Une nouvelle et savante biographie* de Frédérique Lachaud, aux
éditions Perrin, revient sur l’histoire de ce très impopulaire roi
d’Angleterre. Jean sans Terre était-il vraiment un prince lâche et cruel, ou
seulement malheureux dans ses entreprises?
Les chroniques –souvent
françaises– du Moyen Âge en font un traître à son frère "le vaillant"
Richard Coeur de Lion, comme l’assassin de son neveu "l’innocent"
Arthur de Bretagne. Pour les siècles à venir, dans l’imagerie populaire, le roi
Jean va incarner le plus lamentables des souverains anglais, le "tyran
Plantagenêt".
Une mauvaise réputation
qu’accrédite, dans une étude datée de 1873, l’évêque anglican et historien
William Stubbs: "Dans la prospérité, il n’y a rien chez lui qu’on puisse
admirer, dans l’adversité rien que l’on puisse prendre en pitié […] Jean
n’avait ni grâce ni splendeur ni patriotisme."
L'image du roi Jean sans
Terre souffre toujours de la comparaison avec Richard Coeur de Lion, auréolé du
prestige de la croisade. Universal History Archive/UIG via Getty Image
Un avis partagé par les
auteurs du XIXe siècle, comme le précise Frédérique Lachaud: "À certains
égards, cette construction est le fruit de l’époque romantique, à commencer par
le roman de Walter Scott, Ivanhoé, dont l’action est située durant l’absence de
Richard."
Plus près de nous, même les
studios Disney poussent le trait en présentant Richard sous l’aspect
anthropomorphe d’un lion aussi royal que fort, quand Jean n’est qu’un lionceau
chétif et pleutre.
Dès l'enfance, il hérite du
surnom négatif de Jean sans Terre qui lui colle à la peau
Né, probablement à la Tour
de Londres, entre les 24 et 27 décembre 1166, Jean est le dernier enfant de
Henri Plantagenêt, comte d’Anjou, du Maine, duc de Normandie et roi
d’Angleterre, et d’Aliénor, comtesse de Poitiers et duchesse d’Aquitaine. Ses
trois frères aînés sont destinés à recevoir les couronnes paternelles pour
Henri le Jeune, maternelles pour Richard, et de celle de Bretagne (par mariage)
pour Geoffroi.
Jean, qui n’a que 3 ans à
l’époque des négociations de partage, en 1170 à Montmirail, est déclaré sine
terra par son père. Il devient Jean sans Terre, surnom négatif qui lui colle à
la peau, et sans doute un premier traumatisme.
Le gisant de Henri II, roi
d'Angleterre de 1154 à 1189, à l'abbaye de Fontevraud. C'est ici que Jean a
passé son enfance. Godong/Universal Images/Getty Images
Sa mère la reine Aliénor,
qui réside habituellement sur le continent en son palais de Poitiers, confie
Jean et sa soeur Jeanne, d’un an son aînée et future reine de Sicile, à
l’abbaye de Fontevraud. La cour de l’Échiquier, ministère des Finances au
Royaume-Uni, conserve le détail des dépenses relatives à leur entretien.
Henri II imagine faire de
son fils Jean un "roi d’Irlande". Il obtient du pape Alexandre III,
en 1172, une reconnaissance de souveraineté sur les "barbares"
insulaires. Mais l’expédition militaire dont le jeune prince prend finalement
la tête, en 1185, près de quatre après la mort du pontife, se solde par un
échec.
Jean trahi son frère Richard
Coeur de Lion quand il apprend qu'il n'a pas été désigné comme son héritié
Jean, maintenant âgé de 19
ans, pâtit déjà d’une mauvaise réputation. D’une taille "un peu au-dessous
de la moyenne", écrit Giraud de Barry, il serait "plus adonné à la
mollesse qu’à la prouesse, plus à la jouissance qu’à l’endurance, plus à
l’amour qu’à la bravoure".
Quand Henri II s’éteint, le
6 juillet 1189, ses fils Henri le Jeune et Geoffroi de Bretagne sont déjà
morts. Jean devient avec son neveu Arthur de Bretagne, un enfant de 2 ans, l’un
des héritiers de Richard Coeur de Lion. La succession anglaise n’obéit pas
encore à des règles fixes et d’autres neveux de Jean –nés de ses soeurs aînées
Mathilde, la duchesse de Saxe, et Aliénor, la reine de Castille– peuvent aussi faire
valoir des droits.
Le départ de Richard pour
la 3e croisade, quelques mois seulement après son avènement, propulse Jean sur
le devant de la scène. Le nouveau roi établit un conseil de régence, et pour
s’assurer la fidélité de son cadet il le dote de vastes terres et revenus tant
en Normandie qu’en Angleterre. Il permet aussi son mariage avec Isabella,
héritière du puissant comté de Gloucester.
Le prince Jean à genoux
devant son frère Richard Coeur de Lion tandis que leur mère, reine Aliénor,
plaide en faveur de Jean. The Print Collector/Print Collector/Getty Images
Jean, s’il prend la tête
des barons révoltés contre Guillaume de Longchamp, le chancelier nommé par son
frère, n’a pas encore trahi. Mais il franchit le pas à l’automne 1190, quand il
apprend par le traité de Messine, signé avec le roi Tancrède de Sicile, que
Richard a explicitement désigné Arthur de Bretagne comme son héritier, "s’il
devait mourir sans laisser d’enfants".
Jean entre alors en
négociation avec Philippe Auguste, le roi de France, pour s’assurer la
possession des fiefs français. Et quand il apprend que son frère, de retour de
Terre sainte, a été fait prisonnier par Léopold d’Autriche, il tente de
s’emparer du trône. La trahison est consommée. Pour preuve, quand Philippe
Auguste apprend la libération de Richard, à l’été 1193, il écrit à Jean de
prendre garde car "le diable est lâché!"
