Un projet unique redonne
vie à des oeuvres musicales écrites durant la Seconde Guerre mondiale, qui
avaient failli disparaître pour l'éternité
Par CNAAN LIPHSHIZ
Alan Ehrlich, à droite,
parle avec Francesco Latoro à Amsterdam, le 25 mars 2018 (Autorisation :
JNF/KKL Royaume-Uni/via JTA)
WESTERBORK, Pays-Bas (JTA)
— Lors d’un dimanche brumeux, une musique enjouée de cabaret a rompu le silence
qui planait sur cet ancien camp de concentration, l’un des plus grands en son
genre de l’Europe occidentale occupée par les nazis.
Emanant du magnétophone
d’un visiteur israélien, cette musique a entraîné des regards réprobateurs et
les propos désobligeants de plusieurs habitants du secteur qui arpentaient les
lieux dans un silence plein de respect. Ils ont estimé que cette musique était
inappropriée dans un lieu dont le nom, aux Pays-Bas, est synonyme de meurtre à
l’échelle industrielle.
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Mais pour le visiteur et
ses cinq compagnons juifs, Westerbork était peut-être l’endroit le plus
pertinent au monde où écouter ces mélodies. Après tout, cette musique rythmée
avait été composée et jouée ici même par les détenus du camp avant que les
nazis ne les envoient à la mort à Auschwitz.
Parmi ces prisonniers, Max
Ehrlich, un comédien allemand célébré dans les années 1930 qui s’était installé
en Hollande et avait été envoyé à Westerbork après l’invasion du pays par
l’Allemagne, en 1940.
Le 25 mars, son neveu Alan
Ehrlich, historien amateur spécialiste de la Shoah, a pris la tête d’une visite
du camp pour une délégation internationale qui comprenait un musicologue et trois
journalistes.
Cette visite est entrée
dans le cadre d’un projet unique placé sous les auspices du fonds national juif
(JNF/KKL) au Royaume-Uni qui vise à redonner vie à des oeuvres musicales qui
ont été écrites pendant la Shoah et qui ont failli disparaître pour toujours –
et dans le cas de l’oeuvre de Max Ehrlich, il a fallu reconstituer les
compositions sur les bases de textes qu’il était parvenu à faire sortir du
camp.
« Notes d’espoir », c’est
le nom d’une série de concerts en Israël donnés par les musiciens de
l’orchestre symphonique d’Ashdod et avec de jeunes musiciens venus du sud
d’Israël. Le projet offre une nouvelle manière d’enseigner la Shoah alors que
le nombre de témoins directs de la Shoah ne cesse de diminuer, explique Samuel
Hayek, président du JNF/KKL au Royaume-Uni.
« Rien ne symbolise mieux
le renouveau du peuple Juif que des musiciens israéliens jouant les oeuvres de
victimes de la Shoah en amont des 70 ans d’Israël », explique Hayek.
Mais pour Alan Ehrlich, le
reconstitution des compositions de son oncle, 75 ans après leur création, a une
signification qui va au-delà du symbole, explique-t-il le jour de sa visite à
Westerbork, le camp où il écoute la musique diffusée par un magnétophone.
« Par-dessus tout, c’est un
document historique qui raconte la formidable détermination à survivre des
prisonniers qui auraient tout fait, quoi qu’il en coûte, pour rester en vie »,
déclare-t-il.
Dans le cas de Max Ehrlich,
tenter de survivre aura impliqué de jouer les productions les plus divertissantes,
les plus sensibles et les plus extravagantes aux côtés d’un groupe de théâtre
constitué d’approximativement 20 prisonniers à Westerbork.
Ehrlich aura finalement été
déporté à Auschwitz et assassiné. Mais avant cela, sa vie et celle de sa troupe
auront dépendu de la scène. Le commandant nazi du camp, Albert Konrad Gemmeker,
« brûlait d’envie de faire du théâtre », comme le raconte Alan Ehrlich.
