu’on voit dans « les Glaneurs et la glaneuse » : celles en forme de
coeur ne sont pas vendues, elles sont considérées, par les agriculteurs, comme
monstrueuses ! »
Il est à vous
« Je me sers souvent
de la peinture pour mon propre usage. Par exemple, « la Femme qui pleure », de
Picasso, qu’on voit dans le film, dit mieux que moi la douleur d’une rupture.
Mes émotions transitent par celles d’autres créateurs. Quand je vais dans un
musée, je me dis souvent : « Tout ceci est à moi. » Pour mon film, c’est
pareil, il est à vous désormais, à votre usage. »
https://www.nouvelobs.com/teleobs/20190329.OBS10895/agnes-varda-le-rivage-des-souvenirs.html
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