© Serge BENHAMOU/Gamma-Rapho via Getty Images
Et si l'auteur de «
Plateforme » n'avait jamais été aussi drôle, trash et humain ?
Ce pourrait être la
trame narrative d'une vidéo YouPorn. Sur une route du sud de l'Espagne écrasée
par la chaleur, deux jeunes femmes muy caliente demandent à un homme de vérifier
l'état des roues de leur voiture. Les corps sont moites. L'homme, plutôt viril
et séduisant, s'exécute, sensible aux avances des deux filles. Mais il
n'entreprend rien et les laisse filer, interdit, son attitude provoquant
immédiatement chez lui un remords lancinant. Ainsi s'ouvre Sérotonine, septième
roman de Michel Houellebecq qui sort le 4 janvier en librairies. L'homme en
question s'appelle Florent-Claude, et bien évidemment il déteste son prénom.
Ingénieur agronome de 46 ans, Florent-Claude vit à Paris et traverse une grave
crise existentielle. En cause, un douloureux passé sentimental dont il n'hésite
pas à dresser l'inventaire. Il y eut Kate, jeune étudiante danoise qu'il laissa
elle aussi partir. Il y eut Claire, une actrice de seconde zone bien névrosée.
Il y eut Camille, mais on y reviendra. Et aujourd'hui, il y a Yuzu (comme le
citron, oui), une jeune Nippone de 26 ans au comportement erratique et à la
sexualité franchement tarée. En quelque sorte, une Japonaise tiraillée entre
gang-bang et tradition.
Fromages et désert
« Étais-je, au fond,
si malheureux ?, s'interroge Florent-Claude. Si par extraordinaire l'un des
humains avec lesquels j'étais en contact (...) m'avait interrogé sur mon
humeur, j'aurais plutôt eu tendance à la qualifier de "triste", mais
il s'agissait d'une tristesse paisible, stabilisée, non susceptible
d'augmentation ni de diminution d'ailleurs, une tristesse en somme que tout
aurait pu porter à considérer comme définitive. Je ne tombais cependant pas
dans ce piège ; je savais que la vie pouvait encore me réserver de nombreuses
surprises, atroces ou exaltantes c'est selon. » En plein déclassement mental,
Florent-Claude consulte le docteur Azote (!), qui lui prescrit du Captorix, un
médicament censé booster la sérotonine, dite la molécule du bonheur. Ce thème,
cher à l'auteur des Particules élémentaires, est au cœur du livre. Mais comme
il l'a lui-même révélé il y a une vingtaine d'années, « le bonheur n'existe pas
».
Foncièrement seul et
largué, Florent-Claude change de vie, quitte Paris pour rejoindre la Normandie
où il prend un poste à la DRAF (Direction régionale de l'agriculture et des
forêts). Son histoire avec Yuzu est en sursis, et c'est Camille, toujours
Camille, qui ne cesse de l'obséder. En Normandie, il tombe sur Aymeric, vieux
copain d'études, digne descendant d'une famille aristocratique et inlassable
fumeur de joints. Producteur de lait désargenté, Aymeric devient l'unique
confident de Florent-Claude (un personnage flamboyant, symbole d'une amitié
possible, fait rarissime dans l'œuvre de Houellebecq). Ensemble, ils tentent de
déjouer les effets déplorables des directives européennes sur la baisse du prix
du lait. D'autres agriculteurs et producteurs de fromages se joignent à eux. La
lutte s'organise et un vent de révolte commence à poindre. Jusqu'à
l'embrasement total et tragique du mouvement, sur une autoroute bloquée, face à
des CRS en surchauffe... Cela ne vous rappelle rien ?
La poursuite du bonheur (impossible)
Dans les jours à
venir, vous n'entendrez que cette antienne : Michel-Houellebecq-le-devin a
anticipé la fronde des Gilets Jaunes. Ce n'est pas faux, mais un peu facile. En
creusant les thèmes récurrents dans son œuvre (l'abandon des territoires
français, l'effacement progressif de la notion d'identité, le démantèlement des
industries historiques, thèmes qui traversent aussi bien La Carte et le
Territoire que Soumission), Michel Houellebecq prouve que l'acuité de son
regard et sa compréhension du monde n'ont jamais été aussi pertinentes.
Mais au-delà de
l'aspect sociétal de Sérotonine, c'est par sa vision de l'homme et de l'amour
que l'écrivain surprend véritablement. Certes, on imagine aisément l'effroi
d'une frange des féministes actuelles face au discours que le narrateur tient
parfois sur les femmes. Certes, le passage écœurant, provocateur (et non dénué
d'une forme de complaisance étrange dans l'écriture) sur les agissements
sexuels d'un ornithologue répugnant ne manquera pas de faire scandale.
Pourtant, par un drôle d'effet boomerang, c'est bel et bien l'homme (les
hommes) qui s'en prend plein la gueule. Dépressif, lâche, incapable de faire
preuve de courage face à l'amour ou au danger, empêché dans ses relations à
l'Autre, à la fois contrit et désespéré de sa contrition, le héros de
Sérotonine ne parviendra pas réellement à reprendre sa vie en main. Comment,
alors, l'issue pourrait-elle être autre que fatale ?
Effet cathartique
Sombre et
merveilleux, hilarant et mélancolique, Sérotonine est sans doute le plus beau
livre de Michel Houellebecq. Porté par un style qui n'a jamais été aussi
moderne, délié, vif et précis, ce roman ne laissera pas, une fois encore, le
lecteur indemne. L'histoire d'amour impossible entre Florent-Claude et Camille
offre certains des passages les plus déchirants du livre. Et rarement, nous
aurons eu l'occasion de lire un Michel Houellebecq aussi sentimental, franc,
lucide et compréhensif. Ultime paradoxe, Sérotonine, anti-livre feel good par
excellence, fait du bien. Un bien fou, même. Et c'est bien là la clé de voûte
de l'œuvre romanesque et poétique de Michel Houellebecq : l'incroyable capacité
de l'auteur à apaiser les âmes. Son hyper-sensibilité, sa perception unique des
relations humaines et de leurs impasses, sa force cognitive font de lui
l'auteur le plus humaniste de son époque. Il détesterait ce qualificatif. Peu
importe. Et l'on ne saurait trop conseiller la lecture de l'essai d'Agathe
Chevalier-Novak (Houellebecq, l'art de la consolation, chez Stock, certainement
ce qui s'est écrit de plus intelligent sur le romancier) pour saisir la
véritable portée de l'œuvre houellebecquienne. À travers sa quête perpétuelle
du bonheur, de l'amour, de la bonté, Michel Houellebecq n'aura cessé en réalité
d'appeler à la fraternité entre les hommes. Un besoin de fraternité qui semble
aujourd'hui n'avoir jamais été aussi criant. Et ce n'est certainement pas le
premier Gilet Jaune venu qui dira le contraire.
https://www.vanityfair.fr/culture/voir-lire/story/on-a-lu-serotonine-le-prochain-michel-houellebecq-il-est-bouleversant/5080
No hay comentarios:
Publicar un comentario