C’est à cette époque, écrit
Frédérique Lachaud, que l’imagerie populaire fixe "ses démêlés fictionnels
avec le mythique Robin des Bois et sa joyeuse bande". Le roi libéré après
le paiement d’une rançon colossale, en mai 1194, le prince Jean n’échappe au
châtiment que grâce à l’intervention de leur mère, la reine Aliénor.
Devenu roi d’Angleterre et
de "l’empire Plantagenêt", Jean craint son neveu et rival Arthur
Son image souffre de la
comparaison avec Richard auréolé du prestige de la croisade. Elle se dégradera
encore après la mort du Coeur de Lion, en avril 1199. Quand s’ouvre la
succession, le droit coutumier comme les volontés du défunt favorisent Arthur,
fils du défunt Geoffroi.
Dans leur ensemble, les
barons français sont tous favorables au jeune duc de Bretagne. Mais il n’a que
12 ans et la reine Aliénor fait pencher la balance en faveur de Jean. Désormais
roi d’Angleterre et de "l’empire Plantagenêt", Jean craint son neveu
et rival. À raison.
L'assassinat du duc de
Bretagne. Popperfoto/Getty Images
En 1202, encouragé par le
roi de France, Arthur, maintenant âgé de 15 ans, se lance à la reconquête de
son héritage. Hélas pour lui, il est fait prisonnier par les hommes de son
oncle lors du siège de Mirebeau. Emprisonné au château de Falaise, puis
probablement à la tour de Rouen, il disparaît mystérieusement au printemps
suivant.
Selon certains
chroniqueurs, le corps de l’infortuné duc de Bretagne aurait été retrouvé
flottant dans la Seine. Presque tous s’entendent sur la culpabilité du roi Jean
qui, "contraire à la nature, détestant toujours sa chair et son sang, tua
de sa propre main son neveu Arthur, auquel le royaume revenait par
primogéniture –comme il était le fils de son frère Geoffroi né avant lui–, et
tint en prison Aliénor, la soeur dudit Arthur, une vierge, sa nièce, pendant presque
vingt ans".
Son mariage avec Isabelle
d’Angoulême s'apparente à une faute politique
Jean, divorcé avec l’accord
du pape de sa première épouse Isabella de Gloucester, dont il a conservé le
comté, épouse Isabelle d’Angoulême enlevée avant ses noces à Hugues de
Lusignan. Philippe Auguste va se saisir de ce prétexte de l’honneur d’un vassal
bafoué pour attaquer.
Le 24 juin 1204, le roi de
France entre dans Rouen. Jean abandonne la Normandie. L’Anjou, le Maine et tout
le nord du Poitou suivront… Dans son royaume insulaire, il n’est pas beaucoup
plus heureux. Il est excommunié et le royaume est frappé d’interdit après une
querelle avec le pape, à propos d’une nomination d’évêque.
Dans Robin des Bois, de
Ridley Scott, Jean (Oscar Isaac) enlève Isabelle d’Angoulême (Léa Seydoux).
©David Appleby/ Universal studios.
Une révolte s’ensuit,
évoquée dans la chronique de Guillaume le Breton: "Les comtes, les riches
et le peuple presque tout entier se soulevèrent contre le roi, à cause de
coutumes serviles, d’exactions et de prélèvements insupportables dont
souffraient les Anglais." Ses barons le contraignent, en 1215, à signer
une grande charte des droits: la Magna Carta.
Malgré son impopularité, le
bilan de son règne n'est pas que calamiteux
Au "moral", le
portrait du roi ne semble pas plus édifiant qu’au politique: "Jean
dépouille les églises, enlève les biens du clergé, bannit des terres de leurs
aïeux tous les habitants de la campagne et les citoyens, et, tout couvert de crimes,
le misérable se précipite encore dans des crimes nouveaux, il se livre à tous
les désirs de la bouche, et souille son corps des taches de la débauche."
Il aime le faste et la parure: soieries byzantines, cuirs de Cordoue, fourrures
de loutre ou de zibeline…
En 1215, le roi Jean est
contraint par ses barons à signer la Magna Carta, une grande charte des droits.
The Print Collector/Print Collector/Getty Images
Et s’il est notoirement
infidèle, il se montre bon père. Même envers ses enfants illégitimes qu’il
dotera et mariera avantageusement. Jean sans Terre meurt dans la nuit du 18 au
19 octobre 1216, peu regretté. Rarement magnanime, injuste, mesquin, rancunier
et cruel, il s’inscrit en négatif de l’idéal chevaleresque incarné par son
frère Richard Coeur de Lion.
Et pourtant, le bilan de
son règne ne sera pas que calamiteux. Même contraint, il a offert à son peuple
la Magna Carta, toujours considérée comme l’un des fondements de la démocratie
moderne. Et comme l’a écrit Winston Churchill dans son Histoire des peuples de
langue anglaise: "Avec le recul du temps, il apparaît que la nation
britannique et les peuples de langue anglaise doivent bien plus aux vices du
roi Jean qu’au labeur des souverains vertueux."
* Jean sans Terre, par
Frédérique Lachaud, éditions Perrin, 450 pages, 24,90 euros.
Par François Billaut
http://www.pointdevue.fr/histoire/jean-sans-terre-faut-il-rehabiliter-ce-roi-mal_7103.html?xtor=EPR-1-[]-[20181010]&utm_source=nlpdv&utm_medium=email&utm_campaign=20181010
No hay comentarios:
Publicar un comentario