lunes, 31 de diciembre de 2018

AU SOMMET ON A LU « SÉROTONINE », LE NOUVEAU HOUELLEBECQ : IL EST BOULEVERSANT


© Serge BENHAMOU/Gamma-Rapho via Getty Images

Et si l'auteur de « Plateforme » n'avait jamais été aussi drôle, trash et humain ?
Ce pourrait être la trame narrative d'une vidéo YouPorn. Sur une route du sud de l'Espagne écrasée par la chaleur, deux jeunes femmes muy caliente demandent à un homme de vérifier l'état des roues de leur voiture. Les corps sont moites. L'homme, plutôt viril et séduisant, s'exécute, sensible aux avances des deux filles. Mais il n'entreprend rien et les laisse filer, interdit, son attitude provoquant immédiatement chez lui un remords lancinant. Ainsi s'ouvre Sérotonine, septième roman de Michel Houellebecq qui sort le 4 janvier en librairies. L'homme en question s'appelle Florent-Claude, et bien évidemment il déteste son prénom. Ingénieur agronome de 46 ans, Florent-Claude vit à Paris et traverse une grave crise existentielle. En cause, un douloureux passé sentimental dont il n'hésite pas à dresser l'inventaire. Il y eut Kate, jeune étudiante danoise qu'il laissa elle aussi partir. Il y eut Claire, une actrice de seconde zone bien névrosée. Il y eut Camille, mais on y reviendra. Et aujourd'hui, il y a Yuzu (comme le citron, oui), une jeune Nippone de 26 ans au comportement erratique et à la sexualité franchement tarée. En quelque sorte, une Japonaise tiraillée entre gang-bang et tradition.

Fromages et désert

« Étais-je, au fond, si malheureux ?, s'interroge Florent-Claude. Si par extraordinaire l'un des humains avec lesquels j'étais en contact (...) m'avait interrogé sur mon humeur, j'aurais plutôt eu tendance à la qualifier de "triste", mais il s'agissait d'une tristesse paisible, stabilisée, non susceptible d'augmentation ni de diminution d'ailleurs, une tristesse en somme que tout aurait pu porter à considérer comme définitive. Je ne tombais cependant pas dans ce piège ; je savais que la vie pouvait encore me réserver de nombreuses surprises, atroces ou exaltantes c'est selon. » En plein déclassement mental, Florent-Claude consulte le docteur Azote (!), qui lui prescrit du Captorix, un médicament censé booster la sérotonine, dite la molécule du bonheur. Ce thème, cher à l'auteur des Particules élémentaires, est au cœur du livre. Mais comme il l'a lui-même révélé il y a une vingtaine d'années, « le bonheur n'existe pas ».

Foncièrement seul et largué, Florent-Claude change de vie, quitte Paris pour rejoindre la Normandie où il prend un poste à la DRAF (Direction régionale de l'agriculture et des forêts). Son histoire avec Yuzu est en sursis, et c'est Camille, toujours Camille, qui ne cesse de l'obséder. En Normandie, il tombe sur Aymeric, vieux copain d'études, digne descendant d'une famille aristocratique et inlassable fumeur de joints. Producteur de lait désargenté, Aymeric devient l'unique confident de Florent-Claude (un personnage flamboyant, symbole d'une amitié possible, fait rarissime dans l'œuvre de Houellebecq). Ensemble, ils tentent de déjouer les effets déplorables des directives européennes sur la baisse du prix du lait. D'autres agriculteurs et producteurs de fromages se joignent à eux. La lutte s'organise et un vent de révolte commence à poindre. Jusqu'à l'embrasement total et tragique du mouvement, sur une autoroute bloquée, face à des CRS en surchauffe... Cela ne vous rappelle rien ?

La poursuite du bonheur (impossible)

Dans les jours à venir, vous n'entendrez que cette antienne : Michel-Houellebecq-le-devin a anticipé la fronde des Gilets Jaunes. Ce n'est pas faux, mais un peu facile. En creusant les thèmes récurrents dans son œuvre (l'abandon des territoires français, l'effacement progressif de la notion d'identité, le démantèlement des industries historiques, thèmes qui traversent aussi bien La Carte et le Territoire que Soumission), Michel Houellebecq prouve que l'acuité de son regard et sa compréhension du monde n'ont jamais été aussi pertinentes.

Mais au-delà de l'aspect sociétal de Sérotonine, c'est par sa vision de l'homme et de l'amour que l'écrivain surprend véritablement. Certes, on imagine aisément l'effroi d'une frange des féministes actuelles face au discours que le narrateur tient parfois sur les femmes. Certes, le passage écœurant, provocateur (et non dénué d'une forme de complaisance étrange dans l'écriture) sur les agissements sexuels d'un ornithologue répugnant ne manquera pas de faire scandale. Pourtant, par un drôle d'effet boomerang, c'est bel et bien l'homme (les hommes) qui s'en prend plein la gueule. Dépressif, lâche, incapable de faire preuve de courage face à l'amour ou au danger, empêché dans ses relations à l'Autre, à la fois contrit et désespéré de sa contrition, le héros de Sérotonine ne parviendra pas réellement à reprendre sa vie en main. Comment, alors, l'issue pourrait-elle être autre que fatale ?

Effet cathartique

Sombre et merveilleux, hilarant et mélancolique, Sérotonine est sans doute le plus beau livre de Michel Houellebecq. Porté par un style qui n'a jamais été aussi moderne, délié, vif et précis, ce roman ne laissera pas, une fois encore, le lecteur indemne. L'histoire d'amour impossible entre Florent-Claude et Camille offre certains des passages les plus déchirants du livre. Et rarement, nous aurons eu l'occasion de lire un Michel Houellebecq aussi sentimental, franc, lucide et compréhensif. Ultime paradoxe, Sérotonine, anti-livre feel good par excellence, fait du bien. Un bien fou, même. Et c'est bien là la clé de voûte de l'œuvre romanesque et poétique de Michel Houellebecq : l'incroyable capacité de l'auteur à apaiser les âmes. Son hyper-sensibilité, sa perception unique des relations humaines et de leurs impasses, sa force cognitive font de lui l'auteur le plus humaniste de son époque. Il détesterait ce qualificatif. Peu importe. Et l'on ne saurait trop conseiller la lecture de l'essai d'Agathe Chevalier-Novak (Houellebecq, l'art de la consolation, chez Stock, certainement ce qui s'est écrit de plus intelligent sur le romancier) pour saisir la véritable portée de l'œuvre houellebecquienne. À travers sa quête perpétuelle du bonheur, de l'amour, de la bonté, Michel Houellebecq n'aura cessé en réalité d'appeler à la fraternité entre les hommes. Un besoin de fraternité qui semble aujourd'hui n'avoir jamais été aussi criant. Et ce n'est certainement pas le premier Gilet Jaune venu qui dira le contraire.

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