Par Paola Dicelli
Le Lac des cygnes est la première musique de ballet commandée par
le Théâtre Bolchoï à Piotr Ilyitch Tchaïkovski en 1877, pour accompagner la
chorégraphie de Julius Wenzel Reisinger. Une version initiale jugée médiocre à
l’époque, mais exhumée treize ans plus tard par Marius Petipa. S’il reste
fidèle aux intentions de Tchaïkovski, la symbolique du cygne blanc et du cygne
noir est davantage creusée par Rudolf Noureev, conférant au ballet une
dimension psychanalytique. Une interprétation dont se servent par la suite
quelques cinéastes, construisant des thrillers psychologiques, tout en
questionnant la quête de perfection artistique.
Il existe plusieurs versions du Lac des cygnes. Mais celle de
Rudolf Noureev — créée pour le Ballet de l’Opéra de Paris en décembre 1984—
reste sans doute la plus freudienne. Le chorégraphe choisit de placer un
personnage masculin, le Prince Siegfried, au cœur de l’intrigue : défile alors
sur scène, la représentation de ses émotions. Ainsi dès le prologue, le prince
assoupi, fait un « rêve étrange et prémonitoire » tel que le synopsis du ballet
l’indique. Une princesse est capturée par un oiseau de proie et s’envole avec
lui…une scène qui annonce en réalité a fin du ballet. Dans Un souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci, publié en 1943, Sigmund Freud écrit : « Être un
oiseau n’est que la forme voilée d’un autre désir […] le désir de voler ne
signifie rien d’autre, en rêve, que le désir interne d’être capable d’activités
sexuelles ».
Odette, le cygne blanc, symboliserait ici la femme parfaite, celle
vers laquelle Siegfried doit aller, bien qu’il soit irrémédiablement attiré
vers un désir plus sombre et inavouable (l’homosexualité ?) représenté par
Odile, le cygne noir. Ce tiraillement intérieur est également exacerbé par
Wolfgang, son précepteur, et Rothbart, le cruel magicien, symboles d’une
projection freudienne du Surmoi (la raison) et du Ça (la perversion). Analyse
d’autant plus intéressante lorsque l’on sait que Tchaïkovski lui-même était
homosexuel. Rongé par ce constat, il écrit à l’époque dans une lettre à son
frère Modeste : « Je trouve que nos tendances sont pour nous le plus grand et
le plus infranchissable obstacle au bonheur ». Une citation qui pourrait être
appliquée à Siegfried, finissant seul, dans le brouillard de sa conscience.
Black Swan avec Natalie Portman, Darren Aronofsky, 2010 ©
Collection Christophel / Fox Searchlight Pictures / Cross Creek Pictures
En 2010, Darren Aronofsky réalise le film Black Swan. L’histoire de
Nina, danseuse au New York City Ballet qui, en acceptant le rôle d’Odette/Odile
dans Le Lac des cygnes, plonge dans une profonde introspection, la menant à sa
perte. Bien que, dans le film, la mise en scène du ballet ne soit pas celle de
Noureev, le cinéaste s’inspire des aspirations freudiennes du chorégraphe pour
faire de la vie de Nina une mise en abyme du Lac des cygnes. Au début du film,
la danseuse est une jeune fille innocente qui cajole les peluches de sa chambre
et semble renfermée. Elle a tout du cygne blanc ou plutôt, à un second degré,
tout de Siegfried. Comme lui, elle plonge souvent dans des rêves hantés par un
oiseau noir, représentation de ses fantasmes refoulés de rébellion, de force et
de désir pour une femme (Lily, une camarade danseuse). Nina semble davantage
être l’avatar de Siegfried, et non du « Black Swan » : à la fin du film, elle
meurt en habit de cygne blanc, après avoir combattu ses pulsions morbides. Tout
comme le prince dans le ballet, qui demeure seul et malheureux, une fois le mal
éloigné.
Mais Le Lac des cygnes questionne également la quête de perfection
chez un artiste, notamment un danseur. Dans le ballet, cette perfection est
symbolisée par le cygne blanc, figure inatteignable pour Siegfried. En outre,
quelle que soit la chorégraphie, il n’y a toujours eu qu’une seule danseuse
pour camper les deux cygnes, aux caractères si opposés. Une interprétation
complexe et un passage obligé pour toute ballerine rêvant de se dépasser. Un
symbole d’abnégation, vivier d’inspiration pour les cinéastes. Dans Black Swan,
Nina est à la recherche de l’incarnation idéale, prête à en mourir. Ainsi, dans
la scène finale, après s’être poignardée avec un bout de verre (en se battant
contre son ennemi intérieur), elle interprète le dernier acte et s’écroule,
couverte de sang, en murmurant : « C’était parfait
».
Les chaussons rouges avec
Moira Shearer, Michael Powell, 1949 © Collection Christophel / RnB ©
Independent Producers
Un autre exemple s’observe dans Les Chaussons rouges de Michael
Powell et Emeric Pressburger, en 1948. Dans ce film, Victoria Page est une
jeune ballerine, dont la prestation dans Le Lac des cygnes est critiquée par le
directeur de ballet. Amoureuse éperdue, elle ne parvient pas à s’exprimer dans
son art et doit choisir entre son amant et la danse... Désespérée, la jeune
fille finit par se donner la mort en se jetant du balcon de l’Opéra. Le Lac des
cygnes semble à nouveau ici être le vecteur d’une même passion : tout
abandonner par amour de l’art, au risque d’en perdre la vie.
https://www.operadeparis.fr/magazine/la-symbolique-du-lac-des-cygnes-de-la-scene-a-lecran
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