par Alexis Nuselovici
Tout judaïsme serait-il
crypté, secret, apocryphe ? À partir d’un vaste corpus d’œuvres littéraires,
Philippe Zard interroge la culture et l’identité juives en accordant une place
centrale au doute et à la critique. Il montre aussi comment le message juif rappelle
aux devoirs d’une hospitalité mémorielle.
Quoi de mieux que de
commencer par deux Witzen ? L’humour est toujours apocryphe puisqu’il dit une
vérité ne revendiquant pas ce statut. Commencer de surcroît par deux histoires
juives, puisque l’ouvrage de Philippe Zard choisit d’interroger cette culture
et cette identité. La première met en scène un Robinson Crusoé juif qui,
faisant admirer son île à deux visiteurs, indique deux grandes paillotes qu’il
présente comme ses deux synagogues. « Pourquoi deux ? – Il y a celle que je ne
fréquente pas. » La seconde a pour cadre un wagon de chemin de fer. Un petit
juif y voyage et arrive malade à l’arrivée. À son ami lui demandant pourquoi,
il répond qu’il a été obligé de voyager dans le sens contraire de la marche. «
Pourquoi n’as-tu pas demandé à la personne en face de changer de place ? – Mais
il n’y avait personne en face ! » Les deux intrigues, outre qu’elles ouvrent à
un absurde dont on ne sait s’il est libératoire ou aliénant, se rejoignent :
elles font advenir un réel creusé, accueillant du vide. Le siège de train non
occupé est suffisamment pesant de réalité pour n’être pas disputé, et la
synagogue, quoique désertée, exhibe sa légitimité. Dans les deux cas, la vérité
admet une absence, accepte une incomplétude, adopte donc une logique du doute
dans son fonctionnement. Cette logique du doute, le judaïsme la connaît : une
seule loi divine et révélée, mais les tables de la loi données deux fois, les
premières ayant été brisées par un Moïse dont le courroux a été brillamment
analysé par Freud. La tradition midrashique a voulu que les deux tables fussent
conservées ensemble dans l’arche véhiculée par les Hébreux dans le désert.
La synagogue vide
Qu’est-ce qu’un texte
apocryphe ? Venu de la textologie religieuse, le terme désigne un écrit qui,
prétendant être inspiré, n’a pas été retenu par le canon biblique juif ou
chrétien et, par extension, un texte discrédité comme un faux. Le fait qu’il
soit néanmoins nommé et cité dans une culture le préserve tout en jetant une ombre
sur la vérité qu’il semble nier. Le judaïsme apocryphe, c’est la synagogue
désaffectée ou la place de train vide. Le tour de passe-passe herméneutique et
métonymique de Philippe Zard est d’appliquer le qualificatif au judaïsme, comme
culture autant que comme religion du livre. Il y aurait, en marge du récit juif
manifeste et admis, un autre récit auquel la marge permettrait d’exercer une
fonction critique à l’endroit du premier et de perpétuer la marque d’une
certaine vérité occultée – le grec apokruphos signifie « secret » – dont la
teneur serait consubstantielle à la visée du judaïsme en tant qu’être-au-monde.
La fonction critique s’adresserait pareillement au monde lui-même, à la fois
dans son développement autonome et dans sa capacité variable à accepter le fait
juif.
Avec De Shylock à Cinoc.
Essai sur les judaïsmes apocryphes, Philippe Zard livre un ouvrage magistral,
destiné à faire référence, sur cette thématique qu’il aborde par le prisme de
la littérature en relisant, entre autres, Shakespeare, Joyce, Thomas Mann,
Albert Cohen, Kafka, Gary ou Perec. Le volume est essentiel à la fois pour la
compréhension du judaïsme, en tant qu’expérience et en tant qu’ethos, et pour
son brio méthodologique qui interroge la relation entre une hétérodoxie identitaire
– valable donc pour toute construction identitaire – et des pratiques
d’écriture. L’inauthentique gagne, le frauduleux prospère mais lorsque la
tradition s’épuise dans ses ressassements, la fausse monnaie vaut mieux que la
banqueroute si elle fait encore circuler du sens. Tel se définit pour l’auteur
le judaïsme qu’il désigne comme apocryphe : « Parole errante dans le no man’s
land entre fidélité et infidélité, différence et répétition, mémoire et oubli »
(p. 417) Bref une zone médiane qui ne vaut pas que pour ses sujets scripteurs
en mal d’ancrage mais qui informe autant sur le système culturel dominant :…………………..
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