Surveillant dans une prison, dans une zone reculée des Pays-Bas, il est
probable que la musique et les divertissements auxquels il était habitué en
Allemagne lui manquaient.
Comme Max Ehrlich, d’autres
artistes juifs allemands avaient fui l’Allemagne nazie pour la Hollande, dont
le compositeur Willy Rosen. Lorsque l’Allemagne avait envahi le pays, «
Gemmeker s’était soudainement retrouvé à diriger un camp qui avait des détenus
célèbres, tout un casting de Hollywood à sa disposition », raconte Alan
Ehrlich, natif de New York et qui vit dorénavant en Suisse avec son épouse et
ses enfants.
Pendant des mois, Gemmeker
aura conservé les noms des membres de sa troupe de théâtre à l’écart des listes
de transport hebdomadaire des personnes qui devaient être assassinées à
Auschwitz, à Sobibor et dans d’autres camps d’extermination dans l’est.
« A l’apogée du groupe de
théâtre de Westerbork, il y avait toute une équipe de production, des
techniciens pour l’éclairage et tout un personnel », raconte Ehrlich. « La vie
des gens de cette troupe dépendait de leur capacité à proposer un bon spectacle
».
Gemmeker invitait ses camarades
des autres unités SS pour qu’ils découvrent son théâtre juif, selon les
recherches effectuées par Ehrlich et Katja Zaich, auteure d’une thèse de
doctorat intitulée « J’ai urgemment besoin d’une Happy End, » consacrée aux
productions théâtrales des Juifs allemands exilés aux Pays-Bas. Les spectateurs
nazis occupaient les deux premiers rangs d’un théâtre qui avait été
spécialement construit pour les événements culturels organisés à Westerbork.
Mais Max Ehrlich, éternel
optimiste qui avait su qu’il voulait devenir acteur depuis son plus jeune âge,
avait néanmoins reconnu que Gemmeker serait amené à se lasser des distractions
fournies par sa troupe.
« Il avait pressenti, il
était conscient d’un importante malaise à Westerbork », explique Ehrlich. « On
embarquait des gens chaque semaine dans des trains et on n’entendait plus
jamais parler d’eux ».
Un wagon plombé de
déportation symbolique dans l’ancien camp nazi de transit de Westerbork, aux
Pays-Bas, janvier 2018 (Crédit : Matt Lebovic/The Times of Israel)
Conscient que les souvenirs
de ses spectacles disparaîtraient avec leurs créateurs et leurs acteurs, Max
Ehrlich avait alors approché un non-détenu qui avait effectué une visite – rare
dans le camp de la part d’un étranger. Il avait demandé au visiteur – un proche
d’un prisonnier qu’Ehrlich connaissait – de prendre avec lui certaines paroles
de chansons, certaines notes et textes. Des décennies plus tard, ces oeuvres
ont été trouvées dans un grenier néerlandais et transmises à Ehrlich, qui en a
fait don à un musée hollandais.
« J’ai été profondément
ému. J’avais des oeuvres écrites par mon oncle durant les derniers jours avant
qu’il ne soit envoyé à la mort », dit Ehrlich.
Son père, le frère de Max,
était propriétaire d’un cinéma et avait immigré aux Etats-Unis lorsque Max
était parti en Hollande. Selon Ehrlich, le plus grand regret de son père,
durant toute sa vie, aura été de ne pas avoir été en capacité d’obtenir un visa
pour Max.
« J’ai au moins voulu faire
connaître les dernières oeuvres de Max Ehrlich en hommage à mon père, décédé en
2008 », explique Ehrlich.
Mais les documents
découverts ne contenaient ni note musicale, ni aucune indication mélodique.
