À quatre-vingts ans, Philip
Glass est considéré comme l’un des compositeurs contemporains les plus
influents. Dans ce récit de vie à la première personne, les lieux marquent les
souvenirs et font émerger des sonorités. Extrait.
C’est à Paris que j’ai
terminé ma formation musicale et commencé ma vie professionnelle. J’y ai
rencontré des amis qui ont été très importants pour moi. JoAnne m’a rejoint
quelques mois après mon arrivée. En dehors des huit à neuf heures d’étude
qu’exigeait mon travail avec Nadia Boulanger, je passais tout mon temps avec
JoAnne. Nous tentions d’assimiler la culture parisienne et la langue française,
tout en travaillant sur des projets de théâtre, principalement autour de Brecht
et Beckett. Ce fut donc une période d’essor et de liberté sans limites. Notre
problème le plus pressant était le manque d’argent. On m’octroyait sept cents
francs par mois, au titre de la bourse Fulbright. Il est vrai que l’essentiel
des coûts de l’atelier avait été réglé lors du rachat du bail, hormis les
charges qui s’élevaient à quatre-vingt-dix francs par mois. À chaque début de
mois, quand je recevais ma bourse, nous achetions une vingtaine de tickets qui
nous permettaient d’accéder aux restaurants universitaires. Il y en avait un
peu partout dans Paris, et si le menu était presque toujours le même, on
pouvait au moins changer d’endroit. Pour deux francs cinquante, le repas était
invariablement composé de pâtes, de pain, d’un morceau de camembert, d’un quart
de rouge et d’une orange. Sans être très alléchant, c’était un régime convenable.
En général, nous n’utilisions les tickets qu’à la toute fin du mois, quand nous
n’avions plus un sou.
Pendant tout son séjour à
Paris, JoAnne a fait montre d’une grande énergie et d’une remarquable
organisation. Mes leçons de musique et de français étaient prises en charge, et
j’avais déjà des bases solides en français grâce à Michel. Sans parler la
langue couramment, je me débrouillais assez bien. J’ai complété ces
connaissances par des cours privés à l’Institut de phonétique. Dès son arrivée,
JoAnne s’est inscrite à l’Alliance française, où, au bout de six mois, elle a
acquis une bonne compréhension de la langue. Il y avait aussi un grand marché
près de chez nous, rue de l’Ouest, et il ne lui a pas fallu longtemps pour être
capable de négocier avec les marchands de fruits et de légumes, de vin et de
fromage — tâche ardue pour tout étranger. Nous ne dînions presque jamais au
restaurant, même si quelques-uns proposaient des prix abordables, autour de
quatre ou cinq francs.
En plus du restaurant
universitaire, la ville de Paris offrait aux étudiants toute une série de
réductions, et le cinéma et le théâtre coûtaient très peu cher. C’était une
excellente stratégie de la part de l’État français. En tant qu’étudiant
étranger à Paris, vous pouviez manger, avoir un logement étudiant et suivre des
cours de français pour une somme très modique. L’idée était d’attirer à Paris
des jeunes du monde entier — d’Europe, d’Afrique, d’Asie, d’Australie et des
Amériques — pour qu’ils apprennent la culture et la langue françaises, tout
comme les points de vue nationaux en matière d’art et de politique. Ils
rentraient ensuite chez eux avec des opinions très françaises sur tous les
sujets. Aujourd’hui encore, on trouve en Afrique, en Asie et sur le continent
américain nombre de ces anciens étudiants formés en France, principalement des
hommes, qui occupent des positions d’influence et d’autorité dans leur pays.
C’est aussi ce qui m’est arrivé. Ma musique a été fortement influencée par la
pédagogie française et je suis certain qu’elle en a bénéficié.
Extrait de Philip Glass,
Paroles sans musique, La Rue musicale, Cité de la musique-Philharmonie de
Paris, 2017, pp. 108-109.
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