Ehrlich, Zaich et Francesco Lotoro, musicologue juif originaire d’Italie et
spécialisé dans les oeuvres écrites pendant la Shoah, a travaillé à
reconstituer la musique. Ils ont enregistré des survivants de Westerbork qui
avaient assisté aux spectacles ou même participé à leur production. Ils ont
trouvé une mine d’or d’informations auprès de Louis de Wijze, un survivant qui
a permis de reconstituer exactement plusieurs mélodies et qui a même financé un
studio pour enregistrer les airs.
Les parents du Grand rabbin
Binyomon Jacobs, ont survécu à l’Holocauste en vivant dans la clandestinité. Il
évoque souvent l’ancien camp devant les enfants des écoles (Crédit : Cnaan
Lipshiz/JTA)
L’un d’entre eux s’intitule
« Tatata », une chanson enjouée en allemand composée par Max Ehrlich et Rosen.
Elle décrit l’expérience d’un résident d’un camp dont l’existence est ponctuée
par le « son du gramophone et du saxophone ». Une autre, « Tu veux déjà
quelqu’un d’autre », est la lamentation d’un époux éconduit. Au vu des
circonstances dans laquelle elle a été écrite, la chanson peut bien s’être
également référée à la vie que les prisonniers avaient été dans l’obligation de
laisser derrière eux.
Un grand nombre des oeuvres
de Max Ehrlich a été reconstitué par Latoro et elles seront interprétées pour
la première fois depuis le génocide.
Pour certains observateurs,
aujourd’hui, la création artistique sous la menace de l’extermination est un
triomphe de l’humanisme sur la barbarie. Pour d’autres, c’est le résultat
glaçant d’un comportement à la frontière de la collaboration.
Mémorial de Westerbork,
camp de transit pour les Juifs néerlandais déportés vers l’Allemagne. (Crédit :
Patricia Hofmeester/Shutterstock.com)
Etty Hillesum, une avocate
qui avait écrit un journal intime durant sa détention à Westerbork avant d’être
assassinée à Auschwitz, avait fait référence à la troupe de théâtre en évoquant
des « bouffons » remplissant une mission macabre pour les Allemands. Elle avait
écrit que les spectacles étaient créés pour injecter un faux sentiment de
normalité dans la vie des gens que les nazis cherchaient à soumettre afin de
faciliter leur meurtre.
Daniel Epstein nous raconte
– l’incroyable – philosophie d’Etty Hillesum sous la Shoah
Ehrlich hésite à exclure
cette allégation.
« Etait-ce de la
collaboration de la part des Juifs ou était-ce de la résistance ? C’est quelque
chose qui, au tout début, m’a beaucoup troublé également », dit-il. « Quelle
est la morale de leur participation à ces représentations théâtrales ? »
C’est une question qu’il a
soulevé dans des interviews avec des douzaines de survivants de la Shoah, en
particulier avec ceux qui avaient participé à la troupe de théâtre de
Westerbork.
Illustration : La
production en 2015 du Baltimore Theatre Project, ‘Total Verrückt!’ raconte
l’histoire vraie des acteurs de cabaret dans le camp de transit néerlandais de
Westerbork. (Autorisation : Baltimore Theatre Project)
La réponse la plus mordante
a été donnée par Louis de Wijze, l’homme qui a reconstitué les chansons de Max
Ehrlich et qui aura survécu à Westerbork très largement grâce à ses compétences
exceptionnelles au football.
A ses yeux, il ne s’agit
pas d’un débat sur la moralité.
« On ferait simplement
n’importe quoi pour survivre », a-t-il expliqué à Alan Ehrlich. « Dans ces
circonstances, la survie est la seule mission de l’existence. Tout le reste
n’est qu’un détail ».
https://fr.timesofisrael.com/pays-bas-la-musique-perdue-des-victimes-de-la-shoah-rejoue-a-westerbork/?utm_source=A+La+Une&utm_campaign=585d0e260e-EMAIL_CAMPAIGN_2018_07_31_04_50&utm_medium=email&utm_term=0_47a5af096e-585d0e260e-55586